Pour mon dernier article publié dans ILA, j’ai voulu déclarer ma flamme au lieu que j’habite, la ville. Et même si tout contrindique de s’engager dans cette relation nocive, j’y trouve mon plaisir. Serais-je donc maso ?
L’idée de cet article est venue à la faveur d’un post LinkedIn. Un influenceur donne à voir son trajet maison-boulot filmé en drone. À l’image, le soleil se lève sur de resplendissantes montagnes enneigées. Et l’auteur de conclure son post par le traditionnel « Et vous, ça se passe comment votre trajet ? ». Perso, mon trajet maison-boulot, ça se passe en vélo, et en ville. Et pas toujours bien parce que je m’énerve beaucoup : contre les voitures, contre les vélos, contre les piétons. Le tableau est donc le suivant : un homme heureux dans la nature versus une femme énervée en ville. Et pourtant je persiste à vivre dans cette ville car c’est un profond désir.
Il faut bien le reconnaître, cette ville (Paris) a bien peu de défenseurs et pour cause : qu’a-t-elle à nous offrir finalement ? Elle est polluée et loin d’être « verte » malgré toute ce que la communication institutionnelle veut nous faire avaler ; elle nous fait nous sentir seul.e.s (93% des Français pensent qu’on peut facilement se sentir seul en ville) ; elle nous rend fou.lle.s (deux fois plus de risques d’être schizophrène en ville qu’à la campagne), déprimé.e.s (20% de risque en plus de tomber en dépression) et anxieux.ses (21% de risque en plus de développer des troubles de l’anxiété) ; on y dort aussi moins bien à cause de la pollution sonore et de la pollution lumineuse ; et ne parlons pas de la pollution atmosphérique qui rend nos enfants asthmatiques… Ah, et aussi, la ville est plus chère (Le logement est 24,7% plus cher pour les Franciliens que pour les provinciaux).
D’ailleurs moi aussi j’ai pensé quitter cette ville, particulièrement après le COVID quand tout le monde voulait son bout de jardin. Argument imparable à ce désir soudain de nature : l’écologie. Bien sûr, la nature plus vaste que moi me procure un apaisement, alors que la ville et ses possibilités infinies ne permettent jamais de véritable repos. Et bien sûr, être au contact de la nature, voir les montagnes sans neige, me rend plus sensible au changement climatique. Mais je suis restée à Paris. Et j’aime ça. Pour une raison démodée : le cosmopolitisme… Mais dans notre époque déglinguée, ne faut-il pas aussi sensibiliser au vivre-ensemble ?
Les vertus de la ville
« Vivre ensemble », encore des mots vides de sens à force d’être rebattu. Mais moi j’y crois à ce machin, en tout cas c’est quelque chose de concret à mes yeux. La preuve : j’habite dans un quartier populaire de Paris, près de la Porte de Clignancourt, et quand j’amène mon fils à l’école, je suis toujours heureuse de constater à quel point les gamin.e.s ne sont pas tou.te.s les mêmes, on appelle ça la mixité sociale. Pour moi, c’est évident que c’est une chance. Au moins autant que la forêt qui entoure la maison de nos amis partis s’installer à la montagne pour offrir de la nature à leur fils. Certes, je vais devoir expliquer à mon fils que non Mohamed n’est pas végétarien (il est musulman et comme beaucoup d’enfants musulmans, ils ne mangent pas de viande à la cantine) et pourquoi la maman de Kadiatou porte un foulard sur sa tête, sans trop savoir moi-même où j’en suis sur le sujet. Tous ces questionnements sont constitutifs de notre monde et je suis heureuse que mon enfant les embrasse avec une donnée de base : nous vivons ensemble dans un même endroit, la ville.
Au-delà de mes convictions personnelles, j’ai trouvé un super avocat de la ville. C’est l’historien et médiéviste Patrick Boucheron, que vous connaissez au moins pour la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques sur la Seine (il en a été le conseiller historique). En octobre 2024, il a écrit un petit ouvrage intitulé Libertés urbaines fondé sur un proverbe du Moyen-Âge : « L’air de la ville rend libre. » À l’origine de cet adage, l’idée qu’au Moyen-Âge, les serfs qui souhaitaient se libérer du joug de leur seigneur s’installaient en ville. Ils pouvaient ainsi obtenir leur liberté après un certain temps de résidence, généralement une année et un jour. Certes, ces ex-serfs entraient dans un nouvel ordre économique et ils subissaient une autre forme de domination sociale, en l’occurrence la bourgeoisie marchande. Et tout ça, sans aucune certitude d’être plus riche qu’avant car on pouvait s’appauvrir en devenant libre. Reste que le 12ème siècle correspond à ce « grand moment de la création urbaine dans l’histoire de l’Europe », et à la naissance du « commun ». Et c’est précisément cela qui m’intéresse.
Laboratoires de modernité politique
Pour Patrick Boucheron, la liberté n’est pas une notion abstraite, c’est la « liberté de faire », comme l’ont expérimentée les communes libres italiennes au 12ème siècle. Dans ces communes, les citoyens participaient à la vie politique de la cité à travers de nouvelles institutions comme les conseils municipaux et des magistratures électives. Certaines ressources étaient gérées collectivement comme les terres autour de la ville, les puits qui approvisionnaient en eau, l’entretien des routes, les archives fiscales…. Patrick Boucheron considère donc ces communes comme des « laboratoires de modernité politique ». Aucun angélisme là-dedans : les habitants de la cité n’étaient pas tous citoyens, seuls les élites, les marchands et les commerçants participaient à ces nouvelles organisations politiques.
Ce qui m’a plu dans Libertés urbaines, c’est la place que Patrick Boucheron donne à la désobéissance comme ferment de la démocratie. Car ce n’est pasla ville qui, par essence, a permis le développement de la démocratie parce qu’elle serait une émanation de la cité idéale, où ses rues bien ordonnées et ses bâtiments publics nourrissent la raison et la réflexion politique. C’est tout l’inverse : ce sont ses habitants, tellement différents les uns des autres (on retrouve notre mixité sociale), tellement nombreux, que leurs interactions créent des frictions, des revendications. Et c’est ce potentiel de contestation qui est à l’origine du mouvement démocratique car les autorités établies sont obligées de considérer les opposants et de négocier avec eux. Finalement, la ville favorise une remise en question continue du pouvoir existant, c’est pour ça qu’elle est bien souvent le lieu du changement. Aujourd’hui encore, les villes jouent ce rôle d’innovation politique. Comme les accords de Paris 2015 pour le climat : plusieurs villes ont décidé d’aller plus loin et de dépasser l’inaction des grosses machines administratives des États.
Après la liberté, l’amour
Passons donc à une autre vertu de la ville. Et pas des moindres : l’amour. Parce que c’est peut-être de ce désordre urbain, de ses multiples possibilités que naît aussi la rencontre amoureuse. Personnellement, j’ai trouvé l’amour en ville, à Paris. Les occasions plus nombreuses de sorties, de rencontres et de hasards ont joué en ma faveur. Et dans l’autre sens aussi d’ailleurs : quoi de mieux que la jungle urbaine pour vivre tranquillement des aventures sans lendemain ? Mais voilà, plein d’autres personnes n’ont pas ce vécu-là, ceux et celles qui enchaînent les dates et les déceptions avec. De ce constat, la journaliste Pauline Machado a tiré un essai : Foules sentimentales, comment la ville impacte l’amour.
Pauline Machado m’explique ce qui l’a guidée dans son enquête : « Quand j’ai commencé, j’avais ce postulat de par mon expérience personnelle, que la ville, malgré tout ce qu’elle permettait (l’anonymat, un lieu plein de vie et d’âmes), perdait des gens sentimentalement parlant. Mais j’ai compris en avançant que les choses étaient plus complexes. » Et elles le sont en effet : l’anonymat, la foule, la solitude peuvent à la fois être ressentis de manière positive (on n’a pas, par exemple, à se justifier de ses orientations sexuelles) mais aussi de manière négative. On en vient ici à la « dating fatigue » voire carrément au « dating burn out », soit une immense lassitude à force de rencontrer en vain. Dans leur livre Applications de rencontre : Décryptage du néo-consumérisme amoureux, Ziyed Guelmami et François Nicolle affirment que les applis de rencontre changent la nature de l’amour parce qu’elles déshumanisent la rencontre. Elles créent un rapport consumériste à l’autre : on pense critères, on pense coûts (verre, resto, temps passé) et bénéfices (vais-je obtenir ce que je veux ?). Pauline Machado enfonce le clou en évoquant « la patience, indispensable à l’amour », une vertu qui n’est franchement pas urbaine quand tout va à 100 à l’heure.
L’impossible attente
L’attente prend d’ailleurs toute son envergure dans la grande tradition de l’amour romantique. Combien d’héroïnes littéraires du 19e ont attendu transies un signe d’amour ? Et qui aujourd’hui n’a pas attendu, tout aussi transi.e, de recevoir un SMS après un premier rendez-vous ? C’est sans doute ce que j’ai préféré dans le livre de Pauline Machado, la place qu’elle donne à la fiction, comment celle-ci a nourri notre vision de l’amour romantique et avec lui notre fantasme de la ville. D’abord dans les contes de notre enfance : pour la journaliste, le château de la Belle au Bois dormant, de Blanche Neige, de Cendrillon n’est rien d’autre qu’une allégorie de la ville : là où les choses se passent, où l’on est invité à la fête, où l’on a envie d’aller pour être vues. Les « rom com », ou comédies romantiques, aussi ont quasiment toutes pour décor la grande ville. La liste est infinie : Londres dans Bridget Jones, Love Actually, Coup de foudre à Nothing Hill et Quatre mariages un enterrement, Paris dans Midnight in Paris, Amélie Poulain et même Un divan à New York qui se déroule entre la mégalopole américaine et la capitale française. Toutes ces histoires ont ancré dans nos esprits que la ville était l’endroit où il fallait être. Et la palme d’or de cette omniprésence revient à Carrie Bradshaw dans Sex and the City car elle finit par admettre que le grand amour de sa vie n’est personne d’autre que… New York City !
Le livre de Pauline Machado m’a aussi poussée à mettre un peu d’eau dans le vin de mon amour pour la ville : elle n’est pas uniquement ouverture d’esprit et tolérance. Par exemple, les agressions homophobes sont proportionnellement plus nombreuses à Paris qu’ailleurs en France (aussi parce que les plaintes sont plus nombreuses, me précise la journaliste), la ségrégation amoureuse y est hyper forte. Pour preuve les couples Paris-banlieues sont rares : 23% des Parisien.ne.s sont en couple avec quelqu’un qui résidait en banlieue au moment de leur rencontre, et dont seulement 3% en Seine-Saint-Denis…
Amoureux.ses des villes, amoureux.ses des champs, mettons tous de l’eau dans notre vin. La ville, elle, continue de me séduire et de me réconforter. Comme devant le menu d’un restaurant : tout est possible, je ne sais pas encore ce que je vais manger. Et comme le disait George Steiner, un intellectuel du 20e siècle : « Ce qui caractérise l’Europe, c’est d’être une civilisation urbaine et ce qui caractérise la ville, c’est qu’en ville on peut parler à la terrasse d’un café. » Parler à la terrasse d’un café pour faire la révolution ou pour rencontrer l’amour, dans tous les cas, nous serons romantiques <3