Philosophe de la médecine, Juliette Ferry-Danini a mené l’enquête sur le Spasfon, ce médicament emblématique des pharmacies françaises, prescrit massivement aux femmes pour soulager, notamment, leurs douleurs de règles, malgré le manque d’études sur son efficacité. Dans Pilules Roses, De l’ignorance en médecine, la chercheuse livre une étude de cas sur le Spasfon autant qu’une introduction à la philosophie de la médecine, et montre comment les biais sexistes influencent aussi cette discipline.
Pour ILA, Charlène Salomé a interviewé la philosophe qui a mené cette enquête.
Dans votre ouvrage, vous vous intéressez au Spasfon, ce médicament prescrit depuis des décennies pour traiter les douleurs abdominales, qu’elles soient gynécologiques ou obstétricales. Votre enquête part d’une interrogation personnelle quant à l’utilité du médicament, après qu’on vous l’a prescrit pour la pose d’un dispositif intra-utérin. À quel moment avez-vous compris qu’il y avait là matière à enquêter ?
Au début, quand j’ai réalisé que les données scientifiques sur l’efficacité du Spasfon, et de son principe actif, le phloroglucinol, étaient très faibles, je n’ai pas immédiatement pensé en faire une enquête. Il me paraissait important de partager l’information et de rappeler aux médecins qu’au niveau moral, il est problématique de prescrire un médicament qui n’a pas assez de données et qu’il est important qu’ils mettent à jour leurs connaissances scientifiques. Comme je trouvais le sujet intéressant, j’ai commencé à réunir plus d’informations. Quand j’ai réalisé que le médicament était prescrit majoritairement aux femmes – en 2021, 72 % des 25,3 millions de boîtes de phloroglucinol ont été prescrites à des femmes, et même 75 % pour la tranche d’âge 19-59 ans – il est apparu évident qu’il y avait un sujet à explorer en profondeur, celui d’une injustice sexiste. Ça a vraiment été le point de départ de mon enquête. Puis, les premiers articles que j’ai réussi à trouver sur le phloroglucinol ont confirmé tous les soupçons que j’avais.
En quoi votre discipline, la philosophie de la médecine, est-elle intéressante pour aborder un tel sujet ?
Pour cette enquête, j’ai mêlé histoire et philosophie. Mon approche s’inspire de deux types d’approche en philosophie : la philosophie féministe des sciences, qui s’intéresse aux biais sexistes dans les connaissances scientifiques ; et l’épistémiologie de l’ignorance, qui se concentre sur la production de l’absence de connaissance. En clair, il s’agit d’expliquer pourquoi il n’y a pas de connaissance scientifique sur un sujet donné. Dans certains cas, cette ignorance n’est pas le fruit du hasard, elle a été créée par certains facteurs. C’était vraiment ce que je voulais étudier dans le cadre du Spasfon.
Le Spasfon, une spécificité française
Qu’est-ce qui explique le succès du médicament en France selon vous, malgré les évidentes défaillances scientifiques que vous démontrez dans votre livre ?
Le Spasfon est né en France. On le retrouve dans quelques autres pays comme l’Italie, la Corée du Sud, dans la plupart des anciennes colonies françaises en Afrique et d’autres pays asiatiques, mais c’est assez difficile d’avoir accès aux bases de données. En revanche, ce qui est sûr, c’est que ce succès ne concerne pas la plupart des autres pays européens comme l’Allemagne, la Belgique, l’Angleterre…
C’est tout l’objet de mon livre d’expliquer d’où vient ce succès malgré l’absence de données scientifiques. J’avance plusieurs hypothèses. La première repose sur l’inertie et l’apathie des autorités sanitaires, qui n’ont pas joué leur rôle de régulateurs. Si dans les années 60, au moment de la mise sur le marché du médicament, les règles n’étaient pas aussi strictes qu’aujourd’hui, sa non remise en cause interroge. La seconde s’explique par l’habitus des médecins, qui prescrivent ce médicament, car il fait partie de leurs habitudes et de leurs imaginaires. Comme il a peu d’effets secondaires, à priori, les médecins le prescrivent sans remords. La troisième hypothèse est celle du sexisme. Dès le départ, des femmes se sont plaintes du manque d’efficacité du médicament, mais elles n’ont pas été écoutées. La dernière est liée au « mythe du spasme » dont souffriraient les personnes sujettes aux douleurs menstruelles, mais aussi intestinales dans l’imaginaire collectif des docteurs et des patients, alors même que rien ne prouve que le Spasfon est un antispasmodique.
Dans votre ouvrage, vous revenez sur l’histoire du phloroglucinol, le principe actif du Spasfon. On estime initialement qu’il agit sur la production de bile, avant d’être considéré comme un antispasmodique. Puis viendront les indications de mise sur le marché pour les douleurs biliaires et les coliques néphrétiques. Ses indications seront élargies pour les douleurs obstétricales et celles liées aux menstruations. Ce que vous montrez c’est que ces indications ont été permises sans qu’aucune donnée scientifique ne vienne les corroborer… Comment est-ce possible ?
À l’époque, administrativement, il n’y avait pas besoin de produire des publications scientifiques. Des experts étaient mandatés par les laboratoires pour réaliser des tests. Aujourd’hui, ça ne fonctionne plus ainsi, ces tests n’étant pas assez fiables. L’élargissement successif du Spasfon à ces indications a été rendu possible, car on estimait qu’il s’agissait d’un antispasmodique. De nombreuses douleurs étaient considérées comme résultant de spasmes, ce médicament est alors utilisé comme un remède miracle pour guérir tout un tas de maux. Depuis la publication du livre, je reçois beaucoup de messages de personnes qui me racontent de nouvelles utilisations étonnantes du Spasfon. Il leur a été prescrit pour guérir l’anxiété par exemple, mais aussi lors du sevrage pour des problèmes d’addiction aux opioïdes… Ces indications reposent clairement sur ce que j’appelle le « mythe du spasme » et on le prescrit en pensant qu’il va décontracter et relaxer le patient.
Des tests pour l’indication « règles douloureuses » menés sur… 10 patientes
En quoi son extension pour l’indication règles douloureuses résulte-t-elle d’un biais sexiste, qui n’a jusqu’à aujourd’hui pas été remis en cause ?
À l’époque, seules les expertises sur un médicament donné prévalaient à une mise sur le marché. Dans le cas du Spasfon, j’ai retrouvé dans les archives une expertise sur les douleurs biliaires et une autre sur les douleurs urinaires, avec à chaque fois un expert en chef pour chacune de ces expertises et des tests sur des dizaines de personnes. Et sans qu’on ne comprenne vraiment pourquoi, le médicament est également testé à l’époque pour les douleurs de règles. Il est intéressant de constater que contrairement aux deux autres indications, aucun expert n’est mandaté pour tester cette indication spécifique. Ce sont donc les deux experts en charge des expertises sur les douleurs biliaires et les douleurs urinaires qui vont mener des tests pour l’indication « règles douloureuses » : le premier sur 9 patientes et le second sur une seule patiente. En tout, 10 patientes. Cela prouve que cette indication n’a pas été traitée avec les mêmes critères scientifiques de l’époque, déjà trop faibles si on les compare à nos méthodes actuelles. Le Spasfon a été mis sur le marché, notamment avec l’indication « règles douloureuses », avec moins de données scientifiques pour cette indication spécifique, qui est particulièrement féminine.
En 2021, 72 % des 25,3 millions de boîtes de Spasfon ont été prescrites à des femmes. En quoi ces prescriptions massives affectent négativement la prise en charge de la douleur chez les femmes en France ?
Certains médecins diront que ce n’est pas parce qu’il n’y a pas assez de données pour prouver que ça fonctionne, que ça ne fonctionne pas. Dans le cas du Spasfon, je ne suis pas d’accord avec cet argument. Cela fait 60 ans que les différents laboratoires qui ont été propriétaires du Spasfon auraient pu mener des études cliniques – ils en avaient d’ailleurs les moyens financiers. Selon moi, s’il n’y a pas d’étude clinique probante sur le sujet, c’est qu’on ne peut pas mener ces études, car le Spasfon n’est pas efficace. Or, si on prescrit majoritairement aux femmes un médicament peu ou pas efficace, ça va nécessairement impacter la prise en charge de leurs douleurs. Elles vont avoir une perte de chance ainsi que des douleurs qui auraient pu être soulagées par la prise d’un autre médicament, comme l’Ibuprofène. C’est une injustice sexiste.
Point que je n’avais pas mentionné dans le livre, le journal Prescrire a récemment alerté sur le fait que l’ANSM – l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé – s’était également interrogée, il y a quelques années, sur les potentiels effets tératogènes du médicament lors de la grossesse. Sa conclusion était négative, mais la revue médicale mettait tout de même en garde sur les risques de réactions allergiques graves et sur son efficacité peu documentée. Ça ne semble pas gêner les autorités sanitaires qu’un médicament ne repose que sur peu de données scientifiques pour justifier sa prescription et fasse l’objet de doutes autour de son utilisation pendant la grossesse. C’est un point problématique.
Vous parlez même de « taxe rose » à base de phloroglucinol. Pouvez-vous étayer cette idée ?
C’est un coût évident pour les femmes, à qui on prescrit massivement ce médicament, mais aussi pour la société, puisque le médicament est en partie remboursé. Comme il est prescrit en masse et probablement encore plus massivement acheté sans ordonnance, ce n’est pas anodin.
Défaillances scientifiques et inertie des autorités sanitaires
Un autre point qui m’a interpelé dans votre livre, c’est comment la communication marketing menée par les laboratoires Lafon, ce que vous appelez la « marketing-based medicine » a guidé les autorisations de mise sur le marché et ses indications. Pouvez-vous développer ?
Je n’ai pas réussi à trouver beaucoup de publicités de l’époque sur le Spasfon. Mais je décris dans mon ouvrage le contexte publicitaire général de l’époque, qui était d’ailleurs empreint de sexisme. Dans une bibliothèque universitaire, j’ai mis la main sur une brochure à destination des étudiants en médecine, datant de la fin des années 60, qui comprend un résumé de la littérature de l’époque sur le phloroglucinol, mais aussi beaucoup de messages marketing sur le Spasfon pour des indications qui n’étaient pas encore autorisées par les autorités sanitaires, notamment les indications obstétriques. Il y avait un encouragement à utiliser le Spasfon pour l’accouchement alors même que cette indication n’était pas reconnue par les autorités sanitaires de l’époque. Cette indication sera retenue quelques années après cette brochure.
Dans le livre, je reviens aussi sur l’histoire du dictionnaire Vidal, créé par l’Office de Vulgarisation Pharmaceutique, qui était en fait une entreprise publicitaire. Il y avait un mélange des genres, entre vulgarisation scientifique et marketing, très fort. Même si je n’ai pas trouvé les publicités sur le Spasfon de l’époque, il y a fort à parier qu’elles n’ont pas échappé à ce contexte général.
Preuve que même les autorités ont conscience du manque de preuves concernant son efficacité, la Haute Autorité Sanitaire (HAS) a diminué le taux de remboursement du médicament et estime que le « service médical rendu » par le Spasfon est faible pour la plupart de ses indications. Pourtant, il est quand même remboursé à hauteur de 15 %. Pourquoi est-il si difficile d’écarter un médicament du marché qui n’a pourtant pas fait ses preuves ?
Il s’agit clairement d’un problème. Les derniers rapports de la HAS sont assez sévères. Ils indiquent explicitement qu’il n’y a pas de données cliniques suffisantes pour ses différentes indications. Pourtant, ils maintiennent que le « service médical rendu est faible », ce qui signifie, dans le langage administratif, que le médicament est quand même efficace, même s’il l’est de manière faible. C’est incompréhensible. Il faudrait leur demander, ce que j’ai essayé de faire, mais je n’ai jamais eu de réponse. Si un laboratoire voulait aujourd’hui mettre un médicament comme le Spasfon sur le marché, il n’y arriverait probablement pas, faute de données scientifiques suffisantes. Pourquoi alors ne pas appliquer cette règle de façon rétroactive ? Une explication plausible : comme le Spasfon a peu d’effets secondaires, les autorités n’agissent pas. Or, s’il existe un risque, même très faible, que la prise d’un médicament soit dangereuse lors de la grossesse, d’autant plus s’il n’existe pas d’efficacité prouvée pour cette indication, il devrait être écarté. Or, il reste massivement prescrit aux femmes enceintes.
Risques d’érosion de la confiance dans la médecine
En plus de l’impact sur la santé des patientes et la prise en charge de leurs douleurs, vous expliquez que le succès du Spasfon a aussi des effets délétères sur leur confiance dans la médecine…
En France, on fait beaucoup confiance aux médecins. Selon des chercheurs en sociologie de Sorbonne Université, qui réalisent régulièrement un baromètre de la confiance en la science, il s’agit d’une des professions dans lesquelles les Français et les Françaises ont le plus confiance, bien devant les universitaires, les scientifiques ou encore les journalistes. Prescrire un médicament dont on sait qu’il ne fonctionne pas, c’est donc prendre le risque de perdre cette confiance. C’est pour cette raison que certaines femmes s’éloignent de la médecine dite conventionnelle, elles vont chercher des réponses ailleurs. Ce qui est assez ironique c’est que le Spasfon, lorsqu’il est né, était très proche de la phytothérapie, une médecine alternative… Ces dissimulations empêchent les femmes de pouvoir agir de façon libre et éclairée sur leur santé. On doit pouvoir leur donner la possibilité de choisir en connaissance de cause la manière dont elles souhaitent apaiser leurs douleurs.
Quelle a été la réception de votre ouvrage par le laboratoire, les médias, les autorités sanitaires, les politiques… ?
Je n’ai jamais eu de contact avec le laboratoire, qui n’a pas répondu à mes sollicitations. Il a cependant publié un communiqué de presse, qui a été partiellement relayé par certains médias, assurant que la santé des patients et la sécurité d’emploi du médicament étaient primordiaux. Un pitch de communication assez basique. De leurs côtés, les autorités sanitaires ne se sont pas exprimées. Une députée a déposé une question écrite au gouvernement, mais elle n’a pas reçu de réponse. Ce que je décris dans le livre comme étant une injustice épistémique – à savoir que la douleur des femmes n’est pas écoutée – peut mener les autorités sanitaires à ne pas s’intéresser à ce problème. D’ailleurs, il est intéressant de constater que 95 % des journalistes qui m’ont contactée étaient des femmes, ce qui prouve qu’il y a un vrai désintérêt des hommes sur cette question, vu que le Spasfon ne les concerne pas. Pour la plupart, ils ne connaissent même pas ce médicament.
Photo couverture : Juliette Ferry-Danini
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