Il faut souffrir pour être femme
par Jeanne Ulhaq
6 juin 2023

Des conseils anti-cellulite de magazines aux filtres embellisseurs sur Instagram en passant par les tutoriels beauté YouTube, l’idéal de beauté féminin règne dans les médias. Bien loin du cliché de la mannequin au corps naturellement parfait qui se prélasse à Dubaï, 67% des françaises se disent complexées par leur apparence.

Pour bon nombre d’entre elles, dévoiler son corps à l’approche des beaux jours, affronter le regard d’inconnus sans maquillage ou s’alimenter sans culpabiliser est devenu impossible. Comment les idéaux de beauté régissent-ils le quotidien des femmes, et que leur en coûte-t-il réellement ?

La beauté à tout prix

Le verdict est sans appel. A travers le monde, les femmes représentent 86.5% des patients ayant recours à la chirurgie esthétique. En France, ce sont quelques 2,5 millions de femmes qui subissent des opérations chaque année, espérant se rapprocher davantage d’un idéal de beauté. Un corps ferme aux courbes féminines, comme en témoignent les pratiques les plus en vogue : la liposuccion et l’augmentation mammaire – des opérations à près de 5000€ chacune. 

Complexée depuis toujours par sa petite poitrine, Sophie*, 40 ans, a sauté le pas : « Après les régimes et le yoyo, le peu de seins que j’avais a disparu. Ma vie de couple était triste, bien sûr. Mon compagnon sentait mon complexe, et je ne le laissais plus me toucher. Je le voyais regarder d’autres poitrines, dans la rue, à la plage. C’était humiliant pour moi. Alors j’ai décidé d’arrêter de pleurer et de me renfermer sur moi-même pour retrouver un vrai corps de femme. Je me suis faite opérer. Lorsque je suis rentrée, les douleurs étaient si fortes que je n’en dormais plus la nuit. Cela a duré trois longs jours, trois nuits à ne pas dormir. L’opération m’a coûté 5300€ au total. Mais je ne regrette rien, mon homme est ravi. Je dirais même que ça a changé son regard sur moi, il est comme retombé amoureux. Et moi, j’ai retrouvé cette féminité qui me fait me sentir bien. J’ai envie de me faire plaisir avec les vêtements, la lingerie et la sexualité comme jamais auparavant. »

Si l’idée de passer par la case chirurgie dans le but d’avoir un « vrai » corps semble paradoxale, elle n’a rien de surprenant. Les corps médiatisés par la publicité et les réseaux sociaux ne représentent qu’une forme de beauté : celle du momentTant pis pour celles qui ont fait retirer la graisse de leurs fessiers lorsque Kate Moss faisait l’unanimité. Aujourd’hui, la tendance est à la forme sablier : un corps fin à la poitrine et aux fessiers pulpeux. Sur Instagram, Nabilla Vergara trône en tête du podium des influenceuses françaises les mieux rémunérées en 2022. La clé de son succès : une plastique irréprochable, validée par des millions d’individus attentifs aux moindres faits et gestes de leur reine de beauté.

Les corps médiatisés par la publicité et les réseaux sociaux ne représentent qu’une forme de beauté : celle du moment.

A l’instar de Kylie Jenner, Kim Kardashian et bien d’autres, elle commercialise en 2018 sa marque de maquillage NabillaBeauty, pour le plus grand bonheur de ses fans. On y trouve un gloss à 16€, un concealer à 21€, un pack #glowup à 69€. Des dépenses en apparence minimes, qui finissent par coûter cher.

Chaque année, la femme française dépense en moyenne 2480 euros en maquillage, et 200 euros chez le coiffeur. Outre le poids considérable de ces dépenses s’installe un mécanisme insidieux : celui de ne progressivement plus oser se montrer sans artifice. Louise*, 32 ans, est anxieuse à l’idée de sortir sans maquillage : « Je ne me rendais pas compte de la place que l’apparence avait prise dans ma vie. Je n’ai réalisé que plus tard, quand j’ai voulu m’assumer au naturel, l’aliénation que provoquait en fait l’usage systématique d’artifices. C’est là que j’ai compris à quel point sans fond de teint pour masquer les rougeurs ou léger fard pour animer mon teint, je me sentais vulnérable, presque impudique dans mon imperfection. Le maquillage a été pour moi une façon de me conformer dans un monde que je trouvais trop jugeant ; il est vite devenu une prison. »

Le cas de Louise est loin d’être isolé. Cet asservissement auxquels les femmes sont soumises s’immisce dans bien des domaines de leurs vies. D’après une étude menée par la société Debra Robson aux États-Unis en 2013, relatée par l’Express, 8 femmes sur 10 attendent au moins un mois avant de dévoiler leur visage naturel à leur compagnon. Parmi elles, 70 % affirment le faire par attente sociétale. A raison. Si une relation relève d’enjeux plus intimes, les femmes ne sont pasépargnées dans la sphère publique pour autant. Il y a 10 ans déjà, le Telegraph UK publiait les résultats d’une enquête menée par Escentual, professionnel en produits de beauté : plus de deux tiers des employeurs admettent qu’ils seraient moins enclins à embaucher une candidate si elle ne se maquillait pas lors de l’entretien d’embauche.

Le poids des standards

Sans surprise, il en va de même pour les discriminations liées au poids. Si la grossophobie touche également les hommes, l’obésité est absolument fatale pour les femmes. Le baromètre du travail, réalisé par le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2016, indique que les femmes obèses sont huit fois plus touchées par les discriminations à l’embauche que les femmes à l’IMC « normal ». Les hommes obèses, eux, le sont trois fois plus. Ce même rapport dresse un autre constat : les hommes sont davantage (42% contre 29% des femmes) à trouver qu’il est acceptable de discriminer une personne en raison de son poids, quand le contexte s’y prête.

Le sondage ODOXA réalisé en 2020 pour La ligue contre l’obésité confirme ces tendances. A la question « Avez-vous déjà subi des discriminations ? », les réponses des personnes en situation d’obésité dévoilent une courbe très genrée. Sarah*, 26 ans, souffre d’obésité. Elle confie : « Quand tu es grosse, l’arrivée des beaux jours est souvent synonyme d’angoisse. L’idée de mettre un débardeur, si bénigne pour beaucoup, peut s’avérer paralysante. Pas de protection, rien pour camoufler ou affiner… C’est toi, c’est ton corps. Alors tu hésites toujours avant de sortir, et parfois tu ne sors pas, ou un peu plus couverte, quitte à mourir de chaud. Tu fais tout pour éviter les regards, les jugements, les petits rictus qui traduisent la haine ou le malaise face à un corps gros et assumé. »

À tout âge, les femmes sont plus nombreuses que les hommes à avoir été discriminées pour leur poids. Les plus touchées demeurent les 18-24 ans (38%), qui correspond à la tranche d’âge la plus affectée par les troubles du comportement alimentaire (TCA). Ces derniers concernent à 95% les femmes, principalement entre 15 et 25 ans. L’anorexie mentale, caractérisée par une restriction des apports énergétiques dans le but de perdre du poids, touche environ 9 femmes pour 1 homme. Majoritairement déclenchée durant la puberté, la maladie naît du désir de maigrir et commence souvent par un simple régime.

Les sites pro-ana et pro-mia (pro-anorexie et pro-boulimie) les confortent dans leur choix. « I don’t want to be remembered as the fat friend » (« Je ne veux pas que l’on se souvienne de moi comme l’amie grosse »), peut-on lire en légende des photos de corps squelettiques partagées par les utilisatrices. Les jeunes femmes s’attèlent ainsi à suivre des comportements alimentaires draconiens, jusqu’à atteindre la dénutrition. Leur motivation : ne jamais devenir la pire chose qui soit pour une femme, être grosse.

Exister, prendre de la place. Avec le taux de suicide le plus élevé de toutes les maladies psychiatriques confondues, l’anorexie emportera 5 à 15 % d’entre elles. Lucie*, 26 ans, se souvient : « J’ai été anorexique de mes 19 à 21 ans. Je m’ensouviens comme les pires années de ma vie. Mon quotidien se résumait à rester enfermée chez moi, à fantasmer sur le site de Monoprix. Je regardais les courses que je ne pouvais pas faire et calculais les calories imaginaires que j’avais pour espoir d’un jour manger. J’ai perdu 23 kg en l’espace de 3 mois. Je me faisais vomir tous les jours. J’ai perdu mes cheveux. Mais le manque de nourriture n’est pas ce qui m’a fait le plus souffrir. Ce qui m’a anéantie, et ce dont je me remets encore aujourd’hui, 5 ans après, c’est l’isolement et l’angoisse permanente dans lesquels l’anorexie m’a plongée. Je voulais juste être belle, je n’étais qu’une adolescente. Je voulais juste être aimée. »

Médecin psychiatre spécialisée en TCA, Anna* est aussi écoutante pour la Fédération Nationale des Associations liées aux Troubles des Conduites Alimentaires. Elle atteste : « Le plus souvent, ce sont des personnes souffrant d’anorexie mentale qui appellent. Il y en a de plus en plus depuis le Covid. Ce sont majoritairement des femmes. Tout le monde peut développer des TCA, mais il est vrai que l’on retrouve, en particulier chez les adolescentes, un désir de contrôler leur corps pour des raisons esthétiques. Dans les facteurs prédisposants chez les patientes, il y a d’abord les injonctions sociétales à l’idéal de minceur. Les réseaux, la comparaison et les filtres, notamment chez les jeunes, participent à ce désir de contrôle sur leur silhouette, leur alimentation, leur image. »

Paradoxalement, entretenir un corps musclé ne permet pas d’échapper à la critique du regard masculin. Dans le reportage « Toutes musclées » diffusé par ARTE en 2022, l’influenceuse fitness Justine Becattini, aussi connue sous le pseudo Jujufitcats, témoigne des critiques dont elle a été la cible. « T’as beaucoup trop d’épaules, t’es plus musclée que moi. Je n’aimerais pas être avec une fille comme toi vu ta carrure, j’aurais peur que tu me casses la tronche. » Le constat est le même pour les femmes jugées trop grandes. Julie*, 26 ans, mesure 1m76. « Quand je rencontre un homme via une application de rencontres, j’ai toujours l’angoisse qu’il n’ait pas prêté attention au 1m76 que je précise systématiquement sur mon profil, par peur de ce regard de déception en me voyant arriver. Souvent, on me fait cette fameuse remarque : « Ah mais t’es grande en fait ! ». Cela annonce généralement le moment où il va me dire quil me voit comme une amie, mais rien de plus. »

Fréquenter une femme grande ou physiquement forte constituerait donc une menace pour les hommes hétérosexuels, qui n’hésitent pas à faire part de leur désarroi aux concernées. Ce phénomène n’est pas nouveau. Simone de Beauvoir écrivait déjà en 1949 : « Personne n’est plus arrogant envers les femmes, plus agressif ou méprisant, qu’un homme inquiet pour sa virilité. » (Le Deuxième Sexe).

Être belle ou ne pas être

Ce n’est pas un hasard si les femmes sont prêtes à subir des opérations chirurgicales, dépensent plus d’argent dans les cosmétiques, cachent leurs corps à la vue du moindre bourrelet ou développent des TCA. Elles ne sont ni plus fortunées, ni plus superficielles que les hommes. Comme chaque individu en quête de validation sociale, elles exécutent simplement ce que l’on attend d’elles. Être belles, pour pouvoir exister en tant que femme.

A l’antenne de France Inter en 2022, Mona Chollet, journaliste et essayiste célèbre pour ses ouvrages féministes, déplore : « On donne une valeur morale à la beauté des femmes. Il y a toujours cette idée qu’une femme belle est par ailleurs pure, courageuse, valeureuse. (…) Mais il n’y a pas de Cyrano de Bergerac, il n’y a pas la Bête de la Belle et la Bête. Il n’y a pas l’idée que chez une femme, une apparence peu attirante pourrait cacher un cœur valeureux. Il n’y a pas d’échappatoire en dehors de la beauté. C’est une sorte d’obligation. Il faut beaucoup de courage pour se débarrasser de l’envie d’être belle. C’est se débarrasser de son identité, prendre le risque social. »

Comme chaque individu en quête de validation sociale, elles exécutent simplement ce que l’on attend d’elles. Être belles, pour pouvoir exister en tant que femme.

Abandonner l’idée de se conformer aux standards de beauté, ou ne serait-ce que s’en plaindre, est alors perçu comme une forme de faiblesse. Dans « Beauté fatale », Mona Chollet explique : « Une femme est censée supporter bravement n’importe quoi, ne pas faire sa douillette. » Elle poursuit en précisant que, si les femmes n’ont pas le droit de remettre en question les règles du jeu, sous peine d’être punies par la société, c’est parce que leur corps ne leur appartient pas ; il est une propriété dela société, un objet public. Il est donc logique qu’elles soient invitées à se taire, et à endurer ce qu’on leur demande.

On se souvient du très célèbre « Grab them by the pussy. You can do anything » (« Attrapez-les par la chatte. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez. »), que Donald Trump glissait fièrement à son acolyte Billy Bush. Le propos en question, en plus d’être révélateur de la perception que se faisait l’ancien chef d’état du corps des femmes, est une parfaite représentation de ce que le patriarcat a fait de ce dernier : un objet de désir qui existe pour répondre à ses besoins.

Du progrès, vraiment ?

On pourrait observer un progrès des mentalités dans la sphère publique ces dernières années. La loi du 4 août 2014 relative à l’égalité est supposée prévenir les discriminations de genre dans le milieu professionnel. Les femmes sont de plus en plus représentées dans les médias. Sur Instagram, la chanteuse Lizzo, icône bodypositive noire, cumule 13.4 millions de followers.

Mais le patriarcat résiste. L’hypocrisie est flagrante : l’audience du concours Miss France 2023 atteint 7.1 millions de téléspectateurs, alors que son équivalent masculin n’est pas diffusé. Le MET Gala honore cette année Karl Lagerfeld, figure ouvertement misogyne et grossophobe, sans qu’aucun de ses prestigieux invités ne réagissent. Maeva Ghenhamm, suivie par 3,3 millions d’abonnés sur Instagram, conseille aux jeunes femmes le rajeunissement vaginal par radiofréquence pour avoir la vulve d’une fille de 12 ans.

Ces faits ne sont pas isolés, les femmes les subissent chaque jour : à chaque fois qu’on leur rappelle qu’elles ont une petite mine démaquillée, qu’on leur suggère de ne pas se resservir ou qu’on critique leur manque de formes. Quelles qu’elles soient, les femmes sont jugées pour leur apparence. Poursuivre cet inatteignable idéal de beauté dans le but d’obtenir l’approbation générale relèverait alors de l’impossible. Face à ce culte de l’illusoire, une seule issue : arrêter de considérer que c’est aux femmes de changer, et s’insurger sur le regard que l’on porte sur elles.

« You don’t owe prettiness to anyone. Prettiness is not a rent you pay for occupying a space marked ‘female’. » (« Vous ne devez la beauté à personne. Être belle n’est pas un loyer que vous payez pour occuper un espace en tant que femme. »)

Erin McKean

*Les prénoms ont été modifiés pour préserver l’anonymat


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Photo – Unsplash – Elisa Photography

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