“L’industrie agrochimique européenne exporte des pesticides qui ne sont pas autorisés au sein de l’Union européenne”
par Charlène Salomé
8 juillet 2024

Lourds de conséquences sur la santé humaine et l’environnement, les pesticides sont au cœur d’un modèle agro-industriel mondial, profondément cynique et inégal. C’est ce que démontre la géographe brésilienne exilée en Europe, Larissa Mies Bombardi, dans son livre Pesticides : un colonialisme chimique. Elle revient sur l’asymétrie qui caractérise les relations entre les pays du Nord et ceux du Sud dans cette économie des agrotoxiques mondialisée et dénonce le nouveau rapport colonial sur lequel elle repose.

Pour ILA, Charlène Salomé a interviewé l’autrice et géographe.

Votre livre est un essai écologiste et féministe, qui dénonce l’hypocrisie européenne en matière de pesticides. Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à ce sujet ? 

Quand j’enseignais à l’Université de São Paulo, j’ai mené plusieurs projets de terrain avec mes étudiants au sein de campements de familles paysannes appartenant au Mouvement des sans-terre (MST). L’un de ces campements était situé à une centaine de kilomètres de l’université. Cette communauté était alors confrontée à de grands défis. Elle essayait de développer un modèle basé sur l’agroécologie afin d’engager la transition vers un système durable, mais ses voisins étaient de gros producteurs de canne à sucre. Il faut savoir qu’au Brésil, la canne à sucre est une des monocultures qui emploient le plus de pesticides et que l’épandage aérien est courant. Les zones où vivaient les paysans étaient impactées par ces pulvérisations par voie aérienne, si bien que leurs terres s’en trouvaient intoxiquées. Je me suis impliquée davantage auprès de cette communauté et ai approfondi le sujet. 

Dans votre livre, vous développez la notion de colonialisme chimique. Qu’entendez-vous par cette expression et comment se manifeste-t-il ?

Le colonialisme chimique n’est qu’une forme moderne du colonialisme. Dans le colonialisme historique classique, l’Europe contrôlait des territoires en Amérique latine et ce contrôle était lié à l’obtention de matières premières, mais aussi à différents modes d’exploitation. Cette exploitation n’était possible que par la violence. La violence physique à l’encontre des personnes, mais aussi de l’environnement, était l’un des piliers du processus colonial. À l’époque, cette situation était rendue possible par la collaboration des gouvernements et des élites locales des pays d’Amérique latine. On fait face à une situation similaire aujourd’hui. En effet, les entreprises qui contrôlent les ventes de pesticides sont principalement des entreprises européennes, qui exportent des produits qui ne sont pas autorisés au sein de l’Union européenne. Ces entreprises bénéficient du soutien des gouvernements des pays du Sud pour exploiter le sol, la nature et la main-d’œuvre de ces pays. 

Il existe un « deux poids, deux mesures » : ce qui est autorisé là-bas, ne l’est pas en Europe. Durant la période coloniale classique, nous assistions déjà à ce double standard. Au XVIIIe siècle, si l’esclavage n’était plus autorisé dans les pays européens, certaines entreprises de ce continent étaient encore impliquées dans la traite des esclaves. La logique est la même avec une économie déséquilibrée sur le plan international. 

« Le colonialisme chimique n’est qu’une forme moderne du colonialisme »

Vous rappelez que l’Union européenne est le plus gros exportateur de produits phytosanitaires, devant la Chine et les États-Unis, alors même qu’elle dispose de la législation la plus restrictive sur les agrotoxiques via son règlement REACH. Comment expliquer cette dissonance des pays européens ? 

Ces entreprises sont engagées dans une intense activité de lobbying, que ce soit au Brésil ou au sein de l’Union européenne. L’ONG Corporate European Observatory (CEO) a publié un rapport sur les entreprises qui dépensent le plus en lobbying. Dans le top 10, on retrouve sans surprise des grands groupes liés à l’agrochimie. 

L’UE est protégée, au moins au niveau juridique, par trois conventions internationales portant sur ces substances. L’une de ces conventions stipule que si un pays, comme le Brésil, souhaite importer une substance qui n’est pas autorisée dans le pays qui la produit, il doit en donner l’autorisation. C’est ce qu’on appelle le règlement relatif au consentement préalable en connaissance de cause (PIC en anglais pour Prior Informed Consent). J’ai participé à quelques débats au sein de l’UE avec des représentants de la Commission européenne. Je me souviens de la question posée par l’eurodéputée Michèle Rivasi, récemment décédée : « pourquoi l’UE continue-t-elle à vendre des substances qui ne sont pas autorisées sur son sol ? » La réponse de la Commission était éloquente à ce sujet : « l’UE ne vend pas à un pays tiers ce que ce dernier ne souhaite pas acheter. » Ce cadre protège l’Union européenne et entretient ce nouveau visage du colonialisme. 

Lorsque la France a décidé d’arrêter l’export de pesticides interdits sur son sol, via la loi Egalim, ces industries ont mené un lobbying acharné, brandissant l’épouvantail d’une menace sur les emplois des Français. C’est dans cette asymétrie Nord-Sud que se manifeste le visage du colonialisme. Elle existe aussi parce que les structures sociales des pays du Sud global reposent sur des inégalités. Au Brésil, le pouvoir est concentré dans les mains de quelques puissants propriétaires terriens, ce dont profite l’agrobusiness, qui a placé ses pions à la chambre des députés, au Sénat et au sein même du gouvernement de gauche. 

Le productivisme agricole a transformé l’agriculture en une immense machine de production de ‘commodities’ et de produits d’exportation destinés au marché européen comme le soja ou le maïs au détriment de la culture d’aliments de base de l’alimentation brésilienne tels que le riz, le feijao ou encore le manioc, qui diminue d’année en année. Comment en est-on arrivé là ? 

Après le coup d’État de 1964, la condition agricole au Brésil a beaucoup changé. C’est en adoptant le pacte de la révolution verte, qu’il a commencé à mettre l’accent sur la production de soja. Il y a eu de plus en plus d’incitations du gouvernement pour augmenter la surface agricole consacrée aux cultures d’exportation. Ainsi, les zones consacrées à la culture du soja, de la canne à sucre et à l’élevage de bétail ont progressé. La zone cultivée en soja au Brésil est équivalente à la superficie de l’Allemagne. Des tensions ont commencé à apparaître entre cette grande agriculture capitaliste et les zones occupées par les populations autochtones et les paysans. C’est pour cette raison que le Brésil est marqué par une grande violence dans les campagnes, avec des paysans et autochtones expulsés de leur terre, voire assassinés. Cette situation a conduit à une diminution des zones destinées à la culture vivrière. 

« Par le biais des aliments qu’elle importe, l’UE se retrouve confrontée à ces pesticides pourtant interdits »

Cependant, ce colonialisme chimique n’épargne pas les populations européennes non plus. Pouvez-vous expliquer comment se manifeste ce « cercle de l’empoisonnement » que vous dénoncez ? 

Les pays de l’UE contrôlent la production et l’exportation des pesticides. Par le biais des aliments qu’elle importe des pays du Sud, elle se retrouve confrontée sur son propre sol à ces pesticides pourtant interdits. Lors d’un contrôle mené en 2019 par la Commission européenne, il a été relevé que 70 % des produits agricoles importés du Brésil comportaient des résidus de pesticides. 7 % de cet échantillon contenaient des pesticides interdits dans l’UE ou présents dans des proportions supérieures aux limites autorisées dans l’Union. 

Selon une analyse réalisée en 2021 par l’ONG suisse Public Eye, 35 % des denrées alimentaires testées provenant de pays hors de l’UE contenaient des résidus de pesticides interdits sur le sol européen. Évidemment, la population européenne n’est pas exposée aux mêmes niveaux que la population brésilienne à ces pesticides, mais certaines substances, comme les perturbateurs endocriniens, sont dangereuses pour la santé humaine et notamment pour le développement infantile, même à des doses minuscules.

Dans ce cadre, quelle est la place de l’agriculture paysanne au Brésil ? 

L’agriculture paysanne est très importante. Elle produit 70 % des denrées consommées au Brésil. Toute cette production de soja, canne à sucre et bétail a pour destination principale les marchés externes. Les paysans sont de grands producteurs d’aliments, mais ils sont face à une situation économique très dure, car la plupart des subventions gouvernementales reviennent aux grands producteurs et ils n’ont pas toujours la garantie de vendre leurs productions sur le marché. Il faut savoir que 1 % des propriétaires fonciers du Brésil contrôlent 50 % de la superficie cultivée. 

« Les femmes sont en premières lignes pour dénoncer les ravages de pesticides »

Dans le dernier chapitre de votre livre, vous rappelez qu’il n’y a pas d’agroécologie sans féminisme. Quelle place ont les luttes féministes dans la dénonciation de ce modèle mortifère ? 

Les femmes jouent un rôle central. D’abord, elles sont en premières lignes pour dénoncer les ravages des pesticides. Ensuite, elles sont les gardiennes de ces cultures ancestrales, qu’on appelle aujourd’hui l’agroécologie. Pendant le développement de l’agriculture moderne, les hommes ont occupé une place centrale : ce sont eux les responsables des grandes propriétés et ce sont eux qui s’occupent de la production lorsqu’elle est destinée à être commercialisée, même chez les petits paysans. 

Les femmes sont restées au second plan. Elles s’occupent plutôt de la production des aliments destinés à la famille, au soin des petits animaux, des potagers et des vergers. C’est ainsi qu’elles ont gardé la connaissance de ces pratiques ancestrales. Elles ont continué à produire d’une façon qui imite la nature, en cultivant beaucoup d’espèces en même temps, sans pesticides, avec un contrôle biologique des insectes et des oiseaux. Cette inclinaison leur a permis de protéger la biodiversité et les sols, mais aussi d’assurer la sécurité alimentaire de leur famille.

Depuis 30 ans, il y a un important mouvement féministe qui se développe dans les campagnes brésiliennes. Il leur a permis de prendre conscience de l’importance de leur rôle. Des milliers de femmes s’y rencontrent, échangent leurs connaissances, leurs expériences, mais aussi des graines. 

L’agriculture verte et technologiste, malgré les promesses, ne répond pas au besoin de satiété humaine et prive l’agriculteur d’une partie de ces revenus, où qu’il se trouve. Quel regard portez-vous sur la contestation des agriculteurs en Europe ? 

Le Brésil est probablement le meilleur exemple pour illustrer la manière dont cette révolution verte a failli, car la production agricole y a beaucoup augmenté ces dernières années, mais la faim a doublé. Une donnée est encore plus parlante : la faim dans le milieu rural est plus importante que dans le milieu urbain.

La révolte des agriculteurs européens apparaît comme juste et positive. Il est compréhensible qu’ils dénoncent la compétition que subit leur production avec des denrées qui sont produites sous une autre législation du travail et une autre législation environnementale. Mais, elle porte aussi une dimension préoccupante. Les agriculteurs ne sont pas seuls, il y a un lobby derrière eux qui fait pression pour déréglementer la législation environnementale. Ces pressions sont dangereuses pour l’Europe et le monde, la législation européenne devenant un modèle pour le reste du monde. Si l’UE rétropédale sur ces questions, il deviendra très compliqué pour les autres pays de lutter contre ce modèle chimico-dépendant. 

« L’agriculture doit être locale, agro-écologique et socialement juste »

Ce colonialisme chimique a un impact direct sur la santé des autochtones, des paysans et plus largement des habitants des grandes régions agricoles du Brésil, mais aussi sur l’environnement. L’État du Rio Grande do Sul, très impacté par les monocultures de soja,  a récemment été frappé par des inondations meurtrières. La déforestation est pointée du doigt par les spécialistes. Pensez-vous que cette catastrophe va pousser les pouvoirs publics à s’emparer du sujet ? 

Il est évident que la catastrophe qui a frappé le Rio Grande do Sul est liée à la déforestation, dans cet État, mais aussi à l’échelle mondiale. Je pense que le défi auquel est confronté le Brésil est le même que celui auquel sont confrontés les autres pays. Les événements climatiques extrêmes ont lieu avec beaucoup plus de fréquence et sont liés au changement climatique. À l’échelle globale, on est en train d’accumuler un retard pour tisser les connexions entre les changements climatiques et le modèle agricole. J’espère que cette tragédie permettra au gouvernement de se réveiller. Mais le gouvernement brésilien actuel repose sur de nombreuses alliances, ce qui le rend contradictoire. La ministre de l’Environnement, Marina Silva, est une écologiste convaincue, mais elle doit composer avec l’influence de l’agrobusiness au sein même de ce gouvernement. 

L’UE a pris l’engagement de diminuer la consommation d’énergie fossile pour augmenter la consommation d’énergie renouvelable. En conséquence, le Brésil est prêt à augmenter encore plus la surface en canne à sucre pour augmenter la production en éthanol, un biocarburant. Ce genre de décision ne peut que contribuer à entretenir ces tragédies, car il s’agit, une nouvelle fois, d’une monoculture qui se substitue à la production d’aliments, d’une façon non durable. 

Ce rapport injuste et hypocrite aux agrotoxiques est un enjeu de société et de santé publique dont doivent s’emparer les pouvoirs publics. Quelles sont les solutions que vous préconisez ? 

L’agriculture doit être locale, agro-écologique et socialement juste. Elle doit également être égalitaire, d’un point de vue du genre et racial. Une réforme agraire est nécessaire dans les pays du Sud. Comme en UE, il faut mettre en place une politique pour inciter les jeunes à s’installer sur les terres. Le monde a besoin d’une repaysannisation. 


Photo : Larisa Mies Bombardi / Crédit : DR