Camille Teste, quand le bien-être entre en politique
par Claire Teysserre-Orion
13 novembre 2023

Et si, en voulant me faire du bien par du yoga (une fois par semaine), un petit massage (de temps à autre), ou du coaching, je faisais du mal ? À la lecture du livre brillant de Camille Teste, le doute s’est immiscé. Dans Politiser le bien-être, j’ai pris conscience que le bien-être était en réalité un immense marché mondial au service des idéologies dominantes, et que si nous pensions nous faire du bien individuellement, nous reproduisions en réalité un système qui nous détruit. Moi, qui aime vivre en accord avec mes idées, j’allais donc devoir arrêter toute pratique sportive, renoncer à extirper les racines émotionnelles de mon mal de dos et bannir toute dimension spirituelle de ma vie ? Quelle poisse ! Ce n’est heureusement pas son propos, et pour cause, Camille Teste est professeure de yoga ! Mais comment fait-on alors ? Camille Teste me répond. C’est l’occasion d’échanger avec elle sur son parcours, l’origine de ses réflexions…

Avant de devenir professeure de yoga, vous étiez journaliste. Pourquoi avoir fait cette transition, et comment en êtes-vous venue à écrire ce livre ?

Quand j’étais journaliste, tout était tourné vers l’intellect, le milieu du journalisme, comme une grande partie des milieux qui ont une influence sur le fonctionnement de la société, laisse très peu de place au corps et à ses affects. Cela a des conséquences très concrètes sur la vie des gens :  par exemple, à mon sens, le déni du corps et de ses douleurs a rendu possible une réforme des retraites absolument catastrophique pour des travailleurs aux corps déjà épuisés par une vie de labeur.  Pour ma part, travailler et créer avec mon corps, mais aussi avoir un rythme de vie bon pour mon système nerveux et pour ma santé, étaient des choses qui me manquaient au quotidien, et c’est en grande partie ce pour quoi j’ai quitté le journalisme. Puis quand j’ai commencé à travailler dans le milieu du bien-être, j’ai compris que la situation était complètement inverse : certes, on y considère les gens comme des corps, mais on ne regarde jamais ce qu’il y a de politique dans nos espaces. C’est pour ça que j’ai décidé d’écrire ce livre.

Votre livre est très documenté et même enrichi d’une bibliographie. Livres, podcasts, documentaires… certaines références sont françaises, mais beaucoup sont américaines. La question de la politisation du bien-être est-elle plus avancée là-bas ?

En effet, sur certains sujets, comme la domination dans ces espaces de bien-être, la réflexion est un peu plus avancée dans le monde anglo-saxon. Notamment, car certaines conversations, celle du racisme par exemple, sont encore très tabou en France. Aux États-Unis, ce sont des questions plus faciles à aborder, même si tout le monde n’est pas d’accord. Pour autant, le phénomène du bien-être comme un marché à succès, comme un fait social, n’a que quelques décennies. Et donc, ici ou ailleurs, on en est qu’au début de l’analyse. Si je me suis attelée à ce sujet, quand j’ai commencé le yoga, j’étais déjà féministe et j’avais été journaliste sur des questions de justice sociale, donc je maîtrisais ces thématiques. Percevoir, par exemple, les dynamiques coloniales à l’œuvre dans la pratique du yoga en Occident ne m’était pas totalement étranger, car j’avais déjà appris à observer les dynamiques coloniales dans d’autres domaines.

Avez-vous réussi à remonter à l’origine du bien-être, avant qu’il ne devienne un phénomène social et économique ?

C’est un terme qui est apparu dans le courant du 19ème siècle et c’est intéressant de voir qu’il est d’abord très politique. Il fait, par exemple, partie du premier slogan de la CGT : « liberté,  solidarité, bien-être ». C’est aussi un terme très présent dans la morale anarchiste. L’Encyclopédie anarchiste de Sébastien Faure en donne une définition, par exemple, qui n’est pas si éloignée de celle que l’on a actuellement : un équilibre intégral (physique, mental, émotionnel, spirituel). Pour la CGT, défendre le bien-être c’est, par exemple, défendre un droit au loisir, un droit au temps libre etc. C’est finalement étonnant qu’un terme aussi chargé politiquement se restreigne aujourd’hui à la définition d’un marché. Il est important de se rappeler que les pratiques de bien-être préexistaient au marché du bien-être – faire un balade dans la forêt, c’est une pratique de bien-être qui a toujours existé par exemple. C’est récent que ces pratiques soient considérées comme des produits, et donc vendues comme tels.

Aujourd’hui, on perçoit les espaces de bien-être comme neutres, apolitiques. Est-ce vraiment le cas ?

Il est évident que malgré la neutralité que veulent afficher tous les lieux et les pratiques de bien-être, tout est politique. Qu’on le veuille ou non, nous sommes à chaque instant traversés par le politique, par les mécanismes de domination et par les grands problèmes du monde. Le racisme, le sexisme, la grossophobie, la validisme ne s’arrêtent pas à la porte du studio de pilates ou du salon de massage. Pas plus que l’idéologie néolibérale, nouvelle religion qui nous fait adhérer au capitalisme comme le seul fonctionnement possible. Typiquement, cette pensée néolibérale, dans les espaces de bien-être, on la retrouve dès qu’on se confronte à des discours qui suggèrent que chaque individu est seul responsable de son bien-être, de son bonheur, de ses succès, de ses échecs… C’est aussi tout ce qui a trait à la pensée positive, à la loi de l’attraction, l’idée que nos pensées, ou nos « énergies » créeraient notre réalité. Toutes ces croyances ignorent que notre épanouissement dépend surtout de comment notre société est structurée. Et concrètement, aujourd’hui, elle n’est pas structurée pour nous faire du bien. Et tout le yoga ou les compléments alimentaires du monde ne viendront pas compenser ça.

Toutes ces croyances ignorent que notre épanouissement dépend surtout de comment notre société est structurée. Et concrètement, aujourd’hui, elle n’est pas structurée pour nous faire du bien. Et tout le yoga ou les compléments alimentaires du monde ne viendront pas compenser ça.

Camille Teste

Et comment le néolibéralisme a-t-il réussi ce tour de force : s’accaparer le bien-être, quelque chose qui, à l’origine, est en dehors de la sphère marchande ?  

Le néolibéralisme, c’est un peu le stade ultime du capitalisme. Ce capitalisme boosté aux hormones a la capacité à chercher des marchés absolument partout, y compris dans la sphère intime : par exemple, l’amour devient un marché grâce aux applis de rencontre, mais c’est également le cas du bonheur, de la spiritualité etc. Logiquement, le bien-être est aussi devenu un marché et il réalise 5000 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an dans le monde ! En quelque sorte, ce marché a partiellement remplacé d’autres pratiques, autrefois gratuites. Je pense, par exemple, aux coachs en développement personnel qui réunissent, dans des événements, des milliers de personnes auxquelles ils prêchent la bonne parole de façon spectaculaire, un peu comme le font encore certains pasteurs protestants. Sauf que dans un cas, les participants payent des centaines de dollars pour assister à ces coachings, et dans l’autre, cette spiritualité est gratuite.

Un autre méfait de cette marchandisation du bien-être par le capitalisme, c’est le fait de nous éloigner de l’action collective. Dans votre livre, vous faites le pari de réconcilier bien-être et action politique.

Oui, souvent les militants considèrent que tout ce qui a trait au bien-être nuit à leurs actions parce que ce serait égoïste de s’occuper de soi plutôt que de se consacrer à leur lutte. C’est sûr que si on fait du yoga pour être plus productif le lundi matin au travail ou pour être plus mince, plus normé, ça ne sert à rien du point de vue du militantisme. Pour autant, les pratiques de bien-être présentent aussi des intérêts, celui de se reposer ou d’accueillir les vulnérabilités ou simplement de faire du bien à son corps fatigué par la lutte, par exemple.  Aux États-Unis, les Black Panthers et autres militants pour les droits civiques avaient créé des espaces où les militants pouvaient se reposer, se soigner. C’est comme cela qu’a été popularisée la notion de self-care. Je pense aussi que les pratiques de bien-être peuvent nous aider à mettre en place des habitudes chouettes qu’on pourrait garder dans une société plus juste et plus douce pour tout le monde : une société qui laisserait plus de place au jeu, au plaisir corporel, à la douceur, à la danse, à la joie…  Correctement utilisés, les espaces de bien-être peuvent aussi être des lieux où l’on se désintoxique du système, par exemple, en apprenant à ralentir dans une société qui survalorise l’action et l’hyper efficacité.

Vous évoquez également la spiritualité dont nos sociétés occidentales se seraient coupées. Pourquoi l’Occident s’est-il retrouvé dans cette situation ?

On peut voir dans ce mépris très occidental pour la spiritualité une peur de ce qui n’est pas rationnel, de ce qui n’est pas explicable scientifiquement. Par ailleurs, à une certaine époque, pour s’ériger en figure de la modernité, et donc aller coloniser des territoires considérés comme non modernes, l’Occident a dû se couper de ce qui, dans sa propre culture, ne faisait pas « moderne ». Je pense, par exemple, à certains rituels de soin, à certaines danses, à certains rites. Cela explique aussi pourquoi aujourd’hui, en Occident, nous nous tournons volontiers vers des spiritualités lointaines, le bouddhisme, les rituels chamaniques, des notions comme le karma ou la réincarnation. Nous n’avons plus grand chose à nous. Cela pose d’ailleurs un problème d’appropriation culturelle.

Vous évoquez également des mouvements politiques progressistes (kurdes, zapatistes) qui ont accordé une importance à la spiritualité, au bien-être, dans leur lutte. Comment la spiritualité peut-être une aide dans l’action collective ?

La spiritualité peut donner un sens à l’action collective et permettre une certaine résilience face à des souffrances qui sont parfois fortes. Elle permet également de créer un lien avec l’objet de sa lutte. Il existe par exemple, des écoféministes, comme Starhawk ou Joanna Macy, qui organisent des cérémonies qui ont vocation à accueillir leur peines, notamment celle de voir la planète en si piteux état, et à cultiver un sens du sacré vis-à-vis du vivant, pour mieux le protéger : en ressentant le lien qui nous lie aux arbres ou aux plantes, on prend conscience de l’interdépendance qui nous lie. En France, à gauche, il y a souvent l’idée que luttes progressistes et spiritualité sont incompatibles. Mais l’existence de marxistes comme Bernard Friot ou le créateur de contenu décolonial Wissam Xelka, assumant l’un d’être catholique et l’autre d’être musulman, nous montre que l’engagement politique à gauche et la spiritualité peuvent donc coexister.

Il faut tout simplement arrêter de penser le bien-être comme un produit : la plupart des activités de bien-être, faire la sieste, marcher, courir, écouter de la musique, sont gratuites. Et ce que je transmets dans mes cours de yoga, on peut le refaire chez soi.

Camille Teste

Pour vous, quel serait un espace de bien-être idéal ?

Ce serait d’abord un espace qui soit à l’écoute de tous les publics, accessible à chacun, et attentif aux besoins particuliers. Car, finalement, on a tous des besoins particuliers, on va tous vieillir, devenir dépendants, et donc une culture ou cela n’est pas invisibilisé me paraît plus juste. Enfin, il faut tout simplement arrêter de penser le bien-être comme un produit : la plupart des activités de bien-être, faire la sieste, marcher, courir, écouter de la musique, sont gratuites. Et ce que je transmets dans mes cours de yoga, on peut le refaire chez soi.

Aujourd’hui, à quoi ressemble votre vie ? Parvenez-vous à appliquer ces principes ?

Depuis quelque temps, j’habite à la campagne et cela m’a beaucoup aidé à sortir d’une logique d’hyper production à l’œuvre dans les grandes villes. Je me sens aussi plus libre dans mon corps à la campagne. Je peux faire ce que je veux, danser dans les rues, m’habiller n’importe comment. En tant que femme, j’ai l’impression que la rue m’appartient aussi ici. Dans les grandes villes, les rues appartiennent aux hommes. Il n’y a qu’eux qui peuvent y faire du sport sans être harcelé, par exemple. Mon propos n’est pas d’opposer ville et campagne, mais de faire en sorte qu’en ville également on pense les espaces pour nos corps.

Camille Teste, Politiser le bien-être, Binge Audio Éditions, 2023

Insta @camille_teste 

Crédit photo: Marie Rouge


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