Les serpents de bonne maman
par Chloe Glad
2 octobre 2023

De l’autre côté de la planète, en Nouvelle-Calédonie, s’active une sacrée bande de mamies. Ces retraitées ont mis un point d’honneur à photographier, tous les matins et pour la science, des serpents marins mortels, dans la baie la plus touristique de Nouméa. Et puis un jour, on les y a interdites.

Il est neuf heures, le soleil brille, les mémés sont de sortie. Une trentaine de retraitées barbotent dans la Baie des Citrons, petits chaussons d’eau aux pieds, bouées multicolores sous les bras. Ne pas se mouiller la tête semble être la règle tacite de cette drôle d’expédition aquatique. Ça fait sourire Maryline. « Ce n’est pas notre groupe, ça », elle glisse dans un clin d’œil. Rires des copines, qui trépignent à côté. Devant elles sont éparpillés des masques de plongée, des tubas, des combinaisons et des appareils photo sous-marins. Ces grands-mères-là, elles sont en mission.

Dans le viseur, un serpent noir et crème, élégant et mortel, pouvant atteindre un mètre cinquante : l’Hydrophis major. L’espèce est si peu connue qu’elle n’a pas encore hérité de son nom vernaculaire, à contrario de son cousin le tricot rayé, devenu serpent emblématique de l’île française, posée sur le Pacifique à 16 000 kilomètres de la capitale. Tout reste à découvrir sur l’Hydrophis : pourquoi les reptiles restent-ils près de la côte, dans la baie la plus fréquentée du territoire ? Pourquoi décident-ils parfois de s’en éloigner d’une quinzaine de kilomètres ? Combien de temps vivent-ils, combien sont-ils ? 

Un bon point de départ pour ce genre d’enquête est la photo-identification, soit photographier minutieusement tous les serpents croisés. Les images permettent, une fois au sec, de distinguer chaque individu, de dessiner un portrait de groupe, et par ricochets, d’en comprendre l’évolution. Cliché après cliché, ces grands-mères dressent en fait un état civil inédit.

C’est toujours la même stratégie : l’une des nageuses repère un Hydrophis au fond de l’eau, le groupe règle ses appareils, descente en apnée, stabilisation au fond, clic clic clic. Les paparazzis (ou mamirazzis ?) ne visent pas la tête du serpent ; ce qui les intéresse, c’est la queue de l’animal. Chaque individu a son motif, sa robe bien à lui, comme chez les zèbres ou les requins-baleines. Certains ont des petites taches tout en staccatos ; chez d’autres, de larges bandes s’étalent, se frôlent, s’emmêlent.

« Au début, je leur donnais des numéros », explique Claire Goiran, biologiste marin et professeure à l’Université de Nouvelle-Calédonie. « Mais rapidement, on est passé aux prénoms. Déjà, parce qu’on en a rencontré beaucoup plus que ce que j’imaginais. Et surtout, car ces serpents ont des personnalités propres. » Blanche, par exemple, « est très relax ». Luc, par contre, « n’est pas cool ».

Il y a quelques années, la scientifique rencontre Aline, la première de ces grands-mères, dans l’eau, forcément. À l’origine, Claire Goiran traquait seule les serpents marins ; Aline lui propose alors de photographier ceux qu’elle verrait, par hasard, lors de ses baignades quotidiennes. C’était en 2017. Aline parle du projet à Monique, sa voisine. Qui en parle à Maryline, une copine de la gym. Qui en parle à Geneviève… Claire Goiran en rigole encore : « Sans avoir fait exprès, je me suis retrouvée avec cette équipe de sept grands-mères qui réalisent un travail extraordinaire ! »

Les septuagénaires ne connaissent rien aux serpents, pas grand chose de la méthode scientifique, mais elles se prennent entièrement au jeu. Entre 2013 et 2016, avant l’opération « grands-mères » donc, Claire Goiran a recensé une quarantaine d’individus sur le territoire calédonien. « Avant de commencer l’étude, j’aurais parié sur trois, quatre, peut-être dix serpents maximum en plus », admet la chercheuse. Aujourd’hui, ce sont plus de 260 animaux qui ont été identifiés.

Crédit Photo: Chloe Glad

De fantastiques grands-mères

Tout ça peut surprendre. Déjà, le baigneur imagine mal tant de serpents évoluant sous ses pieds ; c’est qu’il faut être chanceux pour croiser les timides reptiles. D’autres s’étonnent surtout de cette science participative qui délaisse les habituels écoliers pour impliquer le troisième âge. « À l’Université de Nouvelle-Calédonie, je suis la seule à travailler avec des bénévoles », note Claire Goiran.

Richard Shine, lui, est admiratif. Biologiste australien, le chercheur vient depuis des années en Nouvelle-Calédonie pour étudier les serpents marins. Il rencontre des séniors curieuses, appliquées, heureuses de quadriller cette baie qu’elles connaissent pourtant par cœur. Il rebaptise le groupe, c’est son hommage, sa révérence : elles seront les « Fantastic Grandmothers », des fantastiques grands-mères.

« On a vraiment changé d’échelle », souligne Claire Goiran. « Avant, le nombre de serpents était complètement sous-estimé : il faut passer beaucoup de temps dans l’eau pour avoir une chance de les voir. D’ailleurs, la plupart des herpétologues étudient les animaux terrestres, plus faciles d’accès. Mais les grands-mères passent tous les jours deux heures dans l’eau ! Ce recensement aurait été complètement inaccessible à un scientifique seul. » À ce jour, une centaine d’espèces de serpents marins sont connues à travers le monde. La Nouvelle-Calédonie en abrite une quinzaine, et Claire Goiran en étudie trois. Si on organisait un sommet mondial dédié aux serpents marins, observe-t-elle, les scientifiques invités tiendraient dans une salle de classe.

Pour Claire Goiran, l’âge de ces volontaires insolites est un « énorme avantage » : « travailler avec des serpents venimeux pose la question de la sécurité. Jamais je ne pourrais faire ça avec des hommes jeunes par exemple, j’aurais trop peur qu’ils soient imprudents. Les grands-mères sont vraiment respectueuses… en plus d’être très disponibles. »

Rapidement, les mamies se mettent à photographier d’autres espèces, toutes les espèces : coraux, tortues, nudibranches bigarrés et crevettes minuscules… « Avant, je nageais en piscine, je filais tout droit sans me poser de question », se souvient Monique, soixante-treize ans. « Avec les grands-mères, j’ai appris à regarder. »

Observer, sensibiliser, thé

Il y a des matins comme ça : aucun Hydrophis major à l’horizon. « Ça arrive, c’est normal », lâche Monique dans un sourire. À la place, les grands-mères ont aperçu son cousin, l’Hydrophis coggeri, pris en photo évidemment, et puis un tricot rayé, juste avant de sortir. « On a toutes notre façon de voir : Aline, c’est l’œil de lynx, elle repère souvent en première. Geneviève voit le petit détail. Cathy, quant à elle, nous en apprend beaucoup sur les coraux. Finalement, chaque sortie est enrichissante », explique Monique. 

Crédit photo: Chloe Glad

D’abord collègues, elles sont devenues de véritables amies, qui fêtent ensemble les anniversaires, partent en randonnées et papotent autour d’un thé à la fraise enroulées dans une serviette de plage. « On pourrait dire que les grands-mères ne sont bonnes qu’à faire des confitures, mais non ! C’est très valorisant de pouvoir aider la recherche à nos âges. C’est notre sport, une activité au quotidien. » Et un secret de longévité ? « Je suis persuadée que ça nous maintient en forme », assure Monique.

Les grands-mères ont surtout réussi le pari fou de faire connaître ces serpents marins au monde entier : CNN, BBC, The New York Times, Brut… Aucun média ne leur résiste, et elles profitent de la tribune pour sensibiliser. « Je ne pense pas qu’on va venir nous rejoindre dans l’eau pour photographier les serpents », blague Monique. « Mais si on peut montrer l’immense biodiversité de cette baie… »

Mais en mars dernier, la mairie de Nouméa a mis un terme à l’aventure. Ou plutôt, espèrent les grands-mères, un repos forcé. Depuis plusieurs mois, la baignade est en effet interdite autour de la capitale calédonienne. La raison ? « Risque requin », avance la mairie.

Une gestion du risque risquée

Les habitants de Nouvelle-Calédonie, et tous les insulaires du Pacifique d’ailleurs, coexistent avec les requins depuis toujours. Dans la culture kanak, comme dans d’autres cultures océaniennes, le requin est un animal totem, un protecteur et un guide, qu’il faut respecter et honorer. Les morsures de requins font partie des aléas de l’océan, immuables, acceptés. Les pêcheurs sous-marins, surtout, connaissent bien ce risque.

Depuis quelques années sur le Caillou, le nombre de morsures de requin est en hausse. Ce ne sont plus uniquement les pêcheurs sous-marins qui sont touchés, mais des baigneurs, des véliplanchistes, des adeptes du paddle. Une situation inacceptable, pour la mairie de Nouméa : pour protéger les citoyens, l’accès à la mer est désormais interdit, et les requins, abattus en mer lors de campagnes « de prélèvement ». 

Crédit Photo: Chloe Glad

« Nos activités sont en stand by et nous sommes vraiment désolées de cette situation », écrit Monique dans un mail, un message arrivé au milieu de la nuit, puisque du bout du monde. Un filet anti-requin a pourtant été déployé dans la baie des Hydrophis, sorte de barrière flottante cinglant la plage et permettant malgré tout une baignade surveillée entre 8h45 et 16h, sept jours sur sept. Malheureusement, ce dispositif inquiète plus qu’il ne rassure.

« Nous avons signalé les conséquences de la mise en place d’une barrière anti-requin concernant la biodiversité de la baie », poursuit Monique. Le filet agace aussi les associations locales de protection de la nature : s’il empêche, en théorie, les squales d’approcher du rivage, il gêne aussi le reste de la faune dans ses déplacements. Les va-et-vient, les chasses pour se nourrir, les explorations en quête de partenaire des tortues, des raies, et de tout un tas d’autres poissons, peuvent, à terme, se retrouver chamboulés.

En plus d’identifier les serpents, les grands-mères avaient aussi pour habitude d’aider l’Aquarium de Nouméa à remettre à l’eau les bébés requins léopards nés en captivité. Impossible aussi, désormais. « À notre grand regret », écrit encore Monique. Face à la situation, Claire Goiran demeure de son côté pragmatique : « On va s’adapter », commente-t-elle.

Petit à petit, s’apprivoiser

« La première fois que j’ai vu un serpent dans la mer, j’avais très peur », confie Monique. « Mais Claire nous a vraiment mis en condition pour les photographier. » Parmi ses conseils : « S’il vient vers nous, on reste stable, on ne bouge pas ! » Une sécurité, face aux serpents au venin mortel ? Plutôt une précaution. Une politesse, même, d’ailleurs davantage destinée aux reptiles qu’aux humains : il s’agit de ne pas les déranger, ni de les stresser inutilement. « Ils n’attaquent pas, précise Monique. Ils sont simplement très curieux. »

Les mains serrées sur ses genoux, la retraitée sourit, le cœur gonflé de souvenirs : « Nous avons appris à les observer. À les trouver jolis. Et à les aimer. Petit à petit, on les apprivoise. Ou plutôt, ils nous apprivoisent. » 


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Photos: Chloe Glad

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