Si être une femme est difficile dans une société patriarcale, être une femme noire l’est encore plus dans une société raciste. Une fatale réalité pour beaucoup de mères qui alertent leurs filles dès leur plus jeune âge pour les préparer à un avenir où elles seront stigmatisées par rapport à leur couleur de peau.
Le féminisme vise pourtant à dénoncer toutes les inégalités subies par le genre féminin dans la vie privée et dans la vie publique. Mais parmi les courants féministes existants, les afro-descendantes américaines n’ont rapidement plus eu le sentiment que leur situation spécifique ait été considérée et les injustices qu’elles rencontrent reconnues. C’est ainsi que l’afroféminisme est né, afin de faire entendre leurs voix et porter un combat propre à leurs identités.
De ses origines aux USA dans les années 70 jusqu’au cybermilitantisme du 21ème siècle, zoom sur un mouvement qui entend bien briser le double plafond de verre pesant sur les épaules des femmes noires.
L’afroféminisme et la notion d’intersectionnalité
Nous l’avons dit, l’afroféminisme dénonce les oppressions qui relèvent des discriminations sexistes et racistes subies par les femmes noires.
Cette forme de féminisme se veut profondément intersectionnelle, c’est à dire qu’elle considère que certains individus subissent simultanément plusieurs couches d’oppression et de discrimination dans la société. En s’appuyant sur le concept d’intersectionnalité, le genre mais également la couleur de peau, la classe sociale voire l’orientation sexuelle de chaque individu sont ainsi pris en compte.
C’est précisément à partir de cette notion qu’est né l’afroféminisme ! Dans les années 70, le mouvement du Black feminism apparaît aux Etats-Unis. Rapidement, des autrices et militantes afroféministes dénoncent l’impensable, comme l’intellectuelle Bell Hooks : « La question que nous devons nous poser encore et encore, c’est comment des femmes racistes peuvent s’autodéfinir comme féministes ? ». Les femmes noires ne se sentent pas soutenues par les féministes de l’époque, accusées de ne défendre que les intérêts des femmes blanches issues de classes moyennes. Pour revendiquer leurs droits et expliciter la charge raciale liée à leurs conditions de femmes noires, elles décident ainsi de prendre en main la promotion de leurs revendications.
Un autre grand nom de l’afroféminisme ? Kimberlé Williams Crenshaw, juriste américaine spécialisée en droit constitutionnel. Elle est la première à mener des conférences et des cours universitaires autour du concept d’intersectionnalité, qui visent à dénoncer publiquement et ouvertement les discriminations multiples subies par les femmes noires.
Immédiatement, les détracteurs du mouvement soulèvent les limites de l’étude des rapports sociaux à travers un spectre qu’ils considèrent comme simpliste. Pour eux, le danger est réel : en réduisant la grille de lecture des phénomènes sociaux uniquement à des discriminations et des privilèges, le risque est de restreindre les analyses à une vision manichéenne.
Arguments évidemment réfutés par les militantes du Black Feminism. Emilia Roig (fondatrice et directrice du Centre pour la justice intersectionnelle) nous explique par exemple que l’intersectionnalité permet au contraire de mettre en lumière la complexité des interactions humaines, afin d’appuyer les travaux scientifiques sur des observations plus fines pour transformer la manière d’appréhender les inégalités et les combattre de façon adaptée et réaliste. Pour elle, l’intersectionnalité est en phase de devenir incontournable dans l’étude des sciences sociales en Europe.
Pour en savoir plus: Reportage Arte : Les Lumières au XXIème siècle, comment faire advenir un monde plus juste ? Avec Emilia Roig.
L’émancipation des femmes noires, moteur de l’afroféminisme
Si le féminisme rime avec l’émancipation des femmes, l’afroféminisme se conjugue évidemment avec l’émancipation des femmes noires.
La sociologue Jenny Justice explique ainsi que trois systèmes fondamentaux dirigent, façonnent, contiennent et limitent toutes les formes d’action et de contexte au sein de notre société : La suprématie blanche occidentale, le capitalisme et le patriarcat. L’afroféminisme illustre la prise de conscience des femmes noires qui se trouvent à la croisée de la suprématie blanche et du patriarcat dans notre système actuel.
Une fois ce constat réalisé, on comprend aisément que le black feminism américain résulte aussi en partie du mouvement des droits civiques, né au début des années 50. Les femmes afro-américaines manifestent alors contre des faits injustifiables qu’elles seules subissent. Angela Davis, militante des Black Panthers, témoigne du décalage qu’elle qualifie « d’émancipation à double vitesse pour la femme en fonction de sa couleur de peau ». En effet, tandis que les femmes blanches souhaitent dépénaliser l’IVG pour ne plus recourir aux avortements clandestins, les femmes noires sont forcées de joindre des programmes de stérilisation, au nom de théories injustifiables liées à la “dégénerescence raciale”. Cet exemple choquant témoigne du contraste énorme et des enjeux autour de l’intersectionnalité.
Et en France ?
La Coordination des femmes noires signe en 1977 les débuts de l’afroféminisme français. La défense des droits des immigrées apparaît comme la revendication centrale du collectif, mais la dénonciation des conditions de vie indignes des femmes en Afrique fait aussi partie des actions menées. Le MODEFEN (Mouvement pour la défense des droits de la femme noire) lui succède de 1982 à 1994. L’objectif est de lutter contre le sexisme et le racisme, tout en soulevant des sujets peu évoqués dans la société et non médiatisés tels que les violences faites aux femmes ou les mutilations sexuelles.
Dès les années 80, d’autres associations permettent aux femmes africaines francophones de se rencontrer et de créer des structures en région parisienne, comme la FETRANI (Fédération des travailleurs d’Afrique noire immigrés) puis le CERFA (Centre d’études et de rencontres des femmes africaines).
Rendre enfin sa place à la femme noire à l’aube du 21ème siècle
Investir tous les domaines pour rendre visible la réalité des femmes noires et leur permettre de prendre la place qui leur revient : c’est le pari des plus grandes figures de l’afroféminisme.
Patricia Hills Collins et Bell Hooks ont proposé des méthodes d’analyse scientifique pour rendre compte des situations vécues par les victimes. Le monde des arts n’est pas en reste avec les essais et poèmes d’Audre Lorde, les romans policiers de Barbara Neely ou encore le recueil Journal d’une femme noire de Kathleen Collins.
Aujourd’hui, le combat n’est pas terminé. Des références plus contemporaines enchainent les batailles telles que la chercheuse Carmen Diop, la réalisatrice Amandine Gay, Audrey Mukoko Muika, Laura Nsafou ou encore Marie Dasylva. Cette dernière a créé l’agence Nkali Works qui propose l’apprentissage de l’empowerment de combat pour réagir stratégiquement face aux discriminations au travail.
La question de la perception de la femme noire et de son corps est plus que jamais au coeur des débats. En plus des militantes listées ci-dessus, une multitude de collectifs afroféministes (Oyà, Mwasi, Sawtche, et tant d’autres) ont choisi de lutter contre le manque de représentation des femmes noires et dénoncent des constructions de genre encore empreintes majoritairement des normes esthétiques caucasiennes : la femme idéale est blanche de peau, avec des yeux clairs et des cheveux longs et lisses. Les femmes noires cherchent donc à modifier leur apparence, au détriment parfois de leur santé (à cause de la toxicité des produits de beauté utilisés pour adopter ces codes en s’éclaircissant la peau ou en se lissant les cheveux).
Crépus, bouclés, frisés… Le collectif étudiant français Sciences Curls a fait des cheveux des femmes noires son sujet principal. Ses membres encouragent chaque femme noire à accepter ses cheveux afros naturels et à les arborer fièrement en signe de libération de la ségrégation raciale. L’association a pour ambition d’éveiller les consciences et d’aller encore plus loin sur la question en remontant dans l’histoire et en dénonçant des cas concrets d’oppression liés à ce type de cheveux (par exemple le défrisage des cheveux durant la traite des esclaves ou la discrimination à l’embauche due à la non conformité de la coiffure).
Pour en savoir plus : Reportage AJ: “J’en ai marre d’être noire”. Pourquoi les Sénégalais·es se donnent autant de mal pour se blanchir la peau.
Afroféminisme 2.0
Tout au long de votre lecture, vous avez pu appréhender les origines de l’afroféminisme et de l’intersectionnalité, découvrir de nombreuses militantes et initiatives du mouvement.
Impossible maintenant de vous laisser partir sans votre dose de réseaux sociaux, qui permettent aujourd’hui de rendre visibles les femmes noires. Pour ne citer que quelques comptes @Tétons Marrons, @Décolonisons Nous ou encore @Sans Blanc de Rien abordent par exemple régulièrement les questions d’afroféminisme sur Instagram. Influenceuses, sportives, politiciennes ou artistes peuvent aussi désormais mettre facilement en avant leurs opinions et leurs parcours, et inspirer les fillettes et adolescentes qui peuvent facilement s’identifier.
Ces dernières années pourtant, le militantisme afroféministe a pu bénéficier d’une mauvaise presse, les polémiques prenant souvent racine dans l’interdiction de mixité de genre et de couleur à certaines manifestations. Ce parti-pris a parfois choqué l’opinion publique (majoritairement blanche, ça va de soi) et a suscité des réactions de la part du paysage politique et médiatique, altérant l’image et minimisant la portée des actions pourtant essentielles.
Le risque d’une telle réaction ? Susciter encore plus de divisions en ignorant la motivation principale du mouvement : surmonter l’incompréhension des enjeux spécifiques et la sous-représentation des femmes noires. Curiosité, instruction, écoute, empathie et pédagogie sont les ingrédients incontournables de la réussite pour que nous atteignions enfin l’égalité des genres, peu importe le pourcentage de mélanine fabriquée par les cellules de notre peau.
> Article écrit par Zoo, journaliste web en service civique chez Penser L’après, pour Azickia.
A travers ces Stories, Azickia vise à mettre en avant des initiatives à impact social, en France et dans le monde, et cela sans adhérer pour autant à toutes les opinions et actions mises en place par celles-ci. Il est et restera dans l’ADN d’Azickia de lutter contre toute forme de discrimination et de promouvoir l’égalité pour tous.
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