Depuis août 2019, des messages noir sur blanc s’affichent en grand sur les murs de Paris. “Aux femmes assassinées, la patrie indifférente”; “Le patriarcat tue”; “On ne veut plus compter nos mortes” : ils sont le fruit du mouvement Collages Féminicides, une action militante contre les violences sexistes. Entretien avec Chloé Madesta, activiste et “colleuse” d’affiches.
Comment est née l’idée des affiches placardées ?
C’est la militante Marguerite Stern qui a commencé à coller lorsqu’elle habitait à Marseille, pour dénoncer le harcèlement de rue. Lorsqu’elle est arrivée à Paris, en août 2019, elle a invité les femmes sur Twitter à la rejoindre pour une session de collages sur les féminicides. Lors des premières réunions chez elle, on était 10, puis 20, puis 30, et ainsi de suite. Aujourd’hui, nous sommes environ 500 colleuses à Paris, et 1 000 réparties dans 80 villes en France.
Pourquoi est-il important de coller dans la rue ?
Notre objectif est de coller dans les espaces communs, pour alerter la population et les personnes qui ne sont pas sensibilisés à la question des violences faites aux femmes. Le but du mouvement est le matraquage, avec un effet de persistance visuelle, pour que les gens soient impactés par dix slogans lorsqu’ils traversent une rue. C’est une réalité brute, sans fioriture, à laquelle les passants ne peuvent pas échapper. On essaie de coller des slogans qui décrivent factuellement la réalité, avec par exemple les noms des femmes victimes de féminicides, et la manière dont elles ont été tuées. C’est brutal et fort, mais ce sont leurs vies que l’on raconte. On a également mené quelques actions sur des lieux symboliques, en fonction de l’actualité, comme des tribunaux de grande instance, ou la salle Pleyel et l’académie des Césars.
A Paris, le mouvement est exclusivement réservé aux femmes et aux minorités de genre. Pourquoi ?
La première raison, c’est qu’il y a au sein du mouvement beaucoup d’anciennes victimes de violences conjugales directes ou collatérales. La notion de safe place est du coup très importante, il faut que l’on sache que l’on peut se réunir sans être censurées par la présence des hommes, ou par la peur que l’on a d’eux. La deuxième chose, c’est que le dispositif en lui-même est la revendication pour les femmes à se réapproprier l’espace public, habituellement réservé aux hommes. C’est un terrain où, en tant que femmes, on se sent vulnérables, toutes petites, on rase les murs. Il y a quelque chose de très libérateur dans le fait de reprendre la rue, entre femmes, sans la présence “protectrice” des hommes. Le but est de créer un sentiment de puissance et de libération, mais aussi de créer des espaces de sécurité et de sororité très forts. On ne considère pas que les hommes n’ont pas leur place dans le féminisme, mais juste une place différente. On doit d’abord se libérer selon nos propres modalités et conditions, et l’on veut éviter de perpétuer des mécanismes de domination.
Quel est votre rapport aux forces de l’ordre ?
Il y a souvent des interpellations pour affichage sauvage, et nous avons un rapport aux policiers très régulier. Parfois, ils nous comprennent et même nous encouragent, mais ça peut aussi se passer extrêmement mal, avec des interactions très négatives.
Les slogans visaient d’abord uniquement les violences conjugales, puis ils se sont élargis à toutes les violences sexistes. Dans quel but ?
L’idée est de montrer que le féminicide est l’émanation la plus brutale et affreuse du patriarcat, mais qu’il fait partie d’un système plus global. Toutes les questions de violences sexistes sont reliées entre elles,et peuvent prendre plein de formes différentes. Le harcèlement sexuel, le viol, les agressions sexuelles, les violences conjugales, et l’impunité des agresseurs font partie d’un seul système.
Le comptage des féminicides est une question complexe en France, les chiffres officiels sont souvent publiés par des associations ou des médias, et non pas le gouvernement. Comment vous l’expliquez ?
Le terme de féminicide n’est pas reconnu dans la loi, et il est donc difficile d’avoir un référentiel qui permet d’interpréter des assassinats comme des féminicides. On fait face à un Etat qui refuse de comprendre l’enjeu derrière la définition et l’acceptation de ce mot. Pour le moment, nous faisons face à une négation totale de la dimension sociétale de ces meurtres, puisque l’Etats considère qu’il est impossible, dans la loi, de prouver qu’il s’agit de crimes sexistes. Pour saisir la profondeur d’un enjeu, il faut parvenir à le définir. Nous souhaitons faire entrer ce mot dans le langage courant, le démocratiser, car il symbolise aussi la circonstance aggravante de ce genre d’assassinat, et l’existence du patriarcat qui tue.
La sémantique a son importance aussi dans les médias, où l’on parle parfois de violences conjugales comme des “drame familiaux”, des “crimes passionnels”…
Oui, il faut arrêter de romantiser les violences conjugales. Il y a ce phénomène, et aussi celui de la construction d’un personnage de monstre pour les agresseurs, que l’on fait passer pour des animaux hors de la société. Ces hommes, ce sont nos voisins, nos amis super sympa, nos pères, nos boss qui ont toujours été cool avec nous : ces hommes qui font pleinement partie de la société et qui ont même souvent une place privilégiée, qui appartiennent à des cercles de pouvoir.
Le Grenelle des violences conjugales, qui s’est tenu de septembre à novembre 2019, a-t-il fait bouger les lignes ?
En terme de libération de la parole, et de reconnaissance dans le débat public, il y a une avancée. Ce que l’on attend désormais, ce sont des mesures fortes de la part de l’Etat, que l’on n’a clairement pas eues. Nous ne constatons que des mesures cosmétiques, ou déjà existantes, qui ne peuvent pas être appliquées par manque de moyens financiers. Il n’existe aucune mesure de prévention, on fait face à un pansement posé sur une hémorragie. Le Grenelle nous montre que l’Etat ne prend pas connaissance des propositions faites par les organismes experts, comme le HCE (Haut conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes).
De nombreuses associations réclament un investissement d’un milliard d’Euros de la part du gouvernement pour lutter contre les violences faites aux femmes.
Oui, il faut de l’argent pour former les personnels compétents, dans la police et la justice, et pour mettre les femmes en sécurité. Lorsqu’elles sont en danger, il leur faut des solutions de sortie immédiate, en centre d’hébergement, mais le nombre de places reste extrêmement limité, avec des délais très longs. Les délais sont aussi délirants au niveau de la justice, puisque certaines femmes mettent des mois à obtenir des ordonnances de protection, ou à voir leurs agresseurs condamnés… Quand il se passe quelque chose, car 80% des plaintes pour violence conjugale sont classées sans suite. Il faut une volonté financière de la part de l’Etat pour changer les choses.
La grande marche des femmes contre les violences sexuelles et sexistes du 24 novembre 2019 a atteint des records de participation avec, selon l’association « Nous toutes », 100 000 participantes à Paris. Assiste-t-on au réveil des conscience ?
On voit bien le déclic post #MeToo chez les victimes, qui sont de plus en plus nombreuses à parler. Cela nous permet de nous organiser entre nous pour mener à bien cette révolution. C’est très bien, mais ce n’est que la première étape. Ensuite, il faut que les agresseurs reconnaissent les actes qu’ils ont commis, puis que l’Etat les punisse avec les moyens nécessaires. Aujourd’hui, on voit des victimes qui parlent dans le vent, qui ne sont pas écoutées, ou pas crues. On le voit avec Gabriel Matzneff ou Roman Polanski. La parole n’est rien s’il n’y a pas de prise en charge des victimes.
Le mouvement s’exporte en Syrie, en Allemagne, en Espagne, etc. Comment voyez-vous cette internationalisation ?
C’est important, car chaque pays peut coller en fonction de ses propres problématiques. On aide en ce moment une femme israélienne à se lancer notamment sur les crimes d’honneur. C’est très puissant de voir que les femmes veulent reprendre la rue partout dans le monde.
A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 France.