Planter et grandir
par Chloe Glad
25 avril 2024

Pieds nus dans la terre mouillée, un groupe de jeunes et une retraitée restaurent les mangroves de la très urbaine Nouméa, capitale de Nouvelle-Calédonie. Un arbre après l’autre, ils pansent ces « forêts dans la mer », lourdement menacées. Et sèment, au quotidien, l’entraide et l’amitié.

Monik donne rendez-vous dans la pépinière. « Là, tu comprendras ce qu’on fait », m’a-t-elle assuré au téléphone, avec sa gouaille inimitable. La pépinière est à Ouémo, un quartier de Nouméa avec le goudron d’un côté, le lagon de l’autre. Une nurserie en plein air, des dizaines de bébés palétuviers posés sur le sol qui attendent d’être plantés. L’eau salée chatouille leurs racines, au gré des marées ; ils adorent ça. Pour moi, le secteur se révèle infernal. Je n’ai ni carte, ni point GPS ; au sens propre et figuré, je patauge. Comment trouver des arbres parmi les arbres ? Comment dénicher les tout mini riquiqui au milieu d’adultes bien garnis ? Étonnement, au bruit.

Dans le feuillage, ça piaille, ça siffle, ça rit. Il est 8h30, et les jeunes semblent dans une forme olympique. « Les garçons, il faut remplir ces bacs ! », lance Monique Lorfanfant, trois fois plus de printemps que la plupart d’entre eux, et qui préfère qu’on écrive son prénom avec un k. La retraitée sait qu’ils ont du pain sur la planche aujourd’hui : après un rapide contrôle des palétuviers en croissance, il faudra charger les bacs des jeunes plants dans la camionnette, les amener à l’autre bout de la ville, puis se plier en deux sous un soleil de plomb pour les mettre en terre. Côté jeunesse, on s’exécute aussitôt. « Oui chef ! », répond un équipier de longue date. « Oh, tu te moques ! », rigole Monik, et c’est reparti pour de jolis gloussements qui retombent doucement sur l’eau claire.

Crédit photo : Chloe Glad

Le nom de cette équipe survitaminée ? SOS Mangroves. Tout simplement. Un nom sans esbroufe, droit au but, à l’image de l’association qui va sur ses vingt ans. À l’origine, Monik et son équipe nettoyaient les mangroves, bénévolement. Ça a duré sept ans, puis les jeunes en ont eu « ras-le-bol de ramasser la merde des autres », se souvient Monik. « Il fallait que je trouve autre chose, une autre intervention. Et en se baladant dans les mangroves de Nouméa, on s’est rendu compte qu’il y avait des zones qui pouvaient être éventuellement restaurées. » Le groupe commence alors à ramasser « les cigares », les graines que le palétuvier sème et que les marées plantent, quand le béton leur laisse de la place. Des longs machins aussi grands qu’une main, qui font penser à des gousses de vanilles, ou à de gros haricots, et que l’équipe vient piquer dans des pots bricolés au ras de l’eau. Tout ça, dans le plus grand secret. 

« On a fait des essais dans notre petite pépinière cachée, dans une mangrove de Nouméa, personne n’était au courant », révèle Monik. « On ne voulait pas dévoiler notre truc, parce que si on se plantait, on n’aurait pas eu l’air malin ! » La zone est peuplée, anthropisée, polluée. Les semis prennent ; Monik n’en revient pas. « Ça m’a donné le déclic. » S’ils peuvent faire pousser des palétuviers là, pense-t-elle, « on va pouvoir le faire partout. » 

Elle propose aux jeunes de multiplier les plantations. « Plus vous aurez de mangroves, plus vous aurez de poissons », a-t-elle résumé. L’argument fait mouche. « Pour nous, Européens, la préservation de la mangrove, on le voit comme une protection du littoral, de la biodiversité, tatati tatata. Mais pour les Mélanésiens, la mangrove, c’est le kaïkaï. C’est la nourriture. » Les crabes de palétuviers creusent leur terrier dans la vase ; les huîtres s’accrochent aux racines des arbres. Des poissons de toute sorte viennent se nourrir, se reproduire, se cacher dans la mangrove. Les fleurs de palétuviers produisent un nectar apprécié des abeilles, et il n’y a pas si longtemps encore, les « cigares » étaient consommés lorsque la nourriture se raréfiait. « C’est par après que j’ai commencé à leur expliquer qu’il n’y avait pas que les poissons », poursuit Monik. « Que la mangrove servait à autre chose. »

Crédit photo : SOS Mangroves

Hormis assurer le gîte et le couvert à quantité d’espèces marines et terrestres, humains inclus, à quoi sert-elle alors ? D’instinct, on pense « puits de carbone », et on aurait raison. Les chercheurs qui étudient les mangroves à travers le monde estiment que, pour une surface donnée, elles sont capables de stocker trois à cinq fois plus de CO2 que les forêts tropicales, un stockage qui se fait essentiellement dans le sol. L’inverse est malheureusement tout aussi vrai : si les mangroves sont dégradées, elles relâcheront tout ce carbone dans l’atmosphère, se transformant malgré elles en « bombes de carbone ».

La mangrove est aussi une protection efficace contre l’érosion, la pelote de racines des palétuviers cassant les vagues et empêchant les sédiments de « glisser » et de se déverser dans le lagon. Il n’y a qu’à regarder les plages aménagées de Nouméa pour s’en convaincre : leurs enclos de bitume laissent à la mer tout le loisir de grignoter la terre. Et puis, ajoute Monik, les mangroves sont nos meilleures stations d’épuration. « En ville, on a des pollutions dans le sol, des pollutions dans l’eau, des pollutions dans l’air. Donc on a tout à gagner à préserver nos mangroves et à arrêter de les remblayer pour des raisons parfois… très futiles. » L’Institut de Recherche pour le Développement de Nouvelle-Calédonie estime qu’à Nouméa, un quart de la mangrove a disparu sous les pelles et le béton ces quarante dernières années.

Réparer la mangrove, et soi-même

Crédit photo : SOS Mangroves

Bienvenue à Nouville, l’un de ces quartiers particulièrement marqués par la main humaine. Après une bonne demi-heure de route, la camionnette blanche estampillée SOS Mangroves se parque sur un carré d’herbe. Ancienne île, transformée en presqu’île, on y trouve l’Université de Nouvelle-Calédonie, le pénitencier, un chantier naval, et surtout, le port commercial et industriel, où s’entassent les fraises d’Australie, les aspirines et les pacemakers, les smartphones, les meubles de jardin. Devant nous, un tapis de vase. Au-dessus, d’épais nuages, qui soulagent de l’écrasante chaleur du Pacifique. Et au milieu, un palétuvier.

« Celui-là, on l’a planté l’année dernière. Lui, il résiste. Pourquoi ? On n’en sait rien. Les autres, là-bas, ils ont été plantés en même temps, ils crèvent », commente Monik. D’où l’opération du jour : une nouvelle tentative de restaurer le rivage, « une zone très, très difficile », note Monik. « Les bateaux qui accostent, les scories (ndlr : issues de l’exploitation du nickel) qui tombent dans l’eau… » Les jeunes sortent les bacs, les barres à mine, les pioches. De gros cailloux leur compliquent rapidement la tâche. « C’est du boulot ! » nous lance un des planteurs, le front perlé et les mains terreuses, avant de replonger sur son petit arbre. Derrière lui, des porte-conteneurs arc-en-ciel défilent en silence sous les collines.

Certains jeunes sont là depuis peu, comme cette stagiaire du lycée d’à côté. D’autres sont là depuis plus longtemps ; Monik les a vus grandir, changer, devenir parents. Les planteurs, qu’elle peut aujourd’hui rémunérer grâce à de modestes subsides, elle n’est jamais allée les chercher. « C’est du bouche-à-oreille. Les jeunes, ils se connaissent entre eux, ils s’arrangent entre eux. J’arrive un matin, il y en a deux en plus. Je ne pose pas de questions, j’embarque les troupes, et hop, c’est parti. » L’effet de bande a sûrement joué au début, les copains voulant rejoindre les copains, observe-t-elle. Tout comme ce besoin « de sortir du quartier. » Âgés de dix-huit, vingt ans à l’époque, « ils tournaient en rond », regrette celle qui a vécu « une trentaine d’années dans les quartiers populaires » de Nouméa. Cette association, c’était aussi un moyen de réinsérer dans la société des jeunes déscolarisés, perdus, malmenés par la vie. Un moyen de se reconstruire, planter et grandir. Restaurer et guérir.

« Je les emmenais partout avec moi. Même quand on faisait les courses. Pour les remettre dans le circuit d’une vie sociale un peu ‘‘normale’’ », se souvient Monik. « Ils osaient pas ! Ils osaient pas ! Je leur ai dit, attendez les mecs, va falloir commencer à oser parler et à vous débrouiller seuls. » Monik ne leur « fait pas de cadeaux », elle « les secoue ». Quand les jeunes font « des conneries », « dont certaines assez hard », Monik se débrouille pour arranger leurs histoires. « Ils savent que jamais, je n’irai les vendre. Qu’on va toujours trouver des solutions. » Au fil des sorties, la confiance s’installe.

Un jour, la conversation glisse sur le permis de conduire. « C’est le seul diplôme qu’ils auront peut-être dans leur vie », remarque Monik. « Mais pour eux, ils n’étaient pas capables de le passer. » Elle riposte : « Vous n’êtes pas plus bêtes que les autres. Vous savez lire, écrire et compter, donc vous pouvez passer le permis. » Le projet durera deux ans, avec ses hauts et ses bas. Elle demande des fonds au gouvernement pour les leçons de conduite, les obtient. Sur dix jeunes présentés au permis, huit l’ont réussi. « J’en ai trois ou quatre qui travaillent aujourd’hui, dont en CDI », elle dit, et à sa voix, on sent bien que son coeur bat un peu plus fort.

« La base, c’est la confiance », insiste Monik. « Moi, je ne travaille qu’avec des Mélanésiens. Le relationnel, il s’est noué déjà avec la génération des parents, via les associations et les écoles, avec mes gosses à moi, lorsqu’on vivait dans le quartier. Mais il faut faire l’effort de rentrer dans leur monde. Si tu ne fais pas l’effort, ce n’est même pas la peine. » Avant, quand la télévision débarquait pour poser des tas de questions étranges, les jeunes ne voulaient pas parler. « Maintenant, je suis obligée d’enlever les piles », sourit Monik. « Ils sont fiers de leur travail. » Ensemble, ils ont planté près de vingt-cinq mille palétuviers.

« On va y arriver »

Crédit photo : SOS Mangroves

Monik tient à nous emmener quelque part. Une lagune, en périphérie de la capitale. « Ici, il y a cinq hectares de mangrove qui ont été remblayés pour construire le golf de Tina », regrette Monik. « Il n’y avait plus rien ici, que des palétuviers morts. C’était vraiment un truc affreux. » En 2017, elle décide de replanter la zone. « Je me suis lancée sur ce projet sur un coup de tête, et je me suis rendue compte que c’était énorme, je ne savais pas comment m’en sortir. Les garçons m’ont dit : ‘‘On va y arriver Monik’’. » Sept ans plus tard, la mer est redevenue forêt.

Des palétuviers, de toute taille, partout. Cinq mille, à la grosse louche. Nous parcourons la zone avec Monik, de l’eau jusqu’aux mollets. J’aperçois des insectes zigzaguer d’une branche à l’autre. Dans les feuillages, un oiseau s’agite, et sous nos pieds, de minuscules alevins filent se cacher entre les racines des palétuviers. Monik s’arrête ; un petit plant a été déraciné par le courant. Elle le redresse, l’entoure de quelques pierres pour le maintenir en place. « C’est ce qu’on voulait, restaurer le courant naturel », observe Monik. « On peut dire que ça a marché ! »

Nous avançons au fil de l’eau jusqu’au lagon turquoise, qui nous lance des milliers de petits diamants qui font plisser les yeux. Un pêcheur y envoie son filet comme on jetterait un frisbee. « On ne va pas se donner une médaille, hein », tranche Monik, avec ce pragmatisme fou qui semble habiter chacun de ses gestes. « Mais de voir des zones qui repartent comme ça, ça fait vraiment plaisir. » Elle éclate soudain de rire : « Parce qu’ils en ont bavé les gamins ! Ils ont fait un énorme boulot, avec peu de moyens. » Et avec quelques coups durs. Un matin de 2019, en arrivant sur la zone, ils ont découvert que des arbres plantés deux ans plus tôt avaient été saccagés à la machette. L’année passée, les pépinières ont été vandalisées à plusieurs reprises. « Malgré tous les problèmes, ils sont venus. Ils ont tenu la route. »

La lagune de Tina est désormais leur plus belle vitrine. « Un cas d’école », que « tout le monde vient voir », même les touristes australiens en croisière sur le gros Ponant, ce bateau de luxe mouillant régulièrement à Nouméa. « Le travail est magnifique », souffle Monik. « Et c’est grâce à eux. »