Les coraux du soleil
par Chloe Glad
13 février 2024

Vetea Liao est biologiste marin, il est Tahitien, et il est sacrément têtu. Pendant neuf ans, obsédé par un étrange corail, il a quadrillé le lagon, avant le travail, pendant les week-ends, à contre-courant des certitudes de l’époque. Résultat ? Des observations inédites, une mobilisation citoyenne folle, et un futur serti d’espoir.

Ce jour-là, Vetea Liao était en retard. En temps normal, il se baigne tôt, très tôt, à l’heure à laquelle la nuit commence à se diluer sur l’horizon. Mais ce matin de novembre 2014, lorsqu’il entre enfin dans l’eau pour pêcher, le ciel est clair, le soleil déjà haut, et le lagon polynésien, délicieusement tiède. 

Il s’apprêtait à débusquer quelques iihi, ces poissons rouges que l’on trouve dans les trous du récif, lorsqu’il l’a vu. Un étrange brouillard, un nuage pâle, s’élevant au-dessus d’une patate de corail. « Comme un feu qui démarre », se souvient Vetea Liao. En tant que biologiste marin, il cherche à identifier la patate fumante sous ses yeux : elle ressemble à des petits bouts de gingembre, tous piquetés de minuscules points, un peu comme les graines sur une fraise. Pas de doute, c’est un Porites rus, une espèce de corail commune dans ce coin de la Polynésie. Des comme ça, par contre, il n’en avait encore jamais rencontré. « Je ne comprenais pas du tout ce que je voyais », confie-t-il. Il était près de sept heures trente.

Le lendemain, Vetea Liao parle du mystérieux corail aux collègues du CRIOBE, le Centre de Recherches Insulaires et Observatoire de l’Environnement de Moorea, où il travaillait à l’époque. Circonspection générale : personne n’avait alors jamais observé un tel phénomène. Un doctorant finit néanmoins par avoir une idée : peut-être que ce corail se reproduisait ?

La ponte des coraux, on l’imagine souvent de nuit, vestige de nos soirées passées devant Blue Planet et autres documentaires nature. Rappelez-vous : des eaux noires, des lampes de poche, de braves plongeurs et de minuscules boules roses tout partout, en fait des gamètes de coraux dérivant dans le courant. Mais il existe aussi certaines espèces, comme le Porites rus, qui préfèrent se reproduire non pas dans le noir, mais à la vue de tous, en plein jour.

Ce phénomène de ponte diurne est encore peu connu des scientifiques, avec seulement une poignée de recherches publiées, toutes venues de loin. En Polynésie française, c’est simple, il n’y a aucune connaissance sur le sujet. Face à ce constat, Vetea Liao se résigne : « Je me suis dit que, si un jour j’observais encore le phénomène, ça allait être par pur hasard. »

Mais le mystérieux corail reste dans un coin de sa tête, et quatre ans plus tard, en 2018, le biologiste en a marre d’attendre. Il attrape son calendrier et repère la date de la pleine lune de novembre ; s’il y a au moins une chose dont la science est sûre, c’est que les coraux sont sensibles au cycle lunaire. Ce mois-là, il quadrillera le lagon tôt le matin, avant le boulot, de cinq heures trente à six heures quinze. Malheureusement, il ne verra rien.

Crédit Photo : Association Tama No Te Tairoto

Des pontes synchronisées sur des milliers de kilomètres 

Au même moment, une amie de Vetea Liao était en mission à Tahiti. Venue du Québec, elle logeait dans le Sud, à la Presqu’île, une case sans prétention avec une jolie vue sur mer. Un peu avant sept heures, l’amie terminait son café au bord de l’eau et rentrait se brosser les dents. Quand elle ressort, le lagon a complètement changé : il est blanc, trouble, comme empli de fumée. Elle regarde son téléphone : sept heures.

« D’un coup je comprends que ces deux observations ont un point commun », explique Vetea Liao. « Elles se sont produites après la pleine lune, et pendant le même créneau horaire. » Rendez-vous est pris : l’année suivante, en novembre 2019, il passera son week-end dans le lagon. 

Enfin, ça, c’est la théorie. Le matin tant attendu, Vetea Liao atterrit à Wallis-et-Futuna. Mission professionnelle. Pas le choix. Avant de partir, le scientifique contacte deux amis, les priant de jeter un œil « au cas où », mais « sans beaucoup d’espoir ». De retour à l’hôtel, Vetea Liao consulte ses messages. « Bon. C’est une arnaque ton truc », lui écrit un des amis. « Tu m’as dit que ça commençait à sept heures. Ça a démarré à sept heures sept. » Le biologiste n’en croit pas ses yeux : en Polynésie, quatre personnes ont assisté aux pontes diurnes, à deux endroits différents, photos à l’appui. « J’étais comme fou ! Je trépignais ! », se souvient Vetea Liao, les yeux encore brillants. Grâce à ces amis observateurs, il a désormais la preuve que des pontes coralliennes, de jour et simultanées, se produisent bien en Polynésie française. Une grande première.

Novembre 2020. Une année de plus à patienter, douze longs mois de questionnements et d’excitation. Cette fois, Vetea Liao a pris ses précautions, donc des congés, histoire d’être certain de ne rien rater. Et cette fois, il n’est plus seul dans l’eau.

À Moorea, à Tahiti, mais aussi à Raiatea, à Bora-Bora, à Maupiti et à Takapoto, dans l’archipel voisin des Tuamotu, ils sont une vingtaine à enfiler masque et tuba pour tenter d’observer les fameuses pontes. Le biologiste n’a jamais eu autant d’informations, de photos, il reçoit même un powerpoint. La petite équipe se motive, décide de retourner à l’eau le mois suivant, en décembre, au cas où. Surprise, il y a aussi des pontes à ce moment-là. Ils réitèrent le mois suivant, et celui d’après – pareil.

Je n’ai jamais entendu parler d’un projet de sciences participatives [dédié aux coraux] aussi important à travers le monde

James Guest, spécialiste des coraux à l’Université de Newcastle, au Royaume-Uni

Cette saison 2020-2021 vient finalement confirmer l’incroyable synchronicité des Porites rus. Les coraux sont réglés comme du papier à musique : ils pondent d’octobre à avril, cinq jours après la pleine lune, environ une heure trente après le lever du soleil. Ça, c’est pour les coraux des lagons. Sur les récifs plus profonds, donc plus sombres, les Porites doivent attendre un peu plus longtemps que les rayons du soleil les atteignent ; eux se reproduisent ainsi en décalé, vers dix heures du matin.

À ce jour, Vetea Liao et son équipe ont observé 226 pontes matinales. Ils ont prospecté une centaine de sites, dispersés sur quatorze îles polynésiennes, dont plusieurs désertes ou difficiles d’accès, comme Mopelia. « Il a fallu attendre que des connaissances partent en mission professionnelle là-bas », explique Vetea Liao. Sur Mopelia, l’île la plus à l’Ouest de la Polynésie, il n’y a pas d’aéroport, pas de ferry, seulement un étroit couloir à travers le récif, tout juste de quoi faufiler un petit bateau.

Crédit photo : Association Tama No Te Tairoto

« Je n’ai jamais entendu parler d’un projet de sciences participatives [Ndlr: dédié aux coraux] aussi important à travers le monde », note James Guest, spécialiste des coraux à l’Université de Newcastle, au Royaume-Uni. Le cycle des pontes mis à jour par Vetea Liao et son équipe vient éclairer ses travaux, comme ceux de scientifiques à Fiji. En Polynésie, le calendrier est désormais pris en compte dans les chantiers maritimes ; pour les JO, par exemple, des coraux ont été déplacés en tenant compte de leur créneau reproductif. L’année passée, des pontes synchronisées sur le rythme polynésien ont même pu être observées à la Réunion, 15 000 kilomètres et un océan plus loin.

« J’aurais voulu faire ce travail tout seul, ça aurait pris très, très longtemps pour arriver à ce niveau de connaissances », s’émeut le biologiste. « Mais quand tu fais participer les gens comme ça, il faut un retour. Tu ne peux pas prendre leurs informations, merci, au revoir. Sinon, ça ne tient pas. »

Une science à double sens

Le partage, le scientifique y a mis un point d’honneur dès le début de l’aventure. Faire circuler les savoirs, vulgariser, expliquer au plus grand nombre ce qui se joue, juste devant chez eux. Vetea Liao envoie régulièrement des rapports aux dizaines de volontaires de l’association, depuis baptisée Tama No Te Tairoto (« Les enfants du lagon » en tahitien). Des expositions photos sont organisées, des interventions scolaires, des fresques artistiques, tout ce que l’association, non-subsidiée, peut faire avec ses petits moyens. L’année passée, il y avait même une grande tombola, pour remercier tout le monde. 

Prochaines étapes désormais : multiplier les observations. Multiplier les îles. Tenter d’observer ailleurs, aussi, à Wallis, au Vanuatu, et pourquoi pas un peu plus au nord, à Guam, là où le climat n’est pas tout à fait le même ? Et surtout, s’attaquer à la hard science. 

« Sur certains sites, on a commencé des suivis plus poussés », explique Vetea Liao. « On a tagué entre vingt et trente colonies, et tous les mois, on les suit de manière individuelle. » Combien de fois la patate n° 9 a pondu cette année ? Est-ce plus, ou moins, que l’année précédente ? Et qu’est-ce qui déclenche ces pontes ? Car si les scientifiques savent que des facteurs environnementaux, comme la lune ou la température, jouent un rôle crucial dans le déclenchement d’une ponte, les mécanismes précis demeurent à ce jour mal compris.

Vetea, deuxième à gauche. Crédit photo : Association Tama No Te Tairoto

Pourquoi tout ça est important ? Parce que l’océan se réchauffe. Parce que crise climatique. Parce que nous ne donnons que de très timides signes de réduction de nos émissions de gaz à effet de serre. Nos comportements menacent la survie des coraux ; mais étonnement, les Porites y semblent un peu moins sensibles (pour l’instant). Les dernières recherches montrent qu’ils résistent mieux aux coups de chaud, comparés à d’autres espèces. Ils supporteraient aussi mieux l’acidification de l’eau, ainsi que les eaux turbides. « On peut à juste titre dire qu’ils sont un peu plus résistants », résume James Guest, le biologiste britannique. Avec le bouleversement des écosystèmes, le Porites pourrait ainsi « s’imposer comme une espèce dominante » sur les récifs de l’Indo-Pacifique. À une condition : ne pas perturber leur reproduction.

Puteu, feo, et Porites

Il y a un dernier aspect que Vetea Liao souhaite aujourd’hui développer : le culturel. Jeter des ponts entre science moderne et savoirs traditionnels, la tisser d’histoire et d’identité maohi. Car coraux et traditions sont indissociables. Taillés, ils deviennent outils de cuisine. Entassés, ils délimitent les parcs à poissons. Le corail se mue en matériau de construction, en totem protecteur pour les navigateurs, en monnaie cérémonielle. Dans la cosmogonie polynésienne, la dalle corallienne est la fondation de toute chose : c’est de ce papa fenua que naît la première île. 

« Je ne l’avais pas forcément anticipé au début du projet, mais mettre en avant la place du corail dans la culture polynésienne, cela attire énormément les gens », explique Vetea Liao. Si le vocabulaire des langues polynésiennes est très riche pour nommer les poissons, pour les coraux, le lexique est plus restreint ; ils sont généralement désignés par leur forme ou leur taille. Puteu est ainsi la petite patate du lagon, tandis que feo désigne le corail tranchant. « Mais il n’y a pas de mot tahitien pour le Porites rus », regrette Vetea Liao. Ni pour leur reproduction, d’ailleurs. Il sourit doucement, ose un espoir : « Peut-être qu’on essayera de lui en donner un. »

« À un moment donné, je me suis dit que peut-être tout cela restera un mystère. Qu’on n’arrivera pas à comprendre comment les coraux se synchronisent », observe Vetea Liao. « Mais même si on n’arrive pas au bout de la question, scientifiquement, ça aura généré un bel engouement. Savoir que tous ces gens ont été dans l’eau, à sept heures du matin, pour voir des pontes…  C’est carrément cool. » 


Cet article est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 France.