Une innovation low tech ? Un oxymore bien surprenant… Nous demande-t-il de retourner à l’âge des cavernes, à l’éclairage à la bougie et à la paille au fond des sabots pour se tenir chaud au lieu de miser sur le progrès technologique ? Bien souvent, la low tech ne fait pas rêver comme la high tech, ses applications futuristes et ses promesses de planète verte sur laquelle tous les conforts seraient accessibles sans effort. Et pourtant, si c’était là que se situait la vraie modernité et le courage d’innover ?
Les limites de la high tech
Un problème, le techno solutionnisme
La géo-ingénierie, les voitures autonomes et autres mirages high-tech ne nous permettront pas de conserver une planète viable, vivable. Pour enrayer l’effondrement de la biodiversité et éviter le chaos climatique, de plus en plus de spécialistes recommandent de se tourner vers d’autres solutions.
Le progrès technologique vise le plus souvent à résoudre des problèmes causés par des inventions techniques antérieures. C’est ce qu’on appelle le techno solutionnisme. Selon ce concept, chaque problématique trouverait sa solution dans des technologies meilleures et nouvelles. Il a été observé que de nombreuses technologies, bien qu’inventées et développées pour résoudre certains besoins perçus, créent souvent d’autres dysfonctionnements dans le processus et offrent de nouvelles opportunités de développement. Elles augmentent alors la consommation totale d’énergie par un effet rebond.
Ce monde “tout technologique” est donc loin d’être un monde idéal. Dans son roman Les Furtifs, Alain Damasio illustre ce constat en développant la notion de technococon. “La notion de technococon est imagée. J’ai le sentiment qu’on s’est lentement inséré dans une espèce de chrysalide de fibre optique et qu’on interface le monde essentiellement par le smartphone, les écrans et les laptops. On dispose de tout un ensemble de services, d’applis et de technologies qui conjurent le rapport direct au monde.” Selon lui, “Le technococon nous protège et nous abrite, mais sa sphère nous enferme aussi.” Tout en gardant le pouvoir émancipateur de la technologie, il faudrait parvenir à réduire tout ce qui est superflu et tout ce qui est proprement addictif. L’ingénieur Philippe Bihouix appelle cette démarche le techno-discernement.
Une solution, le techno discernement
Faire preuve de discernement technologique est primordial : l’objectif n’est pas de mettre toutes les technologies à la poubelle, car elles sont parfois nécessaires. Mais parce que la technologie va emporter avec elle des ressources qui seront irrémédiablement gâchées, perdues pour les générations futures, il est essentiel de les utiliser aux bons endroits.
“Avant même d’abandonner la voiture et d’enfourcher un vélo, ne pourrions-nous pas fabriquer des automobiles plus petites, qui seraient certes moins performantes, mais qui assureraient 95 % des besoins et consommeraient bien moins qu’une voiture moyenne d’aujourd’hui…” Il évoque aussi l’importance des moyens de production : “Là se situe l’arbitrage entre les ressources d’une part et le travail humain d’autre part. Le système économique dans lequel nous vivons a une lourde tendance à privilégier la machine à l’Homme. Mais à chaque fois que l’on remplace le travail humain par un robot ou un logiciel, on consomme irrémédiablement des ressources. Alors, entre le fauchage des champs à la main et la machinisation à tout-va de nos vies, trouvons un juste milieu.”
Qu’est-ce que la philosophie Low tech ?
Le terme « low tech » est une contraction de « low technology » (en français, « technologie douce » ou « technologie légère »). Formé par antonymie avec la « high tech », la low tech désigne des innovations sobres, agiles et résilientes, pouvant contribuer à l’émergence d’une société plus économe en ressources et en énergie.
Selon le Low Tech Lab, association française dont la mission est de sourcer, documenter, expérimenter et diffuser des alternatives low tech, ce terme est employé pour qualifier des objets, des systèmes, des techniques, des services, des savoir-faire, des pratiques, des modes de vie et même des courants de pensée, qui intègrent la technologie selon trois grands principes : utile, accessible et durable.
Durable, comment sortir du tout jetable
La course à la consommation est nourrie par une offre sans arrêt renouvelée et par des technologies limitées dans le temps à cause de l’obsolescence programmée. Ce terme désigne “l’ensemble des techniques par lesquelles un metteur sur le marché vise à réduire délibérément la durée de vie d’un produit pour en augmenter le taux de remplacement.”
Si, depuis 2015, l’obsolescence programmée est considérée comme un délit et est punie par la loi française, le rythme effréné de consommation ne diminue pas pour autant et les outils techniques n’ont jamais été aussi peu pérennes. D’après une enquête de l’ADEME, en 2020, les français changent de téléphone en moyenne tous les deux ans, et dans 88 % des cas de renouvellement, les appareils étaient encore en état de fonctionner. L’enquête évoque le fait que « dans la plupart des cas, les smartphones ne sont pas conçus pour être robustes et réparables, ni compatibles et évolutifs dans le temps » : batteries collées ou soudées, pièces de rechange indisponibles, etc.
Pour répondre à ce dysfonctionnement, l’entreprise Fairphone propose, par exemple, des smartphones éco-conçus, modulables, avec des pièces démontables et remplaçables facilement par son propriétaire, permettant de lutter contre l’obsolescence programmée. Si vous ne vous sentez pas de revenir aux “dumbphones” (téléphones limités aux fonctions de base de la téléphonie : appel, texto), les smartphones modulables représentent une alternative intéressante.
Les low tech proposent donc des alternatives technologiques éco-conçues, résilientes, robustes, réparables, recyclables, agiles, fonctionnelles. Elles nous invitent à réfléchir et à optimiser les impacts tant écologiques que sociaux ou sociétaux liés au recours à la technique et ce, à toutes les étapes de son cycle de vie (conception, production, usage, fin de vie). Philippe Bihouix, auteur de L’Âge des Low Tech, parle de la nécessité de sortir du tout jetable et d’entrer dans un monde du “prendre soin” en partageant, préservant, réparant, modifiant l’existant. On va préférer recoudre un vêtement plutôt que de le jeter, changer une pièce défaillante plutôt que de racheter tout l’objet ou encore emprunter un outil plutôt que d’en acheter un neuf.
Utile, la nécessité de questionner nos besoins
Là où les high tech viennent combler des besoins secondaires en faisant souvent fi de leur impact sur la planète, la low tech privilégie des solutions technologiques respectueuses de l’environnement et veut répondre à des besoins primaires. Elles encouragent donc une réflexion sur nos besoins réels dans un contexte de raréfaction des ressources.
« Aujourd’hui, on pense qu’on va tout régler avec des matériaux intelligents et des énergies renouvelables. Ce qui insuffle le développement des solutions, ce n’est plus le progrès humain, ni même la réduction des émissions de CO2, mais l’augmentation de notre confort — ou plutôt de notre assistanat. Le principal levier d’innovation, c’est de créer des besoins que nous n’avons pas encore ». Selon Gauthier Roussilhe et Quentin Mateus dans leur essai Perspectives low-tech: comment vivre, faire et s’organiser autrement ?, “l’avenir sera Low Tech si nous nous montrons capable de remettre en question l’authenticité de nos besoins, notre rapport à la technologie ainsi que le modèle de société qui la sous-tend.”
Dans son Manifeste pour une slow.tech, Frédéric Bordage explique : “sans exclure le high-tech et sans retourner à l’âge des cavernes, la sobriété numérique hybride high et low tech propose de concevoir un numérique plus ingénieux, plus économe et finalement plus durable. [Cette dernière] pose les questions du comment et du pourquoi.” Comment utiliser le plus ingénieusement toutes les technologies (low et high) à notre portée ? Et pour quoi faire ? Un distributeur de croquettes pour chat connecté peut être éco-conçu, et donc plus “low tech” qu’un distributeur de croquettes pour chat connecté classique. Pourtant, a-t-on vraiment besoin d’un tel outil ? Se questionner devient essentiel : quels sont nos besoins réels ? De quel confort avons-nous besoin ? Et à quel prix, si le confort d’aujourd’hui sacrifie l’habitabilité du monde de demain ?
Accessible, l’émancipation qui passe par le “faire soi-même”
Dans son livre La Convivialité, Ivan Illich, figure de l’écologie politique, estime que la high tech prive les individus de leur autonomie et de leur savoir-faire. « Castré dans sa créativité », l’être humain perd au contact de techniques qu’il ne maîtrise plus son lien charnel avec le monde. « La prise de l’Homme sur l’outil s’est transformée en prise de l’outil sur l’Homme », écrit-il, avant d’évoquer une voie alternative : une « société conviviale », « où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes ».
On l’a vu, une solution est low tech parce qu’elle peut répondre au plus proche d’un besoin primaire. L’étape d’après, c’est que l’usager réponde lui-même à ce besoin. Pour cela, il va monter en autonomie technique, en capacité de savoir-faire, de construire, de modifier, d’adapter, etc. L’objectif est de se réapproprier et de maîtriser ce dont on dépend au quotidien, ce qui lui permet de retrouver son autonomie. Les Low Tech offrent la liberté de dire : « je peux faire autrement », par exemple en prenant en charge une partie de la production de ses aliments sur son balcon ou leur conservation grâce à des techniques comme la lactofermentation (une technique de conservation alimentaire de longue durée, qui ne requiert ni stérilisation ni congélation et qui décuple les bienfaits nutritionnels des aliments), etc.
La recherche de l’autonomie, c’est aussi l’essence du projet Low-tech with Refugees, qui explore comment la low tech autonomise les demandeurs d’asile et les habitants de Lesbos afin qu’ils puissent répondre par eux-mêmes à leurs besoins, et acquérir de nouveaux savoir-faire de manière durable. En promouvant l’apprentissage par la pratique et l’échange de savoirs par une approche collaborative, l’association propose des activités de fabrication de low tech et accompagnent les personnes qui arrivent avec leurs propres initiatives pour fabriquer ensemble une solution.
Vivre Low Tech
Imaginer une société Low Tech désirable
Pourquoi ces alternatives, pourtant prometteuses sur le plan écologique, peinent-elles tant à s’inscrire durablement dans notre paysage technique ? Pour Philippe Bihouix, le premier frein au développement de la low tech est économique : « Consommer des ressources ou émettre des gaz à effet de serre reste moins cher que de mobiliser du travail humain, ce qui bloque l’émergence de beaucoup de solutions de réparation et de formes artisanales de travail. » Les principes de durabilité et de réparabilité de la technologie sobre entrent également en contradiction avec la volonté de croissance des entreprises, entravant l’adoption de ces inventions par le grand public.
Sandrine Roudaut, autrice de L’utopie, mode d’emploi, estime que les raisons sont à chercher du côté de notre imaginaire collectif. « Une des raisons pour lesquelles la low-tech n’émerge pas, c’est que l’on ne la voit pas dans les récits ni dans les films. Tout le monde associe la fin de notre monde high-tech à un monde survivaliste dans lequel on va se taper sur la figure. Il faut montrer un monde différent. » L’enjeu serait donc d’imaginer une société low-tech désirable et de diffuser cet imaginaire, via les films, livres, séries, etc. pour permettre au plus grand nombre d’y accéder.
De son côté, la Low Tech Lab amorce également ce passage de relais entre objets et imaginaires : sa mission est de donner à chacun l’envie et les moyens de vivre mieux, en harmonie avec son écosystème. Pour atteindre cet objectif, deux moyens : la diffusion libre des savoirs low tech d’un côté : véritable répertoire de solutions et pratiques low tech, les informations accessibles par tous sur le site du Low Tech Lab permettent de diffuser librement des techniques et ainsi favoriser leur réappropriation, leur réplication ou leur réparation ; et de récits incarnés les donnant à voir et à désirer de l’autre : entre autre via des vidéos accessibles sur leur chaîne YouTube, mettant par exemple en scène la vie quotidienne dans une tiny house 100 % low tech ou encore de l’épopée autour du monde de Corentin de Chatelperron sur son voilier autonome.
Pour Quentin Mateus, le principal frein aujourd’hui est un frein idéologique : “On est bloqués par nos idées. Plein de gens n’arrivent pas à imaginer d’autres façons de faire. Les low tech, par leur côté réel, pratique, réouvrent les possibles. Pourtant, plus besoin d’imaginer, les solutions sont sous nos yeux : voici d’autres manières de produire des aliments, de les conserver, de les cuire, voici d’autres manières d’habiter, de se chauffer, etc. Nombreux sont ceux qui trouvent refuge dans les low tech, parce qu’elles présentent les premières solutions qui sortent du fatalisme.”
Intégrer des pratiques Low Tech à son quotidien
Fours solaires, dessalinisateurs d’eau, perceuses à pédalier… Les exemples sont légion. Comment se familiariser avec cette démarche, et l’intégrer à sa vie ?
« Pour s’ouvrir à la philosophie des low-tech, il faut bouquiner », estime Romain Colon de Carvajal, enseignant en génie mécanique à l’Insa Lyon et spécialiste de la démarche. Au sens large, nourrir son imaginaire : livre, podcast, film, reportages…
Une fois la théorie assimilée, place à la pratique. « Il faut tout simplement y aller ! » encourage Clément Chabot, du Low-Tech Lab, dans une interview avec Reporterre. « Il n’y a pas de mal à commencer petit. Il ne faut pas se mettre une pression de dingue. »
Faire un bilan de ses habitudes de consommation de technologies du quotidien et se poser la question de leur utilité réelle peut être un bon début : s’interroger sur sa manière de se laver, de s’habiller, de se déplacer, de se nourrir, etc. en cherchant des solutions alternatives et plus autonomes ! Cela peut prendre plusieurs formes : fabriquer ses propres produits de soin et produits ménagers (produit vaisselle, shampooing, déodorant, dentifrice etc.), s’habiller avec des habits de seconde main et réparer ses vêtements usés en apprenant les bases de la couture, privilégier le covoiturage, les transports en commun ou se mettre au vélo, acheter ses légumes à l’AMAP (Association pour le maintien d’une agriculture paysanne) du coin ou les faire pousser sur son balcon…
Les plus bricoleurs pourront se lancer dans la construction d’un garde-manger, simple à mettre en place chez soi. Ce garde-manger peut remplacer le réfrigérateur une grande partie de l’année et, s’il est déjà utilisé dans plein de pays du monde, il n’attend plus que de trouver sa place dans nos intérieurs, en ville ou à la campagne !
Après la conservation des aliments, place à la cuisson. La marmite norvégienne est une autre star des low tech : un caisson extérieur, des parois isolées (par exemple avec du liège, de la laine d’isolation ou un vieux pull en laine, suivant ce qu’on a à disposition) et l’ajout d’une surface réfléchissant les infrarouges pour que la chaleur reste à l’intérieur de la boîte et permette à la cuisson de continuer grâce à l’inertie. En rallongeant un petit peu le temps de cuisson, cette technique offre le double bénéfice d’empêcher votre plat de brûler et d’économiser beaucoup d’énergie !
Même le numérique se met aux low tech, et heureusement, car la question est centrale : en 2020, le numérique représentait 4 % des émissions de gaz à effet de serre et 10 % de la consommation mondiale d’électricité. L’utilisation du numérique est également très ancrée dans nos quotidiens : pour accéder à l’information, communiquer, travailler, utiliser des services, et même pour la production industrielle. Tout l’enjeu consiste à dépasser l’apparente incompatibilité d’un numérique low tech. Et de fait, plusieurs pistes existent pour prendre en compte les principes de la low-tech dans le domaine du digital. Depuis 2010, le Low-tech Lab nous propose un guide complet des préceptes de l’éco-conception web. Autre exemple, le site solar.lowtechmagazine.com qui fonctionne à 100 % à l’énergie solaire, hors réseau et sans batterie. Il arrive donc que le site soit hors ligne ! Le pourcentage de batterie du serveur est indiqué, rappelant que l’énergie est limitée, que passer du temps sur le site la consomme et que l’énergie non consommée permet à d’autres de passer du temps sur le site.
La low tech nous permet donc de rouvrir le champ des possibles techniques. Changer ses habitudes vers un mode de vie plus low tech est un geste qui acte déjà une rupture avec un automatisme, celui consistant à toujours préférer la dernière technologie mise sur le marché. Au-delà de la technique, elles nous permettent de réinventer nos manières de vivre, nos façons d’être avec le monde, de retrouver un rapport plus sain au temps et à ce qui nous entoure. Un moyen de mieux vivre dans un monde qui s’effondre. Bien loin de représenter une régression, embrasser la philosophie low tech, c’est se mettre à l’heure du monde.
Cet article est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 3.0 France.
Photo : Unsplash