« Trop s’investir dans les liens amicaux, ce serait rester un.e éternel.le ado, un.e adulte “manqué” aux habitudes de vie trop immatures pour être prises au sérieux » constate Alice Raybaud, journaliste au Monde et autrice du livre « Nos puissantes amitiés ». Pourtant, la place donnée à l’amitié n’a rien à voir avec celle de nos grands-parents ou même de nos parents. De plus en plus de jeunes repensent celle-ci pour lui redonner ses lettres de noblesses. État des lieux de l’amitié d’aujourd’hui ; la nouvelle place qu’elle semble prendre avec ses joies et ses difficultés.
« Les amitiés c’est la famille qu’on choisit », dit le proverbe. « Tes potes seront toujours là, c’est un peu ta deuxième famille ». C’est sur ces paroles que va commencer une longue discussion sur l’amitié d’aujourd’hui avec Maxime, 28 ans, Élodie, 31 ans et Victor 27 ans. Mais qu’est-ce que l’amitié ? Vaste question aux multiples réponses car l’amitié a une valeur différente d’une personne à l’autre mais aussi d’une époque à une autre.
Dans son livre, Alice Raybaud explique que l’amitié est un « objet difficile à saisir ». « On serait en effet bien en peine d’en donner une définition simple tant le terme recouvre une réalité à la fois vaste et mouvante. Qu’on soit en groupe, à deux, entre femmes, entre hommes, dans des liens mixtes, entre personnes queers ou autre population minorisées, ce ne sont pas les mêmes choses qui se jouent dans nos relations amicales ». Elle ajoute : « Il y a les ami.e.s auxquell.e.s on parle tous les jours, ceux qu’on voit rarement mais qui restent des piliers essentiels, celles qui nous connaissent depuis l’enfance, ceux que l’on retrouve de temps en temps, autour d’un verre ou d’un film, et qui n’en sont pas moins importants »… Victor distingue ses « potes » de ses « amis » par le fait qu’avec ses amis, il peut parler de choses intimes, de ses émotions, de sa relation de couple ou bien de sujets sensibles pour lui. Si la notion de confidence et de confiance est là, alors il considère une personne comme un ou une ami(e).
Maxime, lui, évoque tout de suite une définition de l’amitié qui lui paraît à mille lieues de celle de ses parents ou ses grands-parents : « Moi j’aime bien faire des sorties avec mes potes mais j’ai aussi besoin d’être dans ma bulle très régulièrement. Pour moi, le mot « liberté » a une très grande valeur. Je dirais cela à mes grands-parents, ils ouvriraient grand les yeux ! Notre conception de l’amitié (et de l’amour en général) a bien changé en quelques générations ! ». Pour lui, l’amitié c’est simple : quand on a envie d’être tranquille, on peut l’être et quand on a envie de se socialiser c’est possible aussi ! Cette liberté n’enlève pas pour autant de l’importance et de la profondeur à ce lien si particulier. « L’amitié c’est une connexion qui est hyper profonde et hyper précieuse », affirme Élodie. Les amis sont avant tout des personnes qui te connaissent bien et t’acceptent tel que tu es. Un ami est quelqu’un avec qui tu peux partager de sujets profonds et intimes mais qui savent aussi respecter tes limites. Victor atteste : « En couple, il y a plein de mécanismes de domination, mais en amitié aussi on peut se faire marcher dessus » et Maxime d’ajouter : « j’aime bien avoir un rythme chill. Mes amis s’adaptent à mon rythme ». C’est aussi ce qu’exprime Élodie : « L’amitié c’est un espace où l’on peut être comme on est. Il faut bien évidemment que les personnes soient en retour bienveillantes et à l’écoute. L’amitié c’est aussi prendre soin de l’autre. ». Victor comme Maxime disent avoir des « potes » mais que les vrais amis se comptent – du fait de cette définition – sur les doigts d’une main.
Les valeurs et opinions politiques de ses amis peuvent aussi être importantes. C’est le cas notamment pour Maxime. Même s’il veut rester tolérant, il ne se verrait pas, par exemple, entretenir une amitié avec quelqu’un qui voterait à l’opposé de ses opinions politiques. Comme, pour lui, l’échange est très important, cette éventualité pourrait faire l’objet de points conflictuels. Il raconte : « J’ai un ami qui s’est mis à travailler dans les produits phytosanitaires et ça, vraiment, je ne peux pas. Ça vient bloquer notre relation ». Élodie insiste, elle, sur l’importance d’avoir des valeurs communes telles que le respect, le savoir-vivre, l’écoute, la bienveillance ou encore l’empathie. Elle pointe néanmoins parfois une différence entre les valeurs qu’une personne revendique et leur incarnation au quotidien.: « Un environnement hétéroclite permet de se nourrir, de s’élever. On doit pouvoir se dire les choses ». Un dialogue qui n’est pas toujours une évidence pour diverses raisons, comme l’a vécu Maxime : « j’ai été harcelé au collège et je me suis renfermé dans ma bulle. Ça peut être difficile d’en sortir si on n’est pas aidé et si on ne rencontre pas les bonnes personnes ».
L’amitié à l’heure des réseaux sociaux
Le harcèlement scolaire, dont on ne cesse de parler, vient, en effet, entraver les belles amitiés et l’insouciance de l’enfance. Accentué par le cyberharcèlement qui suit le jeune jusque chez lui, dans son espace personnel et son intimité, cela peut fortement atteindre sa santé mentale et le développement de son identité jusqu’à l’âge adulte. Maxime témoigne : « J’ai eu des problèmes de santé enfant et mes parents m’ont beaucoup soutenu. J’étais bien dans ma bulle familiale et pourtant quand je voyais sur les réseaux sociaux les autres de mon âge en soirée, à la plage, je me disais que je n’étais pas normal. Mais les réseaux sociaux ont pris encore plus de place aujourd’hui. Ma cousine, qui est au lycée, doit toujours mettre des stories pour montrer qu’elle fait des sorties, qu’elle part en vacances… c’est infernal ». La pression sociale et la normalité amicale est très présente et encore plus accentuée sur les réseaux sociaux. Les réseaux sociaux, c’est aussi l’instantanéité, l’information très brève comme l’indique Élodie. Cela peut être frustrant car l’envie de voir la personne, de lui parler peut se manifester en commençant des vocaux, par exemple, car rien ne remplace le réel, l’humain. « Cela peut être difficile de voir qu’une personne est sur son téléphone, publie sur les réseaux sociaux alors qu’elle n’a pas répondu à ton dernier message… Il faut réussir à ne pas prendre les choses personnellement mais les réseaux sociaux peuvent vite devenir malsains et anxiogènes ».
Pour autant, Élodie constate que les réseaux sociaux sont aussi utilisés par des jeunes militants et qu’ils peuvent être utiles pour l’échange d’informations conséquentes et plus profondes. Victor est d’ailleurs militant pour Les Soulèvements de la Terre et déclare être beaucoup sur Instagram pour du contenu militant : « C’est une sacrée source d’informations, de partage, de relai pour les vidéos, stories et articles. Je suis abonné à Médiapart et Le Monde. Je vois les débuts d’articles sur Instagram et je vais ensuite sur mes applications de médias pour lire les articles en entier. Il y a beaucoup de contenu de gauche mais aussi d’extrême droite. Les réseaux sociaux sont très utilisés pour le contenu militant mais par contre cela favorise beaucoup l’entre-soi. Je suis abonné aux comptes de femmes féministes et d’activistes. Je regarde beaucoup leurs stories pour être informé ».
Les réseaux sociaux sont aussi un outil facilitateur pour échanger des photos, garder le lien avec des personnes qui ne sont pas proches géographiquement. Les nouvelles formes de communication peuvent également avoir des bienfaits comme permettre grâce aux applications de rencontres amicales ou amoureuses de découvrir des personnes qu’on ne connaîtrait pas forcément de façon « naturelle ». Maxime explique : « On évolue aussi grâce aux réseaux sociaux mais pas forcément à cause. La priorité des jeunes, c’est le bien-être aujourd’hui et cela passe par l’amitié. En ce sens, les sites permettant de nouvelles rencontres amicales ou amoureuses peuvent être source de nouveau lien et donc être positif ». Sur les réseaux, il est possible de faire des rencontres amicales comme amoureuses. Il faut ensuite donner sa juste place à chacun, ce qui n’a rien d’une évidence dans les schémas de vie classiques.
Amitié et couple
Alice Raybaud remarque dans son livre : « Nous apprenons depuis petits, et surtout petites, que notre salut viendra de l’amour romantique et de ses débouchés supposés naturels – le couple hétérosexuel et une descendance. Nous grandissons avec l’idée que cette fervente passion amoureuse représente l’apogée des relations humaines, une quête dans laquelle il vaut mieux ne pas se louper. Des lors, pourquoi perdre trop de temps et d’énergie à nourrir d’autres formes d’amour ? » Pourtant, Maxime, Victor comme Élodie sont partisans d’une vie de couple laissant la place aux amitiés. « La conception du couple va influer sur la conception de l’amitié. Pour moi, c’est important d’avoir mon cercle amoureux et mon cercle amical », affirme Maxime.Néanmoins, ils s’accordent à dire que les amis de l’un vont devenir les amis de l’autre et inversement. Pour Elodie, c’est important d’avoir des amis communs mais aussi d’avoir « son univers, son jardin à soi » tout en constatant que dans les faits, préserver couple et amitiés n’est pas toujours facile: « On a tendance à mettre la relation de couple au-dessus car on a beaucoup d’attentes. Il faut réussir à trouver un bon équilibre et puis cela dépend des périodes de vie ».
Alice Raybaud raconte dans son livre que certaines personnes « ne se voient pas mettre une relation amoureuse au centre de leur existence ». Comment faire des projets d’avenir avec quelqu’un rencontré il y a quelques mois tandis que certaines amitiés durent depuis plus de vingt ans ? Dans cette logique, certaines personnes vont jusqu’à se marier amicalement ou développent des projets de coparentalité amicales. Ce type de projet montre à quel point l’amitié peut être forte et structurante dans une vie. Victor qui a vécu une rupture amicale considère qu’elles ne sont « pas assez prises au sérieux ». Pourtant l’amitié est une force qui, sur bien des points, rejoint l’idée de sororité dont on parle beaucoup chez les femmes depuis quelques années.
De l’amitié à la sororité
La sororité est« un concept féministe, qui désigne la solidarité entre les femmes, inspiré par celui de la fraternité. » Élodie voit un lien important entre l’amitié et la solidarité féminine. Pour elle, c’est un concept lié au bien-être en offrant un cadre bienveillant et sécurisant pour les femmes sensibilisées à l’écologie, la simplicité, le rapport au corps, le yoga, la respiration… « C’est se connecter sur l’intime avec des personnes que tu ne connais pas. La sororité comme l’amitié, c’est une force ». Ce n’est pas quelque chose d’inné mais bien une construction ou plutôt une déconstruction sociale, une sensibilisation à la question des femmes et de la solidarité entre elles. L’idée de la solidarité est de laisser les rivalités, les comparaisons et les points de discordes dans lesquelles les femmes ont été conditionnées depuis toujours. En cela, elle peut se différencier de l’amitié féminine telle qu’elle est pensée et représentée classiquement. La sororité se développe dans les cercles de paroles ou les retraites. D’ailleurs, des retraites masculines se développent également. Elles sont différentes de celles des femmes, comme l’explique Élodie. Dans ces retraites les hommes vont, par exemple, se plonger dans des bains de glace et attiser leur vulnérabilité. « Les amitiés entre hommes sont beaucoup moins profondes que les amitiés entre femmes », constate Élodie. « Pourtant, ils auraient tout à gagner à être moins en surface mais on les a éduqués à ne pas se confier. Il y a tout un ensemble d’hommes qui, par ce manque de parole, sont en dépression ». Ces retraites entre femmes ou entre hommes au service des solidarités et donc de l’amitié restent malheureusement très élitistes, une facette du bien-être qu’Élodie regrette, et qui mériterait aujourd’hui d’être repensée vers une vision du bien-être plus accessible.