Le féminisme financier comme outil d’émancipation ?  
par Alizée Le Diot
14 décembre 2023

Le combat pour l’égalité des genres progresse lentement avec une attention particulière donnée à l’égalité salariale. Pourtant, les inégalités économiques sont plus amples que la simple question du salaire : elles passent aussi par l’égalité en termes d’héritage, de transmission du patrimoine et de gestion des finances. C’est cette partie de l’économie que veut traiter le « féminisme financier ». Un sujet venu des États-Unis qui commence à émerger en France. Rencontre avec Hélène Gherbi, co-fondatrice de FEMCA, la première plateforme d’éducation financière française et avec Joanne qui a suivi un parcours de formation sur cette plateforme.  

En 2020, les sociologues Céline Bessière et Sibylle Gollac publiaient leur ouvrage, Le genre du capital. Elles y exposaient près de vingt ans de recherche sur les différences d’héritage au sein des familles et les inégalités criantes remarquées dans ces démarches. Dans cette mouvance, Hélène Gherbi, la fondatrice de FEMCA s’est lancée dans l’aventure de l’entreprenariat et de l’investissement féminin avec « l’envie de montrer qu’il y a plusieurs niveaux d’inégalités et notamment celui de l’accès à l’investissement, l’inégalité de l’héritage ou d’accès à la propriété ». Avec Melvin Duveau, elle avait comme ambition de rendre plus accessibles les finances et de démocratiser auprès des femmes des savoirs et savoir-être encore trop peu présents chez les femmes concernant ce sujet.  

À titre d’exemple, seulement 23 % des femmes investissent contre 37 % des hommes selon les chiffres de Bpifrance. FEMCA et la publication du livre Développez vos super pouvoirs financiers font partie de ces (encore) rares initiatives à œuvrer pour le féminisme financier en France aux côtés de plateformes, de SPAK — aussi dédiée aux jeunes de façon générale — ou des essais féministes de Titiou Lecoq. Les ouvrages et comptes Instagram Oseille et compagnie d’Héloïse Bolle ou Aux thunes citoyennes d’Insaff El Hassini et d’Héloïse Bolle sont également pionniers dans le domaine, ainsi que des newsletters comme Plan Cash ou Vives media de la journaliste Léa Lejeune.  

L’éducation financière  

Le féminisme financier — « financial feminism » en anglais — est un pan récent du féminisme qui a émergé il y a une dizaine d’années aux États-Unis. Hélène Gherbi a été une des premières à travailler sur le concept en France en 2021. « Nous sommes sur de l’éducation mais pas du tout du conseil. Notre idée est de permettre à chacune d’avoir un bagage de culture financière qu’on devrait avoir à l’école » explique Hélène. Pour cela, FEMCA propose une newsletter hebdomadaire, des webinaires et conférences gratuites ouvertes à toutes pour un premier niveau d’acculturation. Le deuxième niveau est la participation à un cycle de formations payantes avec un travail sur les freins mentaux qui empêchent les femmes de se sentir légitimes de s’intéresser à ce sujet, mais aussi une transmission de connaissances techniques.  

Joanne, parisienne de trente-quatre ans travaillant dans l’intelligence artificielle témoigne : « J’ai l’impression qu’au travail, quand ça parle finance ce sont toujours les hommes qui en parlent entre eux et quand on est une femme, c’est dur de se sentir légitime. Rien qu’en posant une question, on a l’impression qu’on va renforcer le cliché de la femme qui ne connaît pas les finances ». Les freins peuvent être également dus aux inégalités salariales, au manque de temps, mais aussi à un manque de confiance lié à des connaissances insuffisantes sur le sujet. Dernier élément sur lequel les plateformes d’éducation financière souhaitent travailler afin d’en lever les barrières.  

Des femmes cadres, entrepreneures et/ou expatriées   

« Avant de suivre FEMCA, la gestion de mon argent était vraiment une source de stress et d’angoisse. Je n’avais aucune connaissance. Je stressais quand on m’en parlait », nous confie Joanne, à qui ces formations ont beaucoup apporté. Les formations payantes donnent notamment accès à un groupe Whatsapp où « les conversations bienveillantes sont un véritable soutien. Pour moi, c’était très rassurant d’avoir un groupe de femmes avec qui discuter », ajoute-t-elle. Les formations payantes sont principalement composées de femmes entre 30 et 60 ans de CSP+.  

« J’ai l’impression qu’au travail, quand ça parle finance ce sont toujours les hommes qui en parlent entre eux et quand on est une femme, c’est dur de se sentir légitime. Rien qu’en posant une question, on a l’impression qu’on va renforcer le cliché de la femme qui ne connaît pas les finances « 

Joanne, employée dans le secteur de l’Intelligence Artificielle

« Nous avons beaucoup d’indépendantes et d’entrepreneuses qui se posent la question de la retraite », explique Hélène Gherbi. Pour la version gratuite du programme, la diversité est plus flagrante avec la participation de femmes dès vingt-cinq ans et parfois encore étudiantes. La formation est digitale, ce qui permet de toucher des femmes en France et à l’international. « Nous avons beaucoup d’expatriées en Suisse, Belgique et Canada notamment », se réjouit Hélène Gherbi. L’intérêt pour ces sujets aux États-Unis, au Royaume-Uni et dans les pays nordiques s’explique par un rapport à l’argent différent entre la culture anglo-saxonne et la culture latine selon la fondatrice de FEMCA : « Les États-Unis n’ont pas un état providence. Chacun doit préparer sa retraite. Dans la culture latine, le sujet des finances personnelles est extrêmement tabou du fait notamment de l’héritage judéo-chrétien. C’est le sujet le plus tabou devant la sexualité. Cela constitue un frein important pour la question de l’investissement et du féminisme financier. »  

Aux États-Unis, au contraire, les médias dédiés aux finances des femmes sont très appréciés : les articles du Financial feminist ou du compte Instagram @Herfirst100k par Tori Dunlap sont très suivis avec, pour ce dernier, 1,5 millions de fans sur Instagram. Là-bas, le « goal based investing » (investir en fonction de ses projets) est monnaie courante. Il s’agit de concevoir l’investissement dans une autre approche que celle de la performance : par un investissement centré sur ses projets de vie et ses valeurs.   

Le bien-être financier comme facteur d’émancipation  

Une approche adoptée par FEMCA et qui commence à plaire également en France : « C’est un énorme levier d’émancipation et de prise de confiance. J’ai l’impression qu’il y a une sorte d’émancipation qui va au-delà des finances. Je le sens. Aujourd’hui, quand il y a une discussion au bureau sur les finances, je n’ai plus du tout peur de me lancer dedans. Voire même c’est moi qui alimente la conversation alors que dans le passé je me serais renfermée », s’enthousiasme Joanne. Avant d’ajouter : « Je n’étais pas du tout pilote de mes finances et aujourd’hui j’ai le sentiment de les contrôler. Je suis passée d’un positionnement passif — je recevais mon salaire et j’alimentais un compte épargne — à une posture active. J’ai restructuré la gestion de mon argent. J’ai fait une nouvelle organisation. J’y vois plus clair dans mon budget et mes finances. Je suis beaucoup plus en maîtrise. »  

Pour Hélène Gherbi, fondatrice de FEMCA, le bien-être financier devrait être une dimension à part entière du bien-être, et nous devrions nous en occuper comme on s’occupe de sa santé en allant faire du sport.  

Hélène Gherbi raconte les retours des ses clientes : « elles gagnent en “bien-être financier” qui consiste à bien plus que bien gagner sa vie ». Joanne indique d’ailleurs qu’elle a commencé à s’intéresser à ses finances après une augmentation de salaire et à des questionnements sur son mode de vie : « Je suis célibataire et donc la vie à Paris coûte très cher. Je souhaite rester célibataire et cela a un prix. Pouvoir gérer mes finances me permet aussi de pouvoir faire des projets de vie sans avoir à me dire qu’il faut que j’attende d’être deux ».  

La fondatrice de FEMCA explique que le bien-être financier c’est savoir qu’on a un budget, qu’on gère son argent, c’est avoir un bon niveau de connaissances qui permet de comprendre les produits, c’est avoir une épargne de précautions, des projets de vie qui sont en train d’être financés… Pour elle, le bien-être financier devrait être une dimension à part entière du bien-être, et nous devrions nous en occuper comme on s’occupe de sa santé en allant faire du sport.  

Vers un marché plus éthique  

Même si FEMCA ou les autres plateformes concernées ne se revendiquent pas nécessairement comme étant des plateformes d’éducation financière verte, le sujet de l’écologie et de l’éthique est une « attente très forte » en ce qui concerne les utilisatrices de FEMCA. Selon l’étude du BCG Managing the Next Decade of Women’s Wealth (2020), plus de 64 % des femmes déclarent vouloir investir en fonction de leurs valeurs, elles ont un rôle clé à jouer pour participer à financer la transition écologique et sociétale. Joanne témoigne d’ailleurs s’être dirigée vers des banques vertes comme le Crédit Coopératif, Green-Got ou Nalo : « Ce sont des problématiques qui me touchent beaucoup. Quand on va vers les marchés, on se demande vers quel marché aller, quelle grande entreprise on va alimenter. Aller vers des produits plus éthiques donne un signal qu’on est intéressé par le sujet et cela va les aider à se développer ».  

Hélène Gherbi ajoute : « Quand on garde de l’argent sur son compte courant, les fonds vont être utilisés par la banque pour investir dans des activités qui peuvent être des industries polluantes. Notre épargne a un impact carbone. » L’entrepreneuse explique que, par exemple, la femtech (santé des femmes) est sous financée et que les femmes qui investissent peuvent s’orienter davantage vers ce secteur et participer à leur développement.  

Les deux femmes s’accordent à dire que l’investissement féminin est un « bulletin de vote économique » permettant de donner des signaux aux marchés. Un moyen d’expression citoyen pouvant orienter les marchés, à terme, et donc participer à une plus grande émancipation des femmes.  


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