« Zéro alcool », objectif utopique ?
par Alizée Le Diot
25 janvier 2024

Alors que le Dry January ou « Janvier Sobre » (mois sans alcool) marque les débats du début d’année depuis sa mise en place en France, il y a cinq ans, certains jeunes ou moins jeunes choisissent de ne plus, ou presque plus consommer d’alcool. Que ce soit pour des raisons de goût, de santé (maladie, grossesse, sport, prise de poids) ou pour des raisons religieuses, ils restent minoritaires en France et sont parfois l’objet de questions, jugements ou même reproches. Pour autant, les jeunes générations avides de bien-être et de mode de vie sain s’intéressent de plus en plus à ce sujet.

En plein Dry January, cet article a été l’occasion de poser quelques questions à Ana Millot, ingénieure de recherche en marketing social à l’École des Hautes Études en Santé Publique (EHESP), ainsi qu’à Julien (18 ans), Théo (30 ans) et Charlie (35 ans) sur les politiques de santé publiques à ce sujet et le rapport des abstinents (ou presque) à l’alcool.

Des politiques publiques pour protéger les populations vulnérables

Les habitudes et la consommation d’alcool ont considérablement évolué depuis les années soixante. Alors qu’il était à l’époque encore d’usage de boire un ou deux verres de vin par jour, « ce type de consommation est aujourd’hui devenu marginal », explique Ana Millot, ingénieure de recherche en marketing social à l’EHESP. Les politiques publiques les plus récentes, mises en place en France depuis une trentaine d’années, ont été marquées par la loi phare de 1991 : la loi Evin. Cette loi, modèle pour de nombreux pays, interdit la publicité directe ou indirecte en faveur des boissons alcooliques (à l’exception de certains supports) et régule celles autorisées. C’est par cette loi qu’émerge la mention « l’abus d’alcool est dangereux pour la santé ». Elle interdit également la publicité dans les stades et terrains de sport. Suivra ensuite la mise en place du seuil d’alcoolémie légale à 0,5 grammes par litres (1995), la loi sur la taxation des boissons alcoolisées et notamment des prémixes (mélange de boissons alcoolisées et sucrées) en 2004, l’interdiction de la vente aux personnes de moins de 18 ans et entre 18h et 8h dans les stations-service (2009). En 2006, le pictogramme « déconseillé aux femmes enceintes » devient obligatoire. Ces mesures mises en place sont liées aux recommandations de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Néanmoins, ces avancées ne garantissent pas toujours l’application de celles-ci.

Un combat qui reste à mener

Ana Millot souligne « qu’il faut quand même garder en tête que ce n’est pas parce que les lois sont adoptées qu’elles sont respectées. Il y a, par exemple, régulièrement des enquêtes auprès de clients mystères qui démontrent que les supermarchés ne respectent pas les règles d’interdiction de vente d’alcool aux mineurs ». La loi Evin, jugée efficace, a aussi été fortement contestée par les lobbys de la filière alcool dont « l’objectif n’est pas de défendre la santé publique mais bien de commercialiser des produits », affirme la jeune femme. Leur idée est de prôner la modération plutôt que l’abstinence et les lobbyistes ont plus de moyens pour faire pression que les associations de prévention. Par exemple, l’apparition de la publicité sur internet avec comme cible les jeunes, n’était pas prise en compte par la loi Evin à l’époque puisque quasi inexistante et cela a conduit à des dérives. De même, le pictogramme « femme enceinte », jugé inefficace car trop petit, devait en 2018 être augmenté mais le projet a été abandonné. Le lobbying des industriels avait réussi à faire pression.

Outre les difficultés à mettre en place les politiques de santé publique, les mentalités évoluent lentement. Charlie, 35 ans, qui boit très peu d’alcool (un ou deux verres toutes les semaines ou parfois pas du tout) depuis deux ans témoigne : « Lors d’un date Tinder, je me suis sentie obligée d’expliquer pourquoi je ne buvais pas d’alcool ». Julien, 18 ans, dans la même situation explique que si l’on vient rarement lui faire de reproches (sans doute par sa « carrure » qui n’incite à « ne pas l’embêter » ! dit-il), il déclare quand même devoir « trouver des combines » pour justifier son abstinence, comme dire qu’il prend le volant après une soirée. Tous deux affirment se sentir comme une exception à la règle. Ana Millot indique, en effet, que les méfaits de l’alcool ne sont pas toujours connus ou alors minimisés : « Souvent nous allons consommer au bar, par phénomène social, sans se poser la question si l’on aime le goût ou sur les dangers de la consommation d’alcool ».

Certains risques encore peu connus du grand public

En 2016, la consommation d’alcool a été responsable de 3 millions de morts, selon l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et 41 000 décès en France en 2020 (soit 7 % des décès des 25 ans et plus enregistrés), dont 30 000 chez les hommes et 11 000 chez les femmes. Dans sa thèse, Ana Millot explique que l’alcool est « responsable, directement ou indirectement de plus d’une soixantaine de pathologies » : dont « la cirrhose hépatique, les maladies cardio-vasculaires, certains types de cancers (de la cavité buccale, du pharynx, du larynx, de l’œsophage, du côlon, du rectum, du foie et du sein), les maladies digestives, les troubles neuropsychiatriques, le syndrome d’alcoolisation fœtale, etc. » D’après une étude parue en 2023, environ 8 % de tous les nouveaux cas de cancers sont liés à la consommation d’alcool. Par ailleurs, selon l’OMS et l’Inserm, d’autres problématiques liées à la consommation d’alcool sont décrites telles que les grossesses non désirées, les violences et crimes, les accidents de la route et les pertes de productivité au travail. Le syndrome d’alcoolisation fœtale (SAF), le trouble le plus grave lié à la consommation d’alcool au cours de la grossesse, est évalué à 41,4 cas pour 10 000 naissances en France, et se manifeste par des retards de croissance, des malformations craniofaciales et congénitales, et des déficits cognitifs et comportementaux ».

Cependant, la consommation d’alcool reste associée au plaisir pour la population, c’est pourquoi un groupe d’experts a identifié le niveau de risque qui était acceptable pour les consommateurs d’alcool : dans le cas où une personne consomme de l’alcool, il est recommandé de ne pas consommer plus de dix verres standard par semaine, pas plus de deux verres par jour et avoir des jours sans consommation dans la semaine (Santé Publique France).

Objectif zéro alcool ?

Ana Millot explique que la société n’est pas prête au zéro alcool. Pourtant, « il n’y a pas de consommation sans risque », ajoute-t-elle. « La population n’est pas suffisamment informée sur l’ensemble des risques ». Le Dry January serait-il une première piste pour atteindre cet objectif ? Cette campagne de sensibilisation annuelle incitant à ne pas consommer d’alcool pendant le mois de janvier et lancée en Angleterre peut être perçue comme une première étape à cette sensibilisation dans la mesure où les bénéfices d’un mois d’abstinence sont désormais connus. L’objectif du Dry January est de faire une pause dans sa consommation (en général après des fêtes arrosées) et réfléchir à son rapport à l’alcool. Selon l’INSERM (Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, 2021), « la réussite du Dry January est associée à des changements de consommation et une plus forte auto-efficacité persévérant jusqu’à 6 mois après, sans effets rebonds. La campagne Dry January présente, d’après l’exemple anglais, plus d’avantages que d’inconvénients à la réduction de la consommation d’alcool ». Il est possible de s’inscrire sur le site internet du Dry January. Tous les ans, le nombre de personnes participant officiellement au défi est comptabilisé. Les personnes inscrites reçoivent une newsletter quotidienne. Le mois sans alcool n’est pas propre au Royaume-Uni ou à la France.

Plusieurs pays ont mis en place une telle campagne de sensibilisation pendant une période d’un mois. « Le Dry January au Royaume-Uni et la Tournée Minérale en Belgique rencontrent un vif succès en termes de participation grâce notamment au fait d’envahir l’espace médiatique et des réseaux sociaux afin d’atteindre une « contagion sociale », permettant d’augmenter le nombre de participants et aussi la dissémination des connaissances sur les effets de l’alcool et les bienfaits de l’abstinence ». Les bénéfices d’un arrêt de consommation d’alcool pendant un mois sont : « des améliorations sur des paramètres physiologiques, cognitifs, de bien-être et de qualité de vie. Les enquêtes rapportent ainsi des améliorations en termes d’économies, de bien-être, de certains paramètres physiologiques (résistance à l’insuline, glycémie, cholestérol sanguin, teint et chevelure, élasticité du foie, poids et IMC, meilleure qualité de sommeil, plus d’énergie et amélioration de la pression sanguine). Du point de vue cognitif, sont rapportées des améliorations en termes de concentration et de performance au travail ». Pour autant, cette campagne est loin de faire l’unanimité. Lorsque Santé Publique France avait d’ailleurs voulu lancer le Dry January  en 2019, le gouvernement avait fait marche arrière au dernier moment. Ce sont les acteurs de la société civile et les associations qui ont porté le projet avec des moyens forcément considérablement réduits.

Le message du Dry January n’est d’ailleurs pas toujours compris. Julien témoigne : « Je ne vois pas ce que c’est. Je vois l’intérêt pour quelqu’un qui est tombé dans l’addiction mais tant que la consommation d’alcool est modérée, il n’y a pas d’intérêt à faire un mois sans alcool ». Théo, 30 ans est plus nuancé : « C’est une belle démarche mais pour certains cela peut être une mode qui sera passagère. Ils voudront s’y mettre et abandonneront très vite. Certains le feront sans grande conviction. C’est plus une démarche personnelle : si on pense vraiment que cela peut avoir des bénéfices pour nous, plus que d’avoir une pratique qu’on va conceptualiser à outrance sans qu’il y ait de grandes convictions derrière ».

Les alternatives à l’alcool et leurs limites

Que boire sinon de l’alcool ? Charlie affirme s’être sentie un peu exclue en soirée à partir du moment où elle a réduit sa consommation d’alcool. Puis finalement, elle a commencé à s’habituer et a accepté cette différence en s’orientant vers des « softs » comme la Ginger Beer (bière au gingembre) ou des bières sans alcool. Elle regrette qu’il n’y ait pas plus de choix de boissons sans alcool dans les festivals notamment. Les mocktails (ou cocktails sans alcool) l’intéresseraient mais elle les trouve trop chers. Julien se tourne quant à lui vers les boissons énergisantes. Selon Ana Millot, une réelle tendance émerge dans la recherche de bien-être chez les jeunes avec l’idée de faire plus d’activités physiques et d’avoir un mode de vie sain.

Néanmoins, d’un point de vue marketing, les pratiques sont assez pernicieuses. Elle explique que ces boissons sans alcool ont, à l’image des « Cigarettes lights » dans les années soixante-dix, comme objectif d’attirer une nouvelle population qui ne consomme pas ou de ne pas perdre une part de marché comme celle des femmes enceintes durant la grossesse et l’allaitement. La chercheuse ajoute : « les industriels vont essayer de se présenter comme des acteurs soucieux de la santé en proposant des alternatives plus saines. Pour Octobre Rose, (campagne annuelle de sensibilisation des femmes au dépistage du cancer du sein) certaines marques d’alcool ont reversé un ou deux euros de la vente de leurs produits à la ligue contre le cancer alors que ces produits favorisent le cancer du sein », déplore Ana Millot.

Vers une génération sobre ?

Cependant pour Ana Millot, pas question d’abandonner : « Lorsque la loi Evin a été mise en place, les preuves scientifiques n’existaient pas comme aujourd’hui et pourtant cette politique publique fut de grande ampleur. Lorsqu’un ministre de la santé ou président y est favorable, les choses peuvent avancer à l’image de Jacques Chirac, qui avait mené une véritable guerre contre la cigarette ». Dans la population, de nouvelles tendances émergent également chez les jeunes comme les bars sans alcool comme à Tronoën, en Bretagne ou les « sobers parties » (soirées sobres), les fêtes sans alcool, à la mode en Suède. En 2014 déjà, le Suédois Marten Andersson créait les soirées en boîte de nuit sans alcool. Il y est impératif de souffler dans un éthylotest avant d’y entrer et à l’intérieur sont proposés du faux champagne ou des cocktails de fruits. Des « sober bars » ont aussi ouvert à New-York et à Londres. Sous le hashtag #sobercurious, de plus en plus d’influenceurs mettent en avant leur mode de vie sain et leur choix d’arrêter l’alcool. Selon une étude de BMC Public Health réalisée entre 2005 et 2015, la consommation d’alcool au niveau mondial aurait baissé notamment chez les 16-24 ans.

D’après un article publié sur Madmoizelle, certains jeunes veulent arrêter de boire dans la simple optique d’être ivre (avec notamment le binge-drinking qui consiste à boire beaucoup en un temps restreint pour la recherche d’ivresse). Cependant, boire un verre de vin pour le plaisir d’accompagner un bon plat leur paraîtrait plus acceptable. Cela rejoint le témoignage de Julien qui ne boit pas car étant très sportif, il veut rester en forme : « Je serais plus intéressé, quand je gagnerai de l’argent, par l’œnologie ! », s’exclame-t-il. Mais toutes ces initiatives ne font pas l’unanimité. Théo qui n’a jamais été à une sober party s’énerve qu’on ne prenne pas en considération les spécificités de chacun : « J’ai une consommation personnelle qui fait que je me sens un peu étranger à ce type de parti pris. Je trouve ça très bien que les jeunes puissent choisir de ne pas consommer d’alcool quand ils le veulent et même dans des lieux où l’alcool est présent. C’est absolument quelque chose à encourager. Mais personnellement, il ne s’agit pas de verser dans « l’intégrisme extrême » qui consisterait à bannir l’alcool absolument partout. Souvent on dit “l’alcool est mauvais pour la santé”. Pour certaines personnes, c’est le cas. Mais le plus souvent c’est “l’excès d’alcool qui est mauvais pour la santé” ».

Lui apprécie de boire modérément pour l’effet désinhibant que cela lui procure. Quant à Charlie, le concept des « sobers parties » lui correspond davantage ; elle a demandé une tisane à une soirée techno… sans succès. Les habitudes resteraient à changer !

*Les prénoms des personnes interviewées ont été modifiés pour préserver leur anonymat


Cet article est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 France.

Photo : Unsplash