Travailler plus, faire du plein-emploi une priorité, les injonctions au travail et à la productivité n’ont pas cessé, bien au contraire. La réduction du temps de travail, si elle a fait couler beaucoup d’encre ne fait pas l’unanimité. Bien loin d’une certaine forme d’oisiveté valorisée dans les empires grecs ou romain, la réduction massive du temps de travail prônée par quelques philosophes et économistes modernes notamment Jérémy Rifkin, peine à s’instaurer dans le débat public. Une petite révolution qui pourrait pourtant entrer en résonance avec de nombreux enjeux écologiques, sociaux et de bien-être.
Travailler moins, un objectif historique
Dans un essai publié en 1930, John Maynard Keynes assurait que l’accumulation du capital et du progrès technique parviendrait à engendrer une croissance suffisamment longue et robuste pour multiplier par huit le niveau de vie des pays industrialisés. Une plus grande productivité permettrait de répondre rapidement aux besoins humains et de diminuer le temps de travail. A tel point que 15 heures de travail par semaine suffiraient en 2030 pour faire fonctionner notre économie. Depuis l’époque des Trente Glorieuses, la corrélation entre pays développés, croissance et réduction du temps de travail a été vérifiée laissant espérer la réalisation de la prophétie énoncée par Keynes. Il est vrai que les pays développés ont vu leur temps de travail diminuer de manière drastique depuis plusieurs décennies. En France, la durée annuelle moyenne de travail a été divisée par deux depuis le début du XXe siècle.
Mais ces dernières décennies, la réduction du temps de travail a connu plusieurs années de stagnation avant de venir s’enrayer complètement. Si l’économiste avait vu juste sur le niveau de vie et la productivité des pays développés, nous sommes aujourd’hui bien loin de l’ère d’abondance et des 780 heures de travail annuelles promises par John Maynard Keynes et les partisans du progrès technique. Paradoxalement, en 2022, la réduction du temps de travail est pratiquement aux abonnées absentes du discours politique.
L’effacement de la réduction du temps de travail du débat
La réduction du temps de travail, enjeu secondaire, tabou ou progrès social ? En France il est aujourd’hui peu question de travailler moins depuis le passage aux 35 heures hebdomadaires dans les années 2000. Les réformes gouvernementales vont même à contrecourant de ce qui était autrefois considéré comme un progrès social, entre recul de l’âge du départ à la retraite, allongement du temps de travail nécessaire pour avoir accès au chômage.
De même, alors qu’on a vu la terminologie faisant référence au mal être et à l’épuisement du travailleur s’agrandir, les solutions pour y répondre ont plus évoqué des réformes managériales qu’une réduction du temps de travail ou un meilleur équilibre entre vie personnelle et vie professionnelle.
D’après Céline Marty, chercheuse en philosophie du travail, si le projet de réduction du temps de travail occupe relativement peu de place dans le débat actuel, c’est aussi parce que l’opinion publique et les politiques se sont focalisées sur le phénomène de précarisation de l’emploi, avec l’augmentation des contrats courts, des embauches à temps partiel. « Celle-ci [la précarité] doit être combattue mais c’est un projet compatible avec une réduction massive du temps de travail, si l’on n’entend pas par celle-ci une vie plus précaire et appauvrie, mais au contraire, une existence libérée de la précarité du marché de l’emploi, grâce à des mécanismes de redistribution. » assure Céline Marty.
Enfin travailler moins effraie. Comment occuper son temps libre ? Réduire le temps de travail et le désacraliser nous conduirait-il à l’anarchie ? « Il existe une peur de la foule et de ce qu’elle ferait de son temps libre. Imposer des rythmes de travail revient à contrôler les journées. L’histoire du travail est une histoire de contrôle social », poursuit la philosophe. Dans son livre « bullshit jobs » David Graeber suggère ainsi que les élites économiques et politiques préfèrent occuper certains travailleurs par ce qu’il désigne être des « bullshit jobs » par peur de les laisser inoccupés ou remettre en question l’ordre établi.
Redéfinir le travail et le droit à la paresse
Si l’on travaille moins que fera-t-on le reste du temps ?
S’inspirant du confinement et rêvant du « monde d’après », l’auteur Hadrien Klent relate dans son roman « Paresse pour tous » l’ascension d’Emilien Long, candidat antisystème vers l’élection présidentielle 2022. Ses travaux sur la réduction du temps de travail lui ont valu un prix Nobel de l’économie et celui-ci prône durant sa campagne électorale l’avènement d’une semaine de quinze heures, mise en place grâce à l’augmentation des gains de productivités enregistrés durant le XXe siècle. Si le scenario paraît peu probable, admettons-le, utopique, il a le mérite d’engager une réflexion sur les définitions du travail et de la paresse. Pour Hadrien Klent, « La paresse ce n’est ni la flemme, ni la mollesse, ni la dépression. C’est avoir du temps pour s’occuper de soi, des autres, de la planète. C’est se préoccuper des choses essentielles à la bonne marche d’une société ».
De plus, la notion de travail se confond encore trop souvent avec celles de l’emploi ou de l’activité. Les deux termes sont employés indistinctement dans le langage courant alors qu’ils recouvrent de réalités très différentes. Alors que l’emploi désigne toute activité visant à produire des biens et des services contre salaire, le travail désigne au sens large toutes les activités de biens et de services et comprend les activités non rémunératrices (travailler bénévolement, tondre sa pelouse, aménager et entretenir son potager). C’est d’ailleurs une des critiques fréquemment adressées à l’indicateur de croissance économique, le produit intérieur brut.
Dans les statistiques (et dans la société ?), ces activités sont appréhendées comme un don de temps et non comme un travail valorisé. En 2020, le travail domestique a été évalué à 292 milliards d’euros en France. Un travail non rémunéré, qui contribue au bien être, participe à la dynamique économique et qui n’est pas pris en compte dans nos indicateurs de richesse. Plus de temps libre reviendrait à effectuer ces activités non rémunérées avec plus de sérénité.
Plusieurs enquêtes sociologiques réalisées par le Dares après le passage aux 35 heures ont d’ailleurs montré que les interrogés ont pu consacrer plus de temps aux activités familiales, amicales et conjugales et que le temps gagné avait majoritairement servi à s’occuper davantage des enfants. Ces données ont été observées chez les femmes mais aussi chez les hommes. La réduction du temps de travail pourrait être un outil pour un meilleur équilibre professionnel et familial, et grâce à ce rééquilibrage, un instrument en faveur de l’égalité femmes/hommes. Rappelons que les femmes occupent presque deux fois plus de leurs temps par des activités domestiques que leurs homologues masculins.
L’Europe expérimente la semaine de quatre jours
Dans sa thèse, l’économiste Anthony Lepenteur démontre que les réductions du temps de travail implantées en France et au Portugal à la fin des années 90 ont amélioré en moyenne la satisfaction des travailleurs vis-à-vis de leur emploi et de leur temps de loisir. En France, le constat est sans appel : le passage aux 35 heures s’est traduite par une augmentation de 0,1 point de satisfaction au travail sur une échelle de 1 à 6.
Si le débat autour de la réduction du temps de travail semble au point mort dans les sphères politiques, les expérimentations autour de la semaine de quatre jours se multiplient. En 2015, c’est l’Islande qui initie le mouvement en proposant de réduire le travail à 35 heures hebdomadaires et de le répartir sur quatre jours. L’expérience a été un tel succès et le dispositif a été généralisé, 90% de la population active islandaise a réduit son temps de travail ou négocié un aménagement d’heures. Les premiers retours du projet ont fait état d’une augmentation significative du bien être et de la productivité.
Plus tard, l’Espagne a elle aussi lancé un test grandeur nature en proposant aux salariés de 200 entreprises de travailler 32 heures sur quatre jours. Enfin, le Royaume Uni dont la productivité est bien inférieure à la moyenne européenne, vient d’annoncer une expérimentation menée auprès d’une soixantaine d’entreprises, soit 3000 employés, sans réduction de salaire. En France, quelques entreprises ont tenté l’aventure et sont passées à la semaine de quatre jours comme Welcome To the Jungle, LDLC.
La réduction du temps de travail, une nécessité écologique ?
Travailler moins c’est aussi prendre en considération l’écologie, le social et la justice. Céline Marty, philosophe et chercheuse souligne qu’ « Un projet de réduction massif du temps de travail n’est pas une simple réforme macro-économique : il doit s’accompagner d’un projet de société différent, qui valorise d’autres activités que celles productrices de valeur économique, d’autres indicateurs que la croissance du PIB et d’autres valeurs que l’appât du gain et le plaisir de la consommation. »
Il est intéressant de voir que la réduction du temps de travail pourrait avoir des impacts qui vont au-delà de la sphère économique et s’imposer comme une véritable révolution culturelle.
Dispositif inédit, la Convention citoyenne pour le climat a demandé à un collectif de citoyens d’élaborer des recommandations pour réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40% d’ici à 2030 dans le respect de la justice sociale. Pour répondre à cette problématique, certains membres du collectif avaient imaginé une réduction du temps de travail à vingt-huit heures par semaine, mais 65% des membres de la convention citoyenne l’avaient rejetée. Pour beaucoup, la réduction du temps de travail c’est « plus une question de bien-être et de changement de société que de baisse des émissions de gaz à effet de serre ».
Si le lien ne paraît pas évident pour tous, un rapport britannique est venu montrer que passer à une semaine de 32 heures de travail au Royaume Uni pourrait faire chuter de 21,3% les émissions de gaz à effet de serre. En réduisant la pollution liée aux transports, la consommation électrique des entreprises, ce mode d’organisation pourrait entraîner une baisse de 127 millions de tonnes de CO2 par an ! Le temps libéré permettrait aussi d’être moins dépendant de la consommation de certains biens et services au profit du « faire soi-même ».
Certains s’opposent à cette vision des choses. Difficile effectivement d’anticiper le comportement des individus disposant de plus de temps libre, vont-ils le mettre à profit pour consommer plus, voyager plus ? « Ce n’est ni une solution magique ni unique : pour permettre une vraie transformation sociale, ce projet devrait s’accompagner de réformes pratiques structurelles », rappelle Céline Marty.
A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.
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