Quand les low-tech s’invitent à la maison
par Chloe Glad
28 octobre 2024

Réinventer nos modes de vie. Bâtir un quotidien durable. Les principes sont établis, les solutions connues : il est temps de passer à la pratique. Avec la Biosphere Experience, des centaines de citoyens mènent aujourd’hui 1 300 expériences visant à alléger leur impact, directement à la maison—et deux se passent chez moi. Récit d’une épopée domestique vers la sobriété.

J-15 : Lactiques magiques

Jamais je n’ai rangé des lamelles de poivrons dans un bocal. On ne range pas des poivrons dans un bocal, normalement. C’est bizarre. Absurde, même. Mais il faut le faire, c’est le jeu de cette expérience à laquelle je participe, tournebouler les habitudes, tester les low-tech, ces pratiques simples et résilientes, à l’opposé du high-tech carnassier de notre époque. Alors je tasse mes bouts de légumes, je rajoute un peu d’ail, du romarin, eau, sel, je referme le couvercle. D’ici quinze jours, mon poivron sera plus nourrissant et plus savoureux. Magique, vous dites ? Non : bactéries lactiques. 

Bienvenue dans le monde fabuleux de la lacto-fermentation, l’une des méthodes de conservation des aliments parmi les plus anciennes du monde. C’est le principe de la choucroute : dans un milieu clos et légèrement salé, des bactéries dites lactiques vont se multiplier et empêcher les aliments de pourrir. Dans une alimentation low-tech, qui vise à diminuer les pressions exercées sur l’environnement et le climat, la lacto-fermentation est pertinente : elle évite le gaspillage alimentaire sans mobiliser un congélateur gourmand en énergie et matériaux. Le bocal n’est pas dans, mais sur le frigo, et ça me rappelle un peu la naissance du compost familial : la première fois que j’ai mis des trognons et pelures dans un pot en argile, que j’ai recouvert le tout avec des feuilles mortes, et que je l’ai laissé là, comme ça, dans un coin du balcon, c’était totalement dissonant. Le bocal qui fermente à côté des échalotes, pareil, dissonant. J’ai l’impression diffuse, et désagréable, de faire n’importe quoi.

J-7 : Au secours la communauté !

« J’ai l’impression de faire n’importe quoi », j’écris sur le groupe What’sApp dédié à l’expérience. Mon bocal est devenu brun. Des odeurs suspectes en émanent. Trop chaud, mon habitat méditerranéen ? Ça manque peut-être de sel ? Non, la bleue que je suis a en fait utilisé un bocal sans joint, c’est-à-dire non hermétique, c’est-à-dire déséquilibre des bactéries, lacto-fermentation en berne, échec, ça pue. C’est l’avantage avec cette méthode : si la fermentation ne prend pas, aucun risque de s’intoxiquer, ça se voit. Les poivrons finiront au compost. 

Les autres participants semblent mieux maîtriser l’affaire. Mon téléphone vibre des photos de jolis bocaux de ces citoyens qui, comme moi, ont décidé de donner une semaine de leur vie à cette aventure low-tech. Des inconnus qui s’offrent du temps et des conseils : c’est précieux. La Biosphere Experience l’a bien compris : le changement des habitudes passe par le groupe, par l’entraide. Et pour construire une douche durable, c’est assez bienvenu.

J-3 : 6 litres par douche

Crédit photo : Chloe Glad

Une douche consomme entre 35 et 60 litres d’eau en moyenne, selon l’ADEME. La version low-tech table sur 6 à 10 litres. Comment ? En brumisant l’eau. En la projetant en de très fines gouttelettes, plutôt qu’en flux continu. Réduire l’eau consommée en réduisant l’eau qui sort : le principe est simple. Mais réduire le débit, sans affecter la pression, ni l’hygiène, ni même le sacro-saint plaisir de la douche, c’est un challenge.

Première étape de la douche à brumisation : construire la structure en bois, qui maintiendra les tuyaux en place. Je dégote quelques vieux tasseaux dans un placard : +1 pour la récup’. Je scie, je perce, je ponce. Je me retrouve avec des boulons en trop et des vis en moins. « Tu as besoin d’un coup de main ? », demande le chéri. Oui, je pense, mais en fait non, je vais y arriver : c’est aussi pour ça que je me suis inscrite à ce projet, pour me prouver que je pouvais bricoler seule, strong woman et compagnie. Heureusement qu’il y a un tuto vidéo.

Couper les longs tuyaux (d’arrosage) en petits tuyaux (de douche). Facile. Les fixer aux tasseaux. Ok. Placer une buse de brumisation aux extrémités, et percer ensuite une pièce en laiton, afin de raccorder la douche à l’arrivée d’eau de la salle de bain. Un trou. Dans du laiton. Je soupire. Douche et fierté attendront demain.

J-1 : Sciences et sobriété

Ding ! Un questionnaire vous attend dans votre boîte mail. J’en aurai deux chaque soir, un pour le menu low-tech, l’autre pour la douche. Je devrai décrire combien de douches à brumisation j’ai pris, si cela m’a demandé un effort modéré – faible – très faible – intense. Je devrai aussi expliquer quel a été le meilleur moment de mes repas, comment mon entourage a réagi, si les recettes me rendent fière ou triste. Le but de toutes ces questions ? Multipliées par mille, ça fait des données scientifiques. 

La Biosphere Experience s’est en effet pensée comme un projet de sciences participatives, mobilisant des centaines d’individus en France et à l’étranger. Les données récoltées seront analysées par des sociologues et des ergonomes pour mieux comprendre comment les low-tech peuvent s’inscrire plus largement dans la société. Au-delà des repas et de la douche, certains participants élèvent (puis mangent) des grillons. D’autres cultivent des pleurotes dans leur douche. D’autres encore vont donner un coup de main au maraîcher bio du coin, ou cultivent des pousses comestibles en bioponie. Et puis il y a Coco et Caro, à l’initiative de ce vaste mouvement, qui font tout à la fois.

À Boulogne-Billancourt, Corentin de Chatelperron et Caroline Pultz ont transformé un modeste 26 m² en appartement du futur. Ils sont partis du constat qu’une personne sur deux vivait en ville aujourd’hui, et que, d’ici 2050, ce chiffre allait grimper à 68 %, dixit l’ONU. Comment dès lors réinventer nos habitats ? Comment réduire leur empreinte carbone ? Alors, pendant quatre mois, ils testent des solutions dans leur « biosphère urbaine », un logement simple, peu énergivore, et qui réinvente tout—du stockage des aliments à leur cuisson ; de l’évacuation du caca-pipi à la lessive faite grâce à un rameur ; et jusqu’au lien social avec les voisins. Bref, un véritable écosystème.

Jour J : Marmite norvégienne et huile de colza

Crédit photo : Chloe Glad

C’est parti ! Je parcours le livret de recettes low-tech, ma boussole dans cette épopée domestique. C’est une agréable surprise : beaucoup de recettes sont déjà habituelles de notre table, comme le curry vert, le chili sin carne, les galettes anti-gaspi avec les restes de légumes… D’autres sont plus originales, comme le kvas, une boisson fermentée à base de pain sec, ou encore le kosô, un sirop sans cuisson, aux queues de fraises. 

Je reçois également un document dédié à la nutrition, pour comprendre le pourquoi du comment des menus. Les grands principes d’une cuisine saine et durable ? Sans surprise : végétaliser son assiette. Doit-on encore rappeler que les produits d’origine animale (fromage et yaourt inclus, désolée) représentent 61 % de l’empreinte carbone de notre alimentation ? Pour aller plus loin, choisir des produits du coin, de saison, cultivés sans engrais ni pesticides.

Principe suivant : privilégier les aliments à index glycémique bas. Il y a une infinité de tableaux « IG bas » disponibles en ligne, mais pour faire vite, c’est du vert, des légumineuses, des farines complètes. J’apprends aussi qu’au lieu de « manger moins gras », il est préférable de manger « mieux gras ». Technique facile : échanger l’huile de tournesol pour de l’huile de colza. Deux cuillères à soupe par jour et, en bonus, les stocks d’oméga 3 dont on manque généralement tous sont reconstitués.

Étant overbookée au travail, je décide de rester à la mesure de mes capacités pour cette semaine d’expérience : dans mon menu, j’opte pour une découverte (la marmite norvégienne), une amélioration (ne pas jeter les fanes de carottes) et un gros défi (remplacer le café chéri au saut du lit par du thé).

J+2 : Cinq fois moins

Crédit photo : Chloe Glad

La douche fuit. Cette satanée pièce en laiton ne me laisse décidément aucun répit. Je ne suis pas la seule à avoir eu ce problème apparemment. Ce n’est pas grave en soi ; cette douche est un modèle, à nous de l’adapter au besoin. Je farfouille dans la caisse à outils, trouve du scotch spécial plomberie, j’emballe la pièce. Ouf, c’est réparé. Je vais pouvoir remplir le questionnaire du jour.

On me demande de calculer le débit de ma douche low-tech. Selon une étude très sérieuse réalisée par moi-même, mon pommeau habituel débite 2,8 litres par minute. Voyons ce que la brumisation change à tout ça. 

Je place la buse dans une gourde d’un litre et enclenche le chrono. Et j’attends. Et j’attends. Et j’attends… La gourde est remplie en 1 minute 40. Soit 0,6 litres par minute. C’est presque cinq fois moins d’eau. Je n’en reviens pas.

J+4 : Les routines

Les jours passent. Je m’habitue à ces perturbations qui se sont invitées chez moi. Le test du lavage de cheveux longs est passé : ça ne change rien. L’expérience prévoit également quelques douches sans savon : là aussi, c’est un non sujet. Petit à petit, le dissonant devient routine.

La marmite norvégienne devient un outil régulier dans la cuisine. Comment ai-je pu vivre si longtemps sans elle ? On chauffe une cocotte, on l’enferme dans une sorte de cocon, et on l’oublie, c’est formidable. Le « cocon » est une couverture en laine, du papier journal, du carton—n’importe quel matériau isolant capable de ralentir la perte de chaleur. Ma version est une caisse en bois remplie de couches de liège. Ma marmite va doucement continuer à « s’auto-chauffer », et d’ici quelques heures, ce sera cuit, avec une belle économie d’énergie en cuisine, mais surtout dans la tête.

J+6 : Pression sociale

« Mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Ce week-end, il y a des invités. Ils regardent avec suspicion les tasseaux de récup’ et la pelote de tuyaux qui ont envahi la douche. « Il y a assez de pression là ? », on demande, des trémolos dans la voix. « Tu peux tester si tu veux », je dis. Haussement d’épaules : « Pour me rincer les pieds, peut-être ». Je souris. La puissance des habitudes.

À table aussi, c’est l’émotion. Au menu : minestrone, tarte aux tomates, et pour respecter mon engagement du début de semaine, j’ajoute un pesto de fanes de carottes, préparé au mixeur low-tech s’il-vous-plaît (un simple hachoir manuel). Premières bouchées. On me fait remarquer que « l’huile de colza, ça a quand même un autre goût ». J’explique les oméga 3, le bon gras, le mieux manger. On ne savait pas. On trouve ça top. On va faire pareil. Moi qui espérais pouvoir sensibiliser mon entourage via cette expérience, c’est une petite victoire. Le pesto ? Tout le monde est fane.

J+9 : Fin de l’expérience, début du reste

L’expérience est terminée depuis plusieurs jours. Certaines habitudes restent. D’autres changent : la douche à brumisation a été décrochée. Un tuyau trop long, une buse en trop : le système ne convient pas entièrement à mon compagnon. On a décidé de faire une v2. Cette fois, on la construit ensemble.

Pendant cette semaine, je pensais vivre une expérience inédite. Ça n’a pas été le cas : les marmites norvégiennes, les pois chiches et les mixeurs manuels existent depuis longtemps. Je voulais bâtir des choses nouvelles et hors du commun ; plutôt, j’ai appris à améliorer l’existant. Les low-tech m’ont révélé l’extraordinaire de mon ordinaire.

Je croyais être isolée, chez moi, mais j’ai réalisé qu’une foule d’inconnus se posaient les mêmes questions, partageaient les mêmes doutes. Et si mon entourage semblait au départ réticent, il s’est lui aussi lentement laissé convaincre par cette façon de vivre qui n’est, finalement, pas si étrange que ça.

Cette expérience m’a prouvé que, face aux crises climatiques et environnementales, j’ai des solutions, même si le quotidien, même si les contraintes et pas le temps et fatiguée. Elle m’a fait agir, moi et des centaines d’autres personnes. Elle m’a donné confiance. Et ça, je crois, ça change tout. 

Plus d’articles sur la même thématique