Cuisinière / barista / rédactrice / chargée de communication : plusieurs casquettes que je porte et qui changent d’intitulé en fonction des mois et des opportunités. J’ai appris que ma manière de vivre, de travailler, avait un nom – slasheur·euse -, et que je n’étais pas seule, loin de là. Ce terme vient de la barre oblique sur le clavier de l’ordi qui permet d’aligner plusieurs caractéristiques à un sujet. Ce chemin de vie professionnel est peu mis en avant dans la société actuelle, car il est à l’opposé de la spécialisation prônée, tout en ayant aussi ses inconvénients, comme dans tout métier : peut être précaire, instable, peut donner le syndrome de l’imposteur, est à l’opposé de l’ambition de carrière et donc sort des codes classiques. Et pourtant, il n’est pas moins bien qu’un autre. Sur ce chemin de personne slasheuse, les personnes qui se l’approprient ont trouvé le fil rouge qui leur permet de s’éclater dans leurs différentes activités. Néanmoins, avoir plusieurs activités recouvre plusieurs réalités : 16 % de la population active est slasheuse, et 70 % le sont par choix. J’ai décidé de mettre en lumière celles et ceux qui l’ont choisi. Cette voie professionnelle a besoin d’être redorée, sortir de la norme de la spécialisation n’est pas péjoratif, cela existe et c’est possible. Alors que recherchent ces personnes qui slashent ?
Du scolaire au monde professionnel, une lente évolution pour les personnes slasheuses
En 2024, sur les bancs de l’école, tout nous pousse à la spécialisation, la voie unique. Un système ancré depuis bien longtemps : l’idée que chacun·e aurait une seule vocation à vie. Or, nous sommes des êtres complexes parcourus par des envies et des réalités différentes qui sont en mouvance tout au long de notre vie.
La carrière professionnelle est unique à chacun·e et peut prendre plusieurs formes en fonction de nos expériences, de nos envies et de nos objectifs. Or, la personne slasheuse n’est pas prise “au sérieux”, car elle bouleverse le rapport au travail auquel on est habitué·e. Fini la stabilité, la sécurité, les heures fixes. Elle sort des cases. Elle mène sa vie où elle concilie la nécessité de gagner sa vie, l’envie de s’épanouir, et d’apprécier sa vie professionnelle. Elle est souple et adaptable, elle vogue au gré des opportunités, des rencontres. Face à une société où la mono activité prime, le monde du travail n’est pas adapté aux multi-potentiels. En effet, la référence en entreprise est de recruter pour une mission, une fiche de poste, une expertise. Il n’y a pas d’outils pour accompagner les couteaux suisses tels que les slasheurs. L’évolution des mentalités est en cours, mais reste encore très lente.
J’ai interviewé Zénoë, bergère / masseuse / artiste, que j’ai eu la chance de rencontrer à Bruxelles, lors de son concert avec son groupe 1000 murmurs. Grâce au soutien de ses parents, elle a su engendrer la confiance nécessaire pour devenir slasheuse. Cela lui a permis de mettre des mots sur le sens de sa vie. Quand son grand-père questionnait ses différents emplois, elle répondait : « je ne cherche pas à créer un métier, je cherche à créer un mode de vie, c’est ça qui est important. » Elle n’a pas eu spécialement de remarques négatives quant à son parcours professionnel, mais plutôt des réactions rigolotes comme elle le dit : « Des fois, je rencontre des personnes qui ne sont pas du tout à penser comme ça [la possibilité d’avoir plusieurs activités] et qui souvent me parlent d’un de mes 3 métiers, ils oublient que ça se combine ensemble. C’est rigolo. Dans le monde agricole aussi, en fin de saison, les éleveurs pour qui je travaille me demandent souvent “du coup tu fais quoi là maintenant ?” Ce sont des personnes qui travaillent tous les jours, qui vivent pour leur travail, c’est une vocation. Du coup, quand je leur dis que je vais faire mes projets de musique ou des massages, je sens que ça leur fait bizarre. J’ai un éleveur qui me disait que ça remettait un peu en question ses choix à lui, parce qu’ils n’ont pas de vie à côté de leur travail. Tous les week-ends, ils les passent au travail, parce qu’ils ont des animaux à gérer. Leur rapport à leur famille, leurs enfants, leurs ami·es devient compliqué, alors ça les questionne. »
La notion de carrière commence à se dévaluer, même si elle reste très prépondérante. L’envie de se réaliser au travail, surtout depuis les confinements, se fait de plus en plus ressentir. Ce besoin de slasher serait dû à une insatisfaction dans le milieu de l’entreprise d’aujourd’hui : perte de sens, questionnement sur notre propre utilité et l’alignement avec nos valeurs. Il est aussi question du temps. Le temps est notre seule ressource non renouvelable et la plus précieuse qu’on ait. Alors, que choisir de faire avec son temps ?
Et pourtant le besoin de s’épanouir des travailleurs et travailleuses est grandissant. En 2023, le nouveau baromètre “Talents, ce qu’ils attendent de leur emploi”, réalisé par IPSOS, le BCG et la Conférence des Grandes Écoles (CGE) montre que “81 % des étudiants et alumni interrogés déclarent vouloir consacrer davantage de temps à leurs proches et leur famille. 78 % souhaitent avoir des horaires plus flexibles et 47 % souhaitent moins travailler.”
Des objectifs de vie qui diffèrent du cadre classique
Dans l’imaginaire collectif d’aujourd’hui persiste encore la nécessité de travailler toujours plus pour être reconnu·e, pour gravir les échelons ou encore avoir plus d’argent. Or, ce ne sont pas les seuls objectifs existants. D’après ce même baromètre, 88 % des alumni et étudiant·es seraient prêt·es à démissionner si l’équilibre vie professionnelle/personnelle n’est pas respectée.
Pour les personnes slasheuses, toutes leurs activités sont reliées par un fil rouge, unique à chacunes. Leurs objectifs de vie sont loin de l’accumulation de biens et d’argent. Pour Joseph, laboureur en traction animale / charpentier, que j’ai rencontré en Bourgogne, ces deux activités sont reliées par l’artisanat : « faire quelque chose de ses mains m’anime : tailler le bois ou mener un cheval. Et dans les deux cas, c’est souvent un travail d’équipe, ce qui me plait. » Zénoë met en avant l’équilibre dans ces métiers : « équilibre financier, équilibre émotionnel. Quand tu fais de la musique ou des massages, tu es beaucoup avec les gens, quand tu fais bergère tu es très seule. Équilibre de rapport au monde aussi, ça fait du bien de passer beaucoup de temps dans la montagne et en même temps j’adore passer un mois en ville. » Le lien aux valeurs est aussi important : « Il y a des valeurs communes je pense aussi dans les différents métiers : de soin, de rapport au vivant. »
Slasher, c’est un peu la promesse de mettre en œuvre tous ses talents sans exception. Une envie de dessiner et de gérer un élevage de cochons ? C’est parti ! Les limites s’éloignent et les possibilités sont infinies. Le mot liberté est aussi très présent chez les personnes slasheuses : liberté de temps, de mouvement, de pensées. Zénoë le ressent beaucoup : « j’ai pas mal de liberté dans les différents métiers que je fais, même en tant que bergère où je suis salariée, je fais mes propres horaires, je choisis comment je travaille. » Pour Joseph, la notion d’épanouissement au travail est centrale : « ce qui m’anime c’est d’apprendre quelque chose, et de pouvoir faire ce que j’ai appris. Ça me rend heureux et joyeux de faire du bon boulot ». Zénoë confirme : « je crois qu’il y a aussi la notion de plaisir, c’est à chaque fois des trucs que j’aime faire, qui me font plaisir et qui font du bien physiquement. »
Pourtant, il ne faut pas sacraliser la réalité d’être slasheur, ce n’est pas qu’une histoire de libertés. C’est un quotidien avec des défis très variés. Pour Zénoë : « le principal obstacle c’était l’argent, trouver un équilibre financier. C’est arrivé grâce au métier de bergère, c’est saisonnier comme ça je peux faire mes autres projets. et en même temps ça me plaît. L’autre gros obstacle, c’était le chien. Pour être vraiment bergère, il me fallait un chien. Je me suis longtemps posé la question “est-ce que je m’en prends un ?” parce que ma vie est en mouvement total, tout le temps, ce qui fait que c’est compliqué. J’ai beaucoup réfléchi et maintenant j’ai le chien, je m’adapte, des fois c’est compliqué mais ça vaut le coup. »
Un chemin de vie pour s’adapter aux crises actuelles
La personne slasheuse est alerte : elle s’adapte à la transformation de la société tout autant qu’à l’évolution de sa vie personnelle. Elle serait alors un·e travailleur·euse ayant intégré la précarité du monde du travail et ne désirant plus la subir.
Lors du confinement en 2020, 114 millions de personnes sont tombées dans l’inactivité et le chômage en quelques mois. Outre les pandémies, les crises climatiques et sociales risquent d’impacter fortement nos quotidiens et donc nos vies professionnelles. D’où le besoin de savoir rebondir, se renouveler. Slasher pourrait être une des réponses aux contextes de crises qui vont s’accentuer dans le futur. Zénoë confirme ce ressenti : « Je me suis toujours dit que c’était important de savoir faire un truc manuel et concret. Vivre seulement de la musique me mettait un peu “mal à l’aise” parce que s’il y a des problèmes, savoir faire de la guitare, c’est bien, mais pas suffisant. C’est aussi cool et utile de savoir faire des soins, de s’occuper d’animaux, de se débrouiller en montagne, donc d’avoir plein d’outils qui font que ça me rassure. Je ne pourrais pas me dire que je travaille dans un truc qui s’effondre si le monde change. Je sais que j’ai plusieurs outils possibles qui font que je me sens rassurée. »
Les mots de Zénoë ont beaucoup résonné en moi. Depuis que je m’autorise à m’écouter et à avoir plusieurs activités dans l’année, je ressens moins d’éco anxiété comme si je savais que peu importe ce qui se passe, je saurais me débrouiller, en acquérant différents outils qui pourront me servir sur le plus long terme.
Credits photo couverture : Louise Di Betta – Zénoë en concert à Bruxelles avec son groupe 1000 murmurs
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