Le retour des prédateurs en France métropolitaine, un espoir ?
par Louise Di Betta
1 février 2024

Sur le territoire français métropolitain, trois prédateurs sont recensés : le loup gris, le lynx boréal et l’ours brun. Tous avaient presque disparu au XXème siècle à la suite de l’éradication orchestrée par nos sociétés. Seul l’ours brun survivait dans les Pyrénées avec seulement quelques individus restants.

Grâce à la Convention de Berne de 1979, ratifiée en France en 1990, (convention relative à la conservation de la vie sauvage et du milieu naturel de l’Europe) ainsi que d’autres réglementations nationales et internationales, ces trois espèces ont été inscrites comme espèces protégées. Une vraie révolution après des centaines d’années de persécution. 

Cet environnement législatif a permis aux loups gris de revenir naturellement dans les Alpes du Sud, dans les années 90, depuis l’Italie. Le lynx a été réintroduit dans le Jura suisse dans les années 70, colonisant le Jura français dans le même élan. Quant à l’ours brun, le dernier dans les Alpes a été abattu dans le Vercors en 1937. Aucun n’est revenu et il n’y a pas eu de réintroductions. Contrairement à ceux dans les Pyrénées, ils n’étaient plus que 4 en 1996. Depuis, une petite dizaine d’ours de Slovénie ont été réintroduits, ce qui a permis d’atteindre environ 80 individus en 2023.

Le retour des prédateurs en France ne plaît pas à ceux qui s’étaient habitués à leur fantômes. Pourtant, ils incarnent un rôle essentiel dans le fonctionnement de la biodiversité. Je suis partie à la rencontre d’Antonin Charbouillot, observateur du monde sauvage, photographe et écrivain, pour discuter avec lui de son regard sur ces animaux, ses expériences et ses émotions quant à leurs présences. Une envie de les comprendre et de les protéger.

Que pensez-vous de notre relation au sauvage à l’heure actuelle ?

Si on prend de manière globale, c’est catastrophique. Dans notre société occidentale, on va droit dans le mur. Mais si on prend de manière individuelle, il y a plein d’espoir. Il y a des personnes qui essaient de faire pencher la balance et qui ont compris qu’on dépendait d’eux aussi pour vivre.

Des individus se soulèvent pour une meilleure cohabitation avec le vivant ou du moins, qui vont à l’encontre de la destruction et ça, c’est déjà pas mal. Je pense à des personnes comme Francis Hallé qui est célèbre pour la co-invention du Radeau des Cimes (une plateforme hexagonale de plusieurs centaines de mètres carrés, qui sert tout à la fois de laboratoire et de lieu de vie) qui a permis d’étudier la canopée dans la forêt amazonienne. Aujourd’hui, il a 85 ans et son projet actuel est de remettre en place une forêt primaire en France à travers son association

À côté de ça, il y a beaucoup d’associations qui se battent. L’ASPAS, par exemple, rachète des terrains et les protègent de la chasse et du bûcheronnage (ce qui est assez inédit quand on sait que, même dans les parcs nationaux, ces activités sont autorisées sauf dans les cœurs de parc). Il y a aussi FERUS, qui a mis en place Pastoraloup. Ce sont des bénévoles qui veulent le retour du loup. Ils sont envoyés pour épauler les éleveurs et les bergers sur le terrain. Je vais donner un exemple concret. J’habite en Bourgogne et mon ami Marc J. est en charge d’une ferme avec des brebis. Cette année, il y a eu quelques attaques de loups pas loin de chez lui. Il a déjà un Patou, mais il n’a pas de bergeries pour les mettre en sécurité la nuit. Il a donc appelé Pastoraloup. La semaine d’après, il y avait déjà un bénévole qui campait chaque nuit avec les brebis. Plusieurs bénévoles se sont relayés au fil des semaines. On s’est aperçu que les chiens sont efficaces, mais lorsqu’il y a une présence humaine, ça l’est d’autant plus.

Vous avez descendu la Wind River dans le Yukon à la recherche de l’ours, vous avez été plusieurs fois en Europe de l’Est et en Alaska, qu’est-ce que vous avez appris au contact des prédateurs ?

J’ai été amené à croiser plusieurs fois des loups dans ma vie. Je suis allé sur les traces du lynx, sans jamais le rencontrer. Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur l’ours brun. Alors en évoluant sur le territoire des grands prédateurs, mais notamment de l’ours, on se sent profondément vivant. Ils nous inculquent un puissant sentiment d’humilité qui est très précieux pour l’Homme moderne que nous sommes. Nous avons tendance à être assez présomptueux, prétentieux envers le vivant, et c’est ce que j’aime bien avec l’ours brun : une simple trace dans la boue nous remet à notre place et d’un coup, le paysage autour de nous a changé. Je trouve que c’est extrêmement précieux.

Quelles sont les idées préconçues que nous pouvons avoir sur ces prédateurs ?

La plus connue, celle qu’ils seraient dangereux pour l’Homme. Or il s’avère que la plupart du temps c’est totalement faux.

Ce n’est pas dans le comportement naturel du loup d’attaquer l’Homme. C’est arrivé à une époque où la rage était omniprésente en France. Aujourd’hui, on a quasiment 1 000 loups qui se baladent en France, alors si dans son comportement naturel, le loup avait envie de croquer de l’humain ça ferait longtemps qu’on aurait eu des problèmes. 

Au niveau de l’ours, la population est si faible que les rencontres sont assez fortuites. Néanmoins ça reste des animaux qu’on comprend assez peu. La sensibilisation est quasi nulle. Quand vous allez vous balader dans les Pyrénées, la plupart des gens ne savent même pas qu’il y a des ours. Alors que dans les grands parcs américains, il y a des signalétiques de partout pour savoir comment réagir en cas de rencontre avec un ours. Il est fortement conseillé pour chaque visiteur d’avoir une bombe à poivre qui permet de repousser l’ours, s’il y a un incident. Ça reste un animal puissant capable de tuer. Cependant, évoluer sur le territoire d’un grand prédateur, comme l’ours brun, vous impose une certaine responsabilité : être assez renseigné sur l’animal pour ne pas se mettre en danger inutilement. S’il y a un incident, c’est aussi la vie de l’ours qui est en jeu. 

Ces dernières années, j’ai beaucoup travaillé sur l’ours brun. Alors en évoluant sur le territoire des grands prédateurs, mais notamment de l’ours, on se sent profondément vivant. Ils nous inculquent un puissant sentiment d’humilité qui est très précieux pour l’Homme moderne que nous sommes.

Antonin Charbouillot

Nous avons également un problème avec la sémantique, le sens des mots. Il suffit d’un incident, peu importe lequel, pour que les médias parlent « d’attaque ». Il est primordial d’user de mots appropriés à la situation.

Le lynx est aussi assez méconnu. La grosse souche de la population française est dans le Jura. Il s’étend en France, mais c’est très lent. J’ai appris que l’une des causes de mortalité du lynx, après les accidents de voiture, c’est le braconnage. Il y a donc des personnes qui n’ont pas compris cet animal-là. Tout d’abord, il cause très peu de dégâts avec les bergers. Quand il vient attaquer des moutons, il en attaque un seul et c’est tout. Comparé au loup ou au chien errant, qui pourraient décimer le troupeau s’il n’y avait pas de protections. Il n’a jamais été avéré qu’un lynx ait attaqué l’Homme, c’est quelque chose qui n’existe pas. Comme le loup ou l’ours, c’est un animal très important pour la santé des écosystèmes.

À travers votre projet URSUS en Alaska, dont le but est d’apporter des nouveaux récits liés à l’ours brun, que retenez-vous des enseignements de leur cohabitation avec ce plantigrade (mode de locomotion qui correspond à une façon de marcher en posant toute la plante et le métatarse du pied sur le sol) ?

Tout simplement, ça fait partie de la vie normale. 

Les ours bruns sont là comme les cailloux de la montagne. Ils font partie du paysage. Chaque personne prend sa responsabilité vis-à-vis de l’ours. À travers URSUS, j’ai interviewé une vieille dame qui s’appelle Mossy. Quand elle était toute petite, elle habitait dans une forêt où il y avait plein d’ours. Et pourtant, elle ne les voyait jamais, car sa mère lui avait dit qu’il fallait faire du bruit. La seule manière d’énerver un ours, c’est de le surprendre. Il était nécessaire de prévenir de sa présence sur son territoire. Il fallait donc toujours chanter en forêt. C’est ce qu’elle fit. Elle n’a donc jamais vu d’ours directement dans la forêt. 

Néanmoins, il faut prendre en considération que ce n’est pas le même territoire non plus. Il n’y a pas de bétails, les territoires sont immenses, il y a moins d’habitants. Mais ça reste intéressant de voir que les gens vivent avec. Il y a des gens qui vont pêcher le saumon dans les rivières, à côté des ours, et il ne se passe rien : l’ours mange son poisson, le pêcheur prend le sien et tout le monde est content. Il n’y a que les touristes qui sont surpris de ça.

Est-ce que vous pensez qu’on peut cohabiter avec ces prédateurs ?

Je suis un éternel optimiste, alors je pense que oui. Les ours bruns sont là depuis 250 000 ans. Ils étaient présents absolument partout dans l’hémisphère nord avant que l’Homme ne se développe. Pour moi, il n’y a aucun argument qui justifie l’extermination d’une espèce qui a traversé les âges. Il faut donc mettre en place les conditions nécessaires et tout ce qui est en notre pouvoir pour cohabiter avec eux. Une fois qu’on fera ça, eh bien, si à ce moment-là, il y a toujours des ennuis, on pourra commencer à se poser d’autres questions. 

Je pense qu’on fait partie d’un même monde, animaux et humains. La cohabitation n’est pas une question, elle est nécessaire.

Antonin Charbouillot

En attendant, les infimes choses qui doivent être mises en place pour coexister ensemble, notamment au niveau de l’élevage, tant que tout ça n’est pas mis en place, ça ne sera pas possible de cohabiter avec.

Avez-vous un exemple de cohabitation en tête ?

J’ai voyagé dans les pays de l’est pour observer les loups et les ours. Par exemple, en Roumanie, c’est un endroit où il y a beaucoup de bêtes : les moutons pâturent en altitude comme en France, à la différence près que les montagnes sont truffées d’ours. 

Je me suis retrouvé dans les montagnes où, un matin, j’ai vu 6 ours sur un pan de montagne. Et dans la même vallée, j’ai vu un immense troupeau de moutons. Il faut savoir qu’il y a aujourd’hui 6 000 ours dans les Carpates, et jusqu’à présent, ils ne les ont jamais exterminés. Ils ont donc appris à cohabiter ensemble. Ils ont acquis d’autres manières de gérer les choses : avoir des troupeaux plus petits, beaucoup plus de chiens (là, c’était 13 chiens pour 150 moutons) et avoir plus de bergers. Ce n’est pas la même rentabilité, mais en attendant, ça avait l’air bien efficace.

J’ose espérer qu’avec 80 ours l’on puisse s’en sortir sans qu’il y ait trop de problèmes.

Pour vous, est-ce que le retour des prédateurs est positif ? Quelle est cette signification ?

Je trouve que c’est une symbolique très forte, magnifique. Voyez par vous-même, les loups qu’on avait exterminés au siècle dernier, sont revenus par eux-mêmes dès les années 90, par l’Italie et se sont réinstallés dans le Mercantour. Ça me donne plein d’espoir, car c’est une recolonisation de leur ancien territoire. On extermine une espèce et elle revient par elle-même. Ça prouve que, si on prend un virage, quel qu’il soit, la nature peut reprendre ses droits.

Par rapport à l’écosystème aussi, c’est positif. Prenons l’exemple à Yellowstone, les loups avaient été exterminés. Les cerfs qui étaient à la base en forêt ont commencé à en sortir, et à tout manger. Ils étaient inarrêtables. Ils ont dégradé tous les petits arbustes. Il n’y avait donc plus de castors, plus de petits arbres, plus d’oiseaux. À partir du moment où ils ont remis des loups à Yellowstone, tout s’est remis en ordre en quelques années. La nature s’est rééquilibrée. Les castors sont revenus et ont créé des zones humides, ce qui a permis à d’autres espèces de s’implanter aussi. Les loups en s’attaquant à d’autres espèces, prélèvent les plus faibles et cela permet de la renforcer. Tout un cercle vertueux se met en place. 

Également, il faut comprendre que voir un ours dans un paysage, ça veut dire qu’il a de quoi manger.  Il va hiverner pendant 6 à 7 mois. Pour passer son hibernation, il doit emmagasiner de la nourriture les autres mois de l’année. C’est colossal et très diversifié. Selon les endroits, il va manger des plantes, du poisson, des coquillages, des baies, parfois il va chasser. Ainsi, quand vous voyez un ours dans un paysage, c’est-à-dire qu’il a fallu, qu’en-dessous de lui, tout l’écosystème puisse supporter un animal aussi important. En d’autres termes, cela signifie que l’écosystème est en très bonne santé. Suffisamment de choses auront pu être produites pour rassasier l’ours et qu’il puisse aller dormir à l’automne. 

Je pense qu’on fait partie d’un même monde, animaux et humains. La cohabitation n’est pas une question, elle est nécessaire.


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Photo : Antonin Charbouillot en Alaska, par Louise Di Betta