L’escalade qui reconstruit. Soi-même, les autres, le tissu social. C’est l’idée toute simple, mais terriblement efficace d’Amassa Climb, association toulousaine née en 2020. Rencontre avec Romain Dinis, coordinateur et moniteur d’escalade. Au pied des voies, évidemment.
En deux mots, c’est quoi, « Amassa Climb » ?
Romain Dinis — L’association a deux vocations : rendre la pratique de l’escalade accessible au plus grand nombre, et accompagner des personnes en difficulté dans leur voie de reconstruction. « Amassa », en Occitan, ça veut dire « ensemble ». Pour l’anecdote, ça se prononce « amasso », ce sont deux petites grands-mères du coin qui nous l’ont dit (rires). Et « Climb », c’est escalader en anglais. L’escalade et être ensemble, ce sont les deux choses qui nous animent au quotidien.
Comment définissez-vous « une personne en difficulté » ?
R.D. — Ce sont des personnes fragilisées, de tout horizon. On ne fait aucune distinction. On donne des cours à des personnes en situation de handicap, à des personnes victimes de violences. Cet après-midi, on donne cours à des personnes en situation d’exil. Peu importe la difficulté que les personnes éprouvent dans leur vie, nous, on est là pour les aider, les accompagner, grâce à la pratique de l’escalade.
Vous travaillez uniquement avec des adultes ?
R.D. — Non, on peut aussi encadrer des jeunes et des enfants. En ce moment par exemple, on travaille avec des enfants pris en charge par l’aide sociale. Ce sont des enfants qui, de par leur parcours familial, ont des difficultés à créer un lien de confiance avec des adultes, nous inclus. En faisant de l’escalade sur corde, on va permettre de restaurer ce lien de confiance, en tout cas on espère. Ils s’en remettent littéralement à nous pour gérer leur vie : c’est nous qui tenons la corde qui les maintient en sécurité. On va donc les amener petit à petit à avoir un autre rapport à l’adulte.
La plupart de vos bénéficiaires n’ont jamais fait d’escalade. Ce n’est pas trop difficile, comme discipline ?
R.D. — On peut voir l’escalade de différentes façons. Il y a l’escalade sportive, celle où on va suivre des prises d’une certaine couleur, qui correspondent à une certaine difficulté, et où l’objectif va être d’arriver jusqu’en haut du mur. Nous, on propose plutôt une escalade ludique. L’objectif ça va être de mettre son corps en mouvement, de ressentir ce qui se passe en nous. Ça va être de gérer la sensation de hauteur. Développer des compétences techniques sera complètement secondaire finalement. Notre priorité, c’est de pouvoir apporter à la personne ce dont elle a besoin. Et généralement, ce dont elle a besoin, ce n’est pas de faire un niveau difficile en escalade.
Cet après-midi, vous accueillez des personnes en situation d’exil. Pouvez-vous m’en dire plus sur cette action ?
R.D. — C’est un projet qu’on a appelé « Grimpe Sans Frontière ». Chaque année, pendant au moins trois mois, on donne des cours réguliers, une fois par semaine, à des personnes en situation d’exil. L’exil, ça regroupe beaucoup de réalités différentes : demandeurs d’asile, réfugiés, migrants climatiques… Mais ce qu’elles ont toutes en commun, c’est qu’elles ont eu un parcours migratoire avant d’arriver en France. Elles sont loin de chez elles, et aujourd’hui, elles essaient de s’intégrer dans la société française. Au départ, on leur donne des cours en salle, et la cerise sur le gâteau, c’est ensuite de les amener grimper à la montagne, directement sur les falaises.
En quoi « grimper sur un mur » peut être bénéfique à ces personnes ?
R.D. — La particularité des personnes exilées, c’est que lorsqu’elles arrivent en France, elles n’ont souvent pas de statut légal au départ. Elles se retrouvent dans une situation d’attente, une attente perpétuelle. Cette attente est très difficile à vivre. Grâce à la pratique de l’escalade, ces personnes vont pouvoir sortir, rencontrer du monde et se sentir bien. Je pense que, pour leur intégrité physique et psychique, c’est primordial. On leur permet aussi de pratiquer la langue française, ce qui est un bon vecteur d’intégration.
Ce n’est pas compliqué, justement, cette barrière de la langue pour pratiquer l’escalade ?
R.D. — Ce qui est intéressant dans la pratique sportive, c’est que c’est un langage commun, un langage universel. Avec l’escalade c’est flagrant. On accueille des personnes qui ne parlent parfois pas un mot de français, pas un mot d’anglais, et pourtant, au bout d’une séance, ils ou elles parviennent à grimper. Après, il y a des subtilités, évidemment, qui vont prendre plus de temps à transmettre. Et encore ! On observe une vraie solidarité entre les bénéficiaires : ceux qui comprennent un peu le français vont traduire aux autres dans leur langue natale. Et tout ça, ça va créer encore plus de lien dans le groupe, encore plus d’intimité. Parce qu’on va passer par des éclats de rire, des sourires, des gestes. Des fois, on ne se comprend pas vraiment, mais on comprend le plus important.
C’est-à-dire ? Qu’est-ce que vous percevez alors ?
R.D. — Les sourires ! Ils viennent très rapidement, c’est frappant. On sent une envie, une volonté de pratiquer. Et une gratitude. C’est la différence avec notre métier de moniteur « classique » : tous les groupes qu’on encadre au sein d’Amassa sont heureux d’être là, puisqu’ils l’ont choisi. Ils ne sont pas là sous la contrainte, ils ont envie de participer.
Comment réagissent les personnes, la première fois qu’elles se retrouvent face à un mur d’escalade ?
R.D. — Les premières réactions peuvent être assez variées. Certaines personnes vont se dire « moi, je n’y arriverai jamais », « je suis trop lourd »,« j’ai trop peur de la hauteur ». D’autres vont plutôt se dire « vite, il me tarde d’être sur le mur », et on va avoir du mal à les canaliser ! Ça aussi, c’est notre travail, de pouvoir accueillir chacune de ces réactions et les accompagner.
J’ai l’impression que votre approche est très flexible, très personnalisée, finalement ?
R.D. — C’est exact. Et chaque moniteur et monitrice a sa pédagogie. Moi, par exemple, ce que j’aime, c’est plutôt de dire aux personnes : allez-y, grimpez. Ne réfléchissez à rien et voyez ce que ça fait. Je suis dans une volonté de sentir le mouvement. Et après, je peux proposer des ajustements, comme garder les bras tendus, poser les pieds de telle ou telle façon. Et la personne jugera si cela lui correspond, ou non. Parce que d’après moi, et je pense que tous les moniteurs et monitrices d’Amassa seront d’accord, il faut adapter sa pratique de l’escalade non seulement à ses capacités sportives, mais aussi psychiques. Il y a des personnes qui vont avoir plus de facilités à se jeter d’une prise à l’autre sans trop se poser de questions ; puis il y a des personnes qui vont préférer grimper plus lentement, en étant assurées des mouvements qu’elles vont faire. Nous, on va les aider à développer la pratique qui leur ressemble, dans laquelle elles se sentent le mieux. On essaie de leur apporter ce dont elles ont réellement besoin, ce qu’elles veulent vivre ici, aujourd’hui, avec nous. Et on s’adapte à elles.
Qui sont les moniteurs et monitrices d’Amassa, d’ailleurs ?
R.D. — À l’origine, les moniteurs et monitrices impliqués dans l’association étaient des proches. On leur a parlé de cette idée un peu folle, et ils ont voulu nous suivre dans cette folie. Aujourd’hui, il y a des moniteurs et monitrices sensibles à notre approche qui nous contactent directement pour nous rejoindre. En tout cas, l’association existe et vit grâce à l’implication de tous ses bénévoles, qui donnent de leur temps libre. Elle vit aussi grâce aux salles d’escalade privées de Toulouse : elles nous ouvrent leurs portes gratuitement, elles nous prêtent leur matériel. Sans ces salles privées, on ne pourrait pas mener nos actions comme on le fait actuellement.
Et comment trouvez-vous des participants ? J’imagine que vous n’allez pas alpaguer les gens dans la rue ?
R.D. — Ça nous est arrivé (rires) ! On est déjà allé dans les quartiers toquer aux portes. On a aussi croisé des jeunes qui faisaient du parkour dans la rue, on leur a proposé de venir tester l’escalade. Mais on passe surtout par des structures du médico-social. Nous, on a des compétences sportives et une grosse volonté de créer du lien ; mais ce sont elles qui détiennent les connaissances de leur public, et les compétences propres au milieu du social. Elles travaillent au quotidien avec les bénéficiaires et peuvent donc nous aiguiller précisément sur leurs besoins spécifiques. Et nous, à ce moment-là, on peut adapter nos cours d’escalade au plus proche de leurs besoins. De façon générale, on est assez peu au courant de leur passé, de leur histoire.
Parce qu’elles ne souhaitent pas en parler ?
R.D. — Parce qu’on ne demande pas. On accueille les personnes pour ce qu’elles sont, là, aujourd’hui, en tant qu’être humain et dans leur entièreté. Au-delà de leur définition sociale et de leurs problématiques. Prenons des enfants, qui viennent d’institutions où ils sont vus comme orphelins, à problèmes, ou ci, ou ça. Ici, ils sont des enfants tout court. On va s’amuser avec eux et elles, on va passer un beau moment ensemble. Et rien que ça, c’est vraiment réparateur.
Pourquoi ?
R.D. — Je pense que c’est important de ne pas être réduit à une condition. De ne pas se sentir enfermé dans une image stéréotypée, stigmatisante. C’est ce qui se passe fréquemment pour les minorités, qui sont réduites à certaines caractéristiques sociales, culturelles ou religieuses. Or se sentir pleinement humain, c’est se sentir capable de tout. C’est pouvoir rêver, pouvoir imaginer plein de scénarios différents pour sa vie, et ne pas se sentir bridé par une condition qui n’est parfois même pas de notre fait.
Pourquoi l’escalade est particulièrement adaptée à « se sentir pleinement humain », justement ? Quelles valeurs promeut-elle ?
R.D. — Quand quelqu’un est en train de faire une voie, tout le monde l’encourage. Quand il y a une difficulté, on échange des conseils, on trouve des solutions. Et quand elle réussit, on la félicite. Je viens des sports collectifs, où l’objectif est d’affronter une autre équipe. La pratique de l’escalade, elle, est par essence non compétitive. On est seul face à soi-même. On doit progresser à sa façon, affronter ses propres frustrations. Et l’esprit de groupe, la camaraderie, va nous permettre de dépasser ces difficultés. Ce sont donc des valeurs de collaboration, de solidarité, d’entraide. Des valeurs dont on a clairement besoin pour affronter les enjeux d’avenir.
Et pourquoi est-ce important pour vous de grimper en falaise ? Qu’est-ce que ça apporte de plus, par rapport à l’escalade en salle ?
R.D. — Notre idée, c’est de proposer un parcours, un accompagnement complet. On agit donc d’abord sur les lieux de vie, grâce à notre mur d’escalade mobile. Là, la personne maîtrise son environnement. Ensuite, on amène les personnes intéressées dans les salles d’escalade, où elles connaissent un petit peu moins, où elles rencontrent des personnes qu’elles n’ont pas l’habitude de croiser. Et on finit à la montagne. Ce milieu, il est beaucoup plus ouvert, on ressent beaucoup plus les éléments. On se sent beaucoup plus petit, aussi. On se sent redevenir un vivant parmi d’autres vivants. Là, le sentiment d’accomplissement quand on arrive en haut d’une voie, il a une saveur différente de celui en salle. C’est un sentiment de pleine puissance et de capacité qui est incroyable. La première fois où on a amené des personnes exilées grimper à la montagne, c’est là où je me suis senti le plus fier de nos actions.
Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
R.D. — Les personnes voulaient absolument prendre des photos, elles filmaient tout. Elles n’avaient jamais vu des paysages comme ça. Les moniteurs m’ont raconté qu’ils étaient obligés de s’arrêter sur le bord de la route. Il y en a certaines qui ont pleuré de joie quand elles sont arrivées en haut de la voie. Elles appelaient leur famille en facetime pour partager ce moment incroyable qu’elles étaient en train de vivre. C’est des moments très touchants. Juste pour ces moments-là, ça vaut tous les efforts du monde.