Ecolucidité : comment continuer d’espérer ?
par Alizée Le Diot
1 juillet 2024

Pour une grande partie de la population, le dérèglement climatique aux origines humaines est maintenant reconnu. Les rapports du GIEC, les catastrophes naturelles à répétition ont participé à éveiller l’opinion publique et chacun en va maintenant de sa petite action à de véritables changements de vie. Nous sommes allé·es à la rencontre de personnes qui ont réfléchi à la question écologique par leur engagement associatif, leur travail ou par simple curiosité intellectuelle pour les questionner sur leur façon d’y faire face psychologiquement.

Montée des eaux, sécheresse, incendies, inondations… les catastrophes naturelles se succèdent sans que nous semblions en voir la fin. Pire, elles devraient devenir de plus en plus nombreuses et on nous prédit un avenir peu glorieux. La chercheuse Christina Popescu écrit à ce propos : « Fortes chaleurs, incendies, inondations, famines… Les catastrophes naturelles et les annonces effrayantes sont de plus en plus fréquentes, de sorte que le réchauffement climatique n’est plus seulement un vague concept de catastrophe éloignée dans le futur : il devient une réalité inquiétante qui se déroule sous nos yeux ». Une réalité reconnue par une grande partie de la population depuis le rapport du GIEC (Groupement d’Experts Intergouvernemental sur l’Évolution du Climat), qui synthétise « les connaissances scientifiques acquises entre 2015 et 2021 sur le changement climatique, ses causes, ses impacts et les mesures possibles pour l’atténuer et s’y adapter »

Selon l’Ademe (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie) et le Crédoc (Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie), « en 2023, la dégradation de l’environnement reste le deuxième sujet de préoccupation des Français, après la violence et l’insécurité. […] 58 % des répondants se considèrent « assez sensibles » à l’environnement et 38 % « hautement sensibles« . Mais 40  % des Français resteraient climatosceptiques »

Les personnes ayant répondu à nos questions font partie de cette partie des « hautement sensibles » à l’écologie. Leur sensibilisation a émergé durant leur enfance par des balades dans la nature mais surtout, en grandissant, par des rencontres et des voyages. 

Amélie, 43 ans, se rappelle avoir été sensible aux sujets « nature, protection des animaux, Greenpeace depuis adolescente » mais c’est surtout lorsqu’elle se retrouve en colocation avec une personne végétarienne à l’étranger en 2003 et rencontre une personne vegan, tout en suivant beaucoup l’actualité, que sa conscience écologique se développe. Pour Loïc, 31 ans, chargé de développement associatif, c’est aussi lors d’un voyage de six mois en Inde dans la ferme éco-responsable de Vandana Shiva, grande militante écologique et éco-féministe, que sa conscience écologique s’est accentuée. Elle s’est ensuite confirmée par un master en économie sociale et solidaire puis par la création d’une épicerie sociale, d’un emploi au mouvement Colibris et plus récemment d’un poste dans une association visant à lutter contre l’isolement des seniors. Certains documentaires comme « Blue planet » de la BBC, les émissions « Ushuaïa Nature » produites par Nicolas Hulot, des documentaires sur l’agriculture, mais aussi le zéro-déchet ou des lectures comme celles de Bruno Latour, philosophe, anthropologue et sociologue français, ont encouragé chacune des personnes interrogées à s’intéresser au sujet de l’écologie. Mais comment s’est traduit cette prise de conscience ?

D’écolo à éco-anxieux

Pour Amélie et David, son mari, leur conscience écologique s’est caractérisée par un nouvel engagement dans leur mode de vie. Le zéro-déchet est devenu l’une de leurs principales préoccupations. David explique : « Je me suis rendu compte, par un documentaire sur le zéro déchet, que le recyclage ne suffisait pas du tout. Nous nous sommes donc beaucoup intéressés au zéro déchet. Nous les pesions, nous allions jusqu’à nous organiser avec des amis pour faire du covoiturage jusqu’à la ferme pour avoir du lait en circuit court. Nous étions à Belfast à ce moment et c’était beaucoup plus compliqué qu’en France. Nous étions obsédé·es par ce sujet ». 

Pour Loïc, cela s’est traduit par le choix d’un métier engagé. Il s’est également politisé, a fait de la désobéissance civile, des manifestations, s’est impliqué dans des associations. Victor, 32 ans, ingénieur de formation, résume bien les changements de projets chez une partie des personnes sensibilisées à l’écologie : « entre ceux qui ne veulent plus d’enfants, ceux qui cherchent du sens dans leur travail, ceux qui reviennent à du travail manuel, ceux qui refusent de travailler pour des entreprises nocives… il y a de vrais changements à l’œuvre ». Plus récemment, Amélie a fait du tractage pour le parti écolo lors des dernières élections. 

Pour Amélie comme pour Loïc, la force du collectif leur a donné beaucoup d’espoir. Amélie s’exclame : « J’étais portée par le mouvement, nos actions, je me disais qu’on allait pouvoir gagner aux élections et finalement Yannick Jadot a fait un tout petit score aux élections. Ça a été un coup au moral ». Loïc témoigne de son expérience en tant que chef de projet dans son épicerie sociale : « C’était ma première expérience professionnelle. Je me sentais tout puissant. Le projet était porté par un groupe important de bénévoles. Je me disais qu’on allait changer le monde. Puis, je me suis rendu compte que c’était assez présomptueux de penser ça et qu’à ma petite échelle, je ne pouvais pas changer le monde ».

Éco-lucidité et résignation

Ces désillusions ont participé à décourager en partie les personnes interrogées. « Je commençais à vivre cela comme une véritable contrainte, et puis j’étais découragée de voir que les autres ne faisaient pas pareil, que tout le monde s’en foutait et que nous étions les seuls à faire des efforts ». Amélie explique qu’ils n’auront pas d’enfants et que cela ne la motive plus à faire des efforts. Les thèses de l’effondrement / collapsologie l’ont beaucoup marquée : « de toute façon, nous allons droit dans le mur. Quand il n’y aura plus de pétrole, tout le système sera remis en cause, il n’y aura plus de sécurité sociale, de solidarité… Le changement climatique est inéluctable. Il va falloir s’adapter maintenant ». David, un peu plus optimiste, témoigne : « Je suis professeur des écoles et il n’y a pas un jour où je ne pense pas à l’avenir de mes élèves. Je me dis que quand ils auront mon âge, la planète aura bien changé, mais je ne veux pas cesser d’espérer pour eux, de profiter de la beauté des paysages, du monde ». 

Ilsattestent être éco-anxieux. Ce terme, beaucoup répandu dans le discours ambiant, est apparu en 1997 sous la plume de la chercheuse en santé publique Véronique Lepaige. Le terme d’éco-anxiété décrit « un type d’angoisse particulier que nous ressentons devant la menace climatique. Il englobe un sentiment d’intense préoccupation, de vigilance, d’impuissance, mais aussi… de colère », explique Christina Popescu. Il est aussi possible de parler d’éco-lucidité ou d’éco-responsabilité : selon Jean-Baptiste Desveaux, psychologue clinicien, psychanalyste, docteur en psychologie clinique et psychopathologie, il faut accueillir l’éco-anxiété pour ce qu’elle est : « une angoisse lucide ». Le terme « solastalgie », inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht, désigne quant à lui « la souffrance et au mal-être ressentis par rapport à l’état de l’environnement immédiat. Il fait référence aux sentiments de détresse qui apparaissent lorsque la maison et le territoire ont été transformés ou détruits par les activités humaines ou les effets des changements climatiques ». 

L’éco-anxiété peut être vécue de façon intense : pleurs, déprime… mais n’est pas considérée comme une pathologie. Parmi les symptômes liés à l’éco-anxiété, se trouvent : l’inquiétude et la rumination intenses, un sentiment d’impuissance et de fatalisme, une anxiété généralisée, l’insomnie ou les cauchemars, les crises de panique, des sentiments de stress, de tristesse, de perte, de culpabilité, de désespoir et d’irritabilité accrus, ainsi que le fait d’avoir à vivre avec les manifestations d’un deuil compliqué dû à l’étiolement et la destruction de l’environnement. Christina Popescu explique que : « dans les pires scénarios, il est à prévoir que certaines personnes vivront un trouble de stress post-traumatique, tandis que d’autres iront jusqu’au suicide. Les manifestations de cette angoisse existentielle peuvent avoir pour conséquences une perte de motivation pour les activités quotidiennes, une difficulté de concentration, une accentuation des risques d’abus de substances, la perte d’une partie de son identité et un désir de ne pas faire d’enfants ». Amélie déclare en effet que face à l’ampleur de la cause écologique « tu te rends vite malade ». Selon Libération, 2,5 millions de Français·es seraient éco-anxieux·ses au point de devoir consulter un psy. La psychothérapeute Charline Schmerber spécialisée dans les questions d’éco-anxiété rappelle sur France Culture, qu’au départ  « ressentir de l’éco-anxiété, c’est surtout être bien connecté à la réalité du monde ».

L’éco-anxiété, un problème politique

Charline Schmerber explique qu’il est important de considérer l’éco-anxiété non pas comme un problème individuel, mais comme un enjeu collectif. Pour elle, envoyer les éco-anxieux·ses chez un thérapeute ne suffit pas à résoudre leur angoisse. Il faut également prendre en main : « les problématiques éthiques et environnementales qui les entourent ». Dans cette mesure, la psychothérapeute déclare que l’éco-anxiété est un problème politique même si l’écologie devrait être avant tout un enjeu de survie de notre espèce. Pour elle, la question environnementale devrait avoir plus de place dans les émissions de télévision à grande audience, par exemple, afin que chacun et chacune de nous puisse comprendre la situation et donc mieux comprendre les raisons de l’angoisse des éco-anxieux. Elle déclare : « si on ne montre pas la réalité de ce qui se passe d’un point de vue environnemental, même à des heures de grande audience, les gens ne vont pas s’engager, il ne va pas y avoir de prise de conscience collective et à terme l’éco-anxiété pourrait devenir taboue ». Le parcours de la militante écologiste Greta Thunberg est le reflet d’une éco-anxieuse qui a fait de son angoisse individuelle face au changement climatique un combat politique. Les jeunes appellent les entreprises à prendre en compte les problématiques environnementales dans leurs activités, car celles-ci doivent désormais de plus en plus les prendre en considération dans leur politique de risques psycho-sociaux. Ces jeunes appellent également l’État à mettre en place des mesures à la hauteur des enjeux. 

Pierre-Eric Sutter, psychothérapeute spécialisé dans le burn-out et l’éco-anxiété, parle d’une « régulation cognitive » des médias en diffusant davantage de « bonnes nouvelles ». Les nouvelles concernant l’actualité environnementale, quand elle est couverte par les médias, sont souvent présentées sous un angle négatif, ce qui participe à augmenter l’éco-anxiété. En effet, depuis qu’il et elle ont de nouveau la télévision, David et Amélie témoignent regarder les émissions dénonçant des scandales, ce qui accentue leur éco-anxiété : « on apprend des scandales toutes les semaines. C’est à n’en plus finir, on ne mange plus rien dans ce cas ». Parler également des bonnes nouvelles pourrait permettre de réguler l’anxiété, car ce sentiment de découragement général face à l’ampleur du changement nécessaire est également pointé par Loïc : « tu te sens impuissant dans ta vie et ça peut amener de l’anxiété. Je pense que j’ai eu la chance d’avoir d’autres choses à côté, d’avoir au quotidien avec mes proches et plein de choses qui m’apportaient des petits bonheurs. Je ne suis pas resté sur ce sentiment d’impuissance. J’ai pu me changer les idées ».

De la thérapie par l’action à la résilience

Dans les témoignages relayés par les médias, l’éco-anxiété se soignerait par l’action. Des actions individuelles ou collectives qui permettraient de se reconnecter avec l’environnement et de se sentir acteur·ice du changement. Le psychiatre Antoine Pelissolo précise néanmoins que l’éco-anxiété provoque parfois « un sentiment de sidération » empêchant justement les personnes d’agir. Attention également à ne pas s’épuiser dans ses actions, car le « burn-out militant » existe aussi.  

Sans avoir vécu un burn-out, les témoignages de Loïc et David sont éclairants : « À un moment, mon engagement me prenait beaucoup de temps et ce n’est pas le moment où j’étais le plus heureux. Je ne devais pas faire envie. C’est dissonant de militer pour une cause qui prône les moments de convivialité, l’attention à l’autre, mais d’être tellement fatigué, en souffrance, avec son engagement qu’on ne s’intéresse plus à ses proches ». David confirme : « quand tu te rends malade à essayer de changer ta façon de vivre, tu te rends triste, tu te fais du mal. Il faut rester dans un équilibre ». Au contraire, pour Loïc, être « écolo » c’est intrinsèquement être optimiste et viser l’utopie, avant d’ajouter : « Aujourd’hui, je ne crois pas qu’on va pouvoir mettre un frein au changement climatique, qui est d’origine humaine. On ne pourra pas mettre fin au capitalisme, à tout ce système qui s’emballe. Si on se fixe ça comme objectif, c’est dur d’être optimiste, car on n’a pas beaucoup de clés, on se sent tout petit ». 

Se fixer des objectifs atteignables donc, et trouver des stratégies d’adaptation et de résilience semble être la clé pour garder la tête hors de l’eau sans trop d’anxiété. Christina Propescu invite à « développer des habiletés émotionnelles de présence à soi et d’autorégulation des émotions  […] Avoir la foi, développer des pratiques spirituelles et être en quête de sens sont d’autres facteurs contribuant grandement à l’apparition de la résilience et à une meilleure capacité de gestion des impacts personnels négatifs qu’apportent les changements climatiques et leurs multiples conséquences ». La résilience, cette faculté à se développer après avoir vécu un événement difficile ou traumatique, des chocs émotionnels et à en sortir plus fort a été documenté par Boris Cyrulnik. Selon Charline Schmerber, « la résilience c’est pouvoir discerner dans le présent et l’avenir du monde tout le potentiel de vie qu’il est possible de créer. C’est accepter de lâcher le monde que nous connaissons et mettre tout l’espoir, l’élan de vie, l’énergie qui (re)naissent en nous pour contribuer à en imaginer un nouveau ». Au quotidien, faire du sport, manger sain, bien dormir, être bien entouré reste une façon de dépasser l’éco-anxiété. Ces habitudes prescrites par les médecins ont été adoptées par Victor qui, très conscient du dérèglement climatique, notamment après avoir pris connaissance des cours de Jean-Marc Jancovici, ingénieur, enseignant et conférencier, réussit à ne pas être submergé par l’éco-anxiété : « Je suis bien conscient que nous fonçons dans le mur, mais cela ne m’empêche pas de bien vivre ». Loïc conclut : « c’est très important de s’engager en politique, chacun à sa manière peut apporter des choses. Il y a les révolutionnaires et il y a les autres. Ce qui compte est de se lever avec le sourire et un objectif, mais qui ne soit pas forcément de s’enrichir personnellement. C’est important de cultiver l’empathie et de continuer à rêver ».


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