Des projets participatifs pour dessiner des villes plus inclusives
par Charlène Salomé
31 mai 2022

La ville agit comme un révélateur des inégalités de genre. Géographes et sociologues de la ville ne cessent de dresser ce constat : les villes ont été faites par des hommes pour des hommes. Dès lors, comment repenser nos métropoles pour en faire des espaces inclusifs adaptés à tous ? A quoi ressemble un espace urbain plus égalitaire ? Depuis quelques dizaines d’années, de plus en plus de collectivités mettent à l’agenda de leur politique des initiatives urbaines locales chargées de rendre l’espace plus juste et plus mixte. Des initiatives citoyennes émergent aussi afin de rendre nos villes un peu meilleures.

Les hommes squattent l’espace public. Il suffit d’observer nos villes pour s’en rendre compte. Au pouvoir des communes françaises ? Des hommes en grande majorité. Les noms que portent nos rues ? La plupart du temps, ceux d’hommes. Sur les terrains de sport publics : encore et toujours, majoritairement, des hommes. Des études chiffrées viennent étayer ces propos. Seules 15% des maires en Europe sont des femmes selon le dernier rapport du Conseil des Communes et Régions d’Europe (CCRE). En France, ce chiffre atteint 19,8%. Les noms des rues restent à 94% des hommages rendus à… des grands hommes. Usages différenciés de l’espace urbain, harcèlement de rue, rues portant majoritairement des noms de grands hommes, des maires au masculin… Ce problème de représentation des femmes sur la scène publique pose également celui de leur prise en compte par l’espace urbain.

 

Le sexisme des villes en question

La ville, on la traverse, on l’habite et on la vit différemment selon notre genre. En effet, selon qu’on est un homme ou une femme, on n’occupe pas l’espace urbain de la même façon et notre rapport aux transports, aux loisirs ou encore aux services publics n’est pas le même. Une situation liée à la nature même des équipements urbains, souvent pensés au masculin mais aussi à des usages différenciés de l’espace public.

Il existe des inégalités dans la manière de se répartir et d’occuper l’espace public, et ce dès l’école primaire. Pour la géographe du genre Edith Maruéjouls, dans la cour de récréation déjà, les petites filles mettent en place des « stratégies d’évitement », des espaces dans lesquels elles se sentent rejetées ou illégitimes.

Des stratégies qui perdurent à l’âge adulte lorsque les femmes se déplacent dans l’espace urbain. « La mobilité est utilitaire chez les femmes, elles ne sont pas destinées à être immobiles dans l’espace public », observe-t-elle. Cette tendance explique les faibles taux d’occupation des espaces de loisirs urbains par les femmes. Selon la chercheuse, les trois quarts des activités de loisir qui existent dans nos villes sont à destination des garçons. « Et des lieux comme les skate-parks ou les city stades sont fréquentés à 90% par des garçons », note la géographe. « Aujourd’hui, la non-mixité dans l’espace urbain est la norme. » Une non-mixité qui se matérialise dès l’école primaire, et se renforce au collège. Avant l’adolescence, filles et garçons optent pour des loisirs stéréotypés (danse ou foot). Et même lorsqu’ils pratiquent des sports plus neutres, ils ne se mélangent pas et sont même souvent séparés par genre.

La ville mais aussi l’école sont des espaces où se nouent inégalités et violences, et ce au détriment des filles et des femmes. « Dans tous les domaines, les femmes sont sur-représentées comme victimes de violences et les hommes comme agresseurs. C’est une statistique qui est stable », rappelle Edith Maruéjouls. Selon une étude Ipsos, réalisée en 2019, 81% des femmes en France ont déjà été victimes de harcèlement sexuel dans des lieux publics. Là encore, elles adoptent des stratégies de contournement afin d’éviter des zones qu’elles jugent peu sûres en ville.

Les femmes sont également sur-représentées dans les métiers du soin. A titre d’exemple, 91% des aides-soignante·s sont des femmes selon Oxfam France, et elles ont majoritairement  la charge du foyer et de l’éducation des enfants. Ainsi, plus souvent encombrées de courses, poussette ou encore fauteuil roulant, elles se heurtent de plein fouet aux problèmes d’accessibilité en milieu urbain : trottoirs trop hauts et/ou trop étroits, escaliers de métro ou encore écarts entre trottoirs et transports en commun. Pour Apolline Vranken, architecte belge et fondatrice de l’édition belge des Journées du Matrimoine et de la plateforme L’architecture qui dégenre, « la question de l’inclusion des personnes à mobilité réduite est une question éminemment féministe ». Selon l’architecte, « les problèmes de gentrification, de ségrégation sociale, la décolonisation de l’espace public mais aussi sa féminisation doivent inviter à penser l’espace de façon plus inclusive ».

 

L’importance du diagnostic participatif

Alors, comment penser un espace inclusif adapté à tous ? « Partager n’est pas avoir chacun un gâteau mais bien le même gâteau et en faire des parts. Faire des parts implique de négocier et de renoncer, affirme Edith Maruéjouls. Pour cela, il faut engager un mouvement collectif d’appropriation de l’espace public. » Un constat partagé par Laura Chaumont, formatrice au sein de l’ASBL Garance, une association belge de prévention des violences basées sur le genre : « Il faut arrêter de construire des espaces sans consulter les personnes qui les habitent. Construire un espace plus inclusif passe nécessairement par la compréhension des diverses réalités de vie au sein de cet espace, pas que des hommes et des femmes blanches et valides. »

Rendre les villes plus accessibles aux femmes, c’est tout le travail de l’association WomenAbility, qui mène depuis 2016 des marches exploratoires à travers le monde, avec des activistes, élus et associations féministes locales. « Le diagnostic participatif est au centre de notre démarche pour comprendre quels sont les besoins et attentes des femmes dans leur environnement », explique Lauranne Callet-Ravat, consultante en genre, migrations et urbanisme inclusif au sein de l’association. Après avoir visité une vingtaine de villes, de plus de 100 000 habitants, dans le monde à la recherche de bonnes pratiques, l’association accompagne désormais des projets de marches exploratoires dans des villes de taille plus modeste en France. A Rezé et Clichy-sous-Bois, l’organisation a récemment accompagné ces municipalités afin de dresser un diagnostic pour comprendre les usages de ces espaces urbains par les habitantes et de proposer des recommandations d’aménagements urbains.

A Namur, en Belgique, une expérience de recherche associative et participative s’est conclue par l’intégration de ses recommandations dans le cahier des charges des travaux d’un nouveau projet immobilier de grande envergure. A la demande de la ville de Namur, qui souhaitait intégrer la dimension de genre dans ses projets d’aménagements urbains, l’ASBL Garance mène des marches exploratoires dans trois quartiers de la ville avec des habitantes.

Après un an et demi, l’association rédige ses recommandations, que la ville décide d’intégrer au cahier des charges pour la construction du nouveau quartier des Casernes. « Après un appel d’offres, le Collège communal a choisi le projet Cœur de Ville qui est, de notre point de vue, le projet qui a le mieux tenu compte de la dimension de genre, » explique Laura Chaumont, qui a participé à la rédaction du cahier de recommandations pour le compte de l’ASBL. « Le projet a été pensé pour éviter les lieux d’angoisse et augmenter la visibilité et la transparence de certains espaces », poursuit-elle. L’attention a donc été portée à l’éclairage, le mobilier urbain, la présence de toilettes publiques et d’un point d’eau et l’accessibilité aux espaces verts. Les architectes et urbanistes ont également travaillé à éviter les rez-de-chaussée aveugles ou les halls d’entrée et sorties de parking sans connexion visuelle avec l’espace public.

 

Vers une urbanité inclusive

« Le droit à la ville n’est pas respecté » pour Edith Maruéjouls. Cependant, certaines municipalités s’en sortent mieux que d’autres et ont intégré une perspective de genre dans leurs budgets et politiques publiques. C’est le cas d’Umea en Suède, de Vienne en Autriche, de Paris, Bordeaux, Rennes, de Barcelone en Espagne ou encore de Bruxelles. Pour rendre la ville plus inclusive, ces villes se sont penchés sur des moyens de créer des espaces plus sûrs, plus confortables et plus accessibles, en développant, en plus du diagnostic participatif, souvent mené par des associations, des services de transport en commun (avec arrêts à la demande), des systèmes d’éclairage écoresponsables sensibles au genre, des campagnes de sensibilisation au manspreading ou encore contre le harcèlement sexuel dans les transports et des aménagements urbains inclusifs.

On y privilégie ainsi les toilettes non genrées aux urinoirs, on développe des applications contre le harcèlement de rue comme à Lausanne en Suisse et bientôt à Liège, en Belgique. Surtout on envisage la ville comme un espace agréable, appropriable par tous, avec davantage de bancs pensés pour les femmes âgées et handicapées – avec une réflexion sur leur forme et leur disposition – des zones de nature propices à la flânerie, une meilleure représentation des femmes sur les panneaux de signalisation ou encore la création d’espaces semi-publics. Pour Apolline Vranken, « créer des espaces de négociation entre différents loisirs et créer aussi des lieux hybrides, semi-publics, où les citoyens peuvent faire du sport ou se poser pour travailler » sont autant de pistes pour imaginer une urbanité plus égalitaire.

 


A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.

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