Le revenu universel, un rêve de plus en plus réel
par Claire Teysserre-Orion
24 juillet 2023

Je me suis toujours demandée pourquoi un pays riche comme la France n’était pas capable de pourvoir aux besoins de tous ses habitants. De là vient mon intérêt pour le revenu universel : si chaque mois, nous percevions un revenu inconditionnel, sans avoir à travailler, ni avoir à justifier quoi que ce soit ? Tel est le rêve que nourrit le revenu universel. Finalement, à quoi ressembleraient nos vies si nous pouvions tous pourvoir aux besoins les plus essentiels sans crainte du lendemain ? Quand j’évoque le sujet autour de moi, il y a ceux qui dénoncent une utopie et ceux qui croient que c’est une belle idée qui dessine un monde meilleur. 

J’ai une passion : l’histoire des idées politiques. Alors quand je m’intéresse à un sujet, je remonte à ses origines. En ce qui concerne le revenu universel, je découvre que le premier à l’avoir imaginé n’est autre que le philosophe anglais Thomas More. Dans son célèbre Utopia (1516), il décrit une communauté dont les membres ne dépendraient pas de leur travail pour assurer leurs besoins élémentaires. Dès le début, le revenu universel est donc marqué du sceau de l’impossible. À la fin du 18ème siècle, c’est au tour d’un autre penseur britannique d’évoquer la question : Thomas Paine a l’idée d’une dotation universelle qui compenserait la perte du bien commun, à savoir la terre devenue propriété privée. 

Embrouille idéologique

Mais gardons-nous de faire du revenu universel la seule idée de doux rêveurs socialistes. Au fil de mes recherches, je découvre que des penseurs libéraux, et pragmatiques, ont aussi défendu le revenu universel, comme Milton Friedman. Pour le prix Nobel d’économie, le revenu universel représente un moyen efficace d’éradiquer la pauvreté : l’État limite son intervention en reversant à chacun une allocation unique remplaçant toutes les aides existantes (minima sociaux, prestations familiales, bourses) ; puis les individus ont la liberté de prendre le relais de l’État Providence pour organiser la solidarité comme ils l’entendent.  

Plus étonnant encore, le revenu universel a ses contempteurs à gauche. Je ne m’attendais pas à ça : que des socialistes s’opposent à ce qui ressemble, malgré tout, à une générosité des pouvoirs publics… Regardons ça de plus près : les Économistes atterrés, d’inspiration marxiste, voient dans le revenu universel un nouveau moyen du libéralisme de déréguler encore plus fortement le marché du travail. Pour ces chercheurs, la réponse à la violence du capitalisme doit passer par une meilleure répartition de la charge de travail, par la réduction du temps de travail (semaine de 4 jours, augmentation des congés payés, avancement de l’âge de départ à la retraite), et celle des inégalités de revenus. 

Décroissance et droit à la paresse

Ces débats idéologiques me passionnent mais ne me renseignent pas beaucoup sur les avancées éventuelles de cette idée. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Sur le site du Mouvement français pour un revenu de base (MFRB), je lis que l’association se définit comme « transpartisane ». Le philosophe belge Philip Van Parijs, principale figure internationale en faveur du revenu universel, met en avant la dimension éthique de la proposition : que chacun soit en capacité de choisir une vie qu’il estime « bonne ». 

C’est aussi une manière de rétribuer des activités indispensables au fonctionnement de notre société mais qui n’ont pas de valeur économique : s’engager dans une association, s’occuper de ses vieux parents, élever ses enfants, aider un voisin. 

L’économiste Baptiste Mylondo, militant de la décroissance, y voit quant à lui un moyen de dépasser notre modèle de société : réduire l’activité économique et la production, se libérer du travail et mieux le partager. C’est aussi une manière de rétribuer des activités indispensables au fonctionnement de notre société mais qui n’ont pas de valeur économique : s’engager dans une association, s’occuper de ses vieux parents, élever ses enfants, aider un voisin. 

Je me dis que c’est là l’enjeu très actuel du revenu universel, et peut-être le pari de notre époque. Le changement climatique ou la transformation du travail nous somment de changer notre société, et peut-être de ralentir notre consommation, le rythme de nos vies etc. J’ai comme le sentiment que le revenu universel pourrait participer à cette transformation. Ces considérations m’évoquent aussi le « droit à la paresse » que le socialiste Paul Lafargue défendait à la fin du 19ème siècle (déjà !). « Si, déracinant de son cœur le vice qui la domine et avilit sa nature, la classe ouvrière se levait dans sa force terrible, non pour réclamer les Droits de l’homme, qui ne sont que les droits de l’exploitation capitaliste, non pour réclamer le Droit au travail qui n’est que le droit à la misère, mais pour forger une loi d’airain, défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour, la Terre, la vieille Terre, frémissant d’allégresse, sentirait bondir en elle un nouvel univers… »

Des expérimentations à l’international

Mais comment prouver que le revenu universel est le bon outil pour cette révolution ? Et s’il a traversé les siècles, n’est-il pas resté une utopie ? C’est en me posant ces questions que je tombe sur un « rapport d’information » du Sénat. Il date de 2013 et s’intitule « Le revenu de base en France : de l’utopie à l’expérimentation ». C’est une avancée manifeste de l’utopie dans notre réalité… Mais nos vieux élus restent prudents et appellent tout d’abord à « expérimenter » à un niveau local. Pour eux le meilleur moyen de se faire un avis sur la question. Une politique des « petits pas » plutôt qu’une révolution sociale.  

Justement, y a-t-il des endroits dans le monde où l’on a commencé à faire ses « petits pas » ? Je découvre que les premières expérimentations ont eu lieu dès les années 1970 en Amérique du Nord. Comme le « Mincome », un revenu minimum versé aux citoyens les plus pauvres dans deux villes du Canada. Plus tard, dans les années 2000, d’autres expériences sont menées dans des pays émergents et s’adressent cette fois-ci à l’ensemble d’une communauté. En 2012, dans plusieurs villages de l’État de Madhya Pradesh (Inde), 6000 personnes, adultes et enfants, ont pu améliorer leur alimentation, leur santé, leur éducation ainsi que leur outil de production. En Namibie, entre 2008 et 2012, les 1 200 habitants du village d’Otjivero ont tous bénéficié d’un revenu de 100 dollars namibiens par mois (6,30 €). Une baisse de la sous-nutrition chez les enfants, une hausse de la scolarisation, des créations d’entreprises : tel est le bilan positif de l’expérience. 

Je découvre que les premières expérimentations ont eu lieu dès les années 1970 en Amérique du Nord. Comme le « Mincome », un revenu minimum versé aux citoyens les plus pauvres dans deux villes du Canada. Plus tard, dans les années 2000, d’autres expériences sont menées dans des pays émergents et s’adressent cette fois-ci à l’ensemble d’une communauté.

Je trouve dans ces deux expériences un argument infaillible contre ceux qui opposent au revenu universel la « désincitation au travail ». Mais la situation économique de l’Inde et la Namibie n’est pas tellement comparable à celle de la France… Alors, qui sait ce que ferait l’instauration d’un revenu universel dans un pays développé ? 

Un revenu universel est possible

En France justement, le rapport d’information du Sénat a permis des expérimentations au niveau local : le « revenu solidarité jeune » à Lyon, un « complément de minimum garanti » à Pont-de-Claix (Isère), un « minimum social garanti » à Seclin (Nord), un « revenu minimum municipal garanti » à Arcueil (Val-de-Marne)… Toutes s’inspirent du Revenu minimum garanti mis en place à Grande-Synthe (Nord) à partir de 2019. 

Mais pourquoi le revenu universel, destiné à tous les membres d’une communauté et sans condition de ressources, se transforme-t-il subitement en revenu minimum pour lutter contre la grande pauvreté ? Je suis un peu perdue… Le doctorant en sociologie Clément Cayol, qui a accompagné et analysé l’expérience de Grande-Synthe, m’éclaire. Il s’agit à ses yeux d’une « stratégie » de la part des militants du revenu de base : faire progresser le revenu universel par tous les moyens, y compris les expérimentations. Aussi imparfaites soient-elles, elles ont l’avantage selon eux de montrer qu’un revenu universel est possible, et qu’il peut améliorer la protection sociale. 

Prenons Grande-Synthe. Cette ancienne cité sidérurgique est marquée par le chômage de masse depuis le milieu des années 1970. En 2018, le taux de pauvreté est de 31 % et le taux de chômage de 28,4 %. Pour lutter contre ces phénomènes, le maire écolo Damien Carême décide de mettre en place en 2019 un « minimum social garanti » (MSG). Il consiste à verser aux ménages les plus pauvres une aide sur une période de six mois, pour atteindre le seuil de pauvreté, prenant en compte la constitution du foyer.

Quelques exemples issus du travail de Clément Cayol : pour une personne seule dont les ressources mensuelles s’élèvent à 734 euros, les services sociaux municipaux verseront une aide de 121 euros pour atteindre le seuil de pauvreté (855 euros) ; pour une famille monoparentale avec trois jeunes enfants, et des ressources mensuelles de 1 373 euros, l’aide sera de 251 euros permettra pour atteindre le seuil de 1 624 euros. 

Clément Cayol me dit qu’il est trop tôt pour déterminer les effets du MSG sur l’insertion par le travail. Cependant il a détecté un impact immédiat sur « l’insécurité sociale » : « Les bénéficiaires retrouvent une capacité à se projeter positivement vers l’avenir » explique-t-il. Le sociologue a également analysé le type de dépenses que cette allocation permettait : l’alimentaire, et la possibilité de se payer des « extra » pour ses enfants, ou d’aller voir ses parents. 

Tous ensemble vers un revenu d’autonomie  

Le revenu universel transformé en revenu minimum… L’utopie perd de sa superbe, et je reste sur ma faim. N’y aurait-il pas, en France, une autre expérience qui s’apparenterait davantage à un « vrai » revenu universel ? Clément Cayol me parle du projet TERA, dans le Lot-et-Garonne. Je me renseigne :  TERA, pour « Tous ensemble vers un revenu d’autonomie », est un projet de développement territorial qui vise à créer un écosystème coopératif, à abaisser son empreinte écologique et à verser en monnaie locale un revenu d’autonomie à tous ses habitants. Pour saisir un peu mieux la réalité derrière les mots, je décide de contacter l’un des fondateurs.  

Frédéric Bosqué se présente d’emblée comme un « entrepreneur humaniste depuis 30 ans ». L’entrepreneuriat et le militantisme social et écologique sont les deux piliers de son engagement. Il fait partie des cofondateurs du Mouvement français pour le revenu de base (MFRB) et je suis d’ailleurs pressée de parler revenu universel. Mais avant tout, Frédéric Bosqué tient à me dérouler l’historique du projet TERA. Tout commence en 2014, lors d’un tour de France des projets alternatifs menés dans les campagnes françaises. Il comprend alors que ceux qui ont voulu changer de vie – quitter la ville, s’engager dans des activités respectueuses de l’humain et de la nature – se tuent à la tâche, et s’appauvrissent. Ceux qui veulent bien faire pour notre planète ne gagnent pas leur vie : un véritable paradoxe. 

C’est ainsi que naît l’idée de rassembler sur un même territoire toutes ces initiatives. Une cinquantaine de femmes et d’hommes s’installent à Masquières, où une ferme accueille un maraîchage en permaculture, une forêt jardin… Au-delà de ces activités de production, TERA inclut également des activités de transformation, comme une boulangerie, et de distribution avec l’ouverture en avril 2021 d’une épicerie au centre de la commune de Tournon d’Agenais, à quelques kilomètres de là. C’est cela « un écosystème coopératif ». 

Une monnaie sans inflation 

Et le revenu d’autonomie dans tout ça ? « On ne considère pas le revenu de base comme une dépense, ou une super alloc, mais comme un investissement, un outil de développement territorial. » affirme-t-il. Le revenu d’autonomie de TERA est reversé en « Abeille », la monnaie locale. Frédéric Bosqué m’explique que c’est un moyen de conserver la valeur au niveau du territoire : un habitant dépense son pouvoir d’achat en Abeille auprès des entreprises locales, la monnaie ne s’envole pas sur les marchés financiers.

Et comment financer ce revenu d’autonomie ? Ce sont justement les entreprises de l’écosystème qui constituent un « fonds de dotation », une manière pour elles de s’assurer d’une demande solvable, stable et locale pour leur activité, car les habitants dépensent chez elles leur pouvoir d’achat en Abeille. Pour les habitants, c’est aussi la liberté de pouvoir s’engager dans les activités au service de ce que TERA appelle les « communs » (matière, énergie, air, eau, flore, faune, humanité), et qui ne génèrent pas à proprement parler de valeur économique. 

Et alors, ça fonctionne ? Et si les gens travaillent ailleurs ? Et si tout le monde décide de s’occuper des « communs » ?… Une litanie de questions se forme dans mon cerveau vite court-circuitée par la sagesse de l’expérience : « C’est un projet sur le long terme, on a voulu sortir de l’urgence, prendre le temps de l’expérimentation » m’explique Frédéric Bosqué. Inventer un nouveau système économique, imaginer d’autres manières de faire, impliquer les acteurs du territoire, ça prend du temps. Le revenu d’autonomie n’est donc pas encore d’actualité, mais le retroplanning est engagé : en 2026, le quartier rural de Lustrac comptera des entreprises d’écoconstruction, d’habitat participatif, de transformation alimentaire, de production énergétique ou de mobilité pour un chiffre d’affaires de 1,5 million d’euros, puis de 2,3 millions d’euros à l’horizon 2031. Et c’est cette année-là qu’un revenu d’autonomie pourra être reversé à 30 personnes.

De 1516 à 2031, de l’utopie de Thomas More au quartier rural de Lustrac, le revenu universel a traversé cinq siècles et semble devenir de plus en plus réel. Le suffrage universel, les congés payés, la sécurité sociale… Avant d’améliorer le sort des gens, toutes ces avancées n’étaient-elles pas que de belles idées, utopiques pour la majorité ? Le revenu universel est peut-être de celle-ci, la belle idée de notre époque, celle qui nous aide à rêver d’un monde meilleur.


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