Et si le féminisme était pluriel ?
par Amelia Viguier
10 juin 2020

En 2017, l’affaire Weinstein met en lumière une vérité jusqu’alors invisible, celle des violences sexuelles et sexistes dans toutes les sociétés, au sein de toutes les classes sociales. Auparavant, le féminisme était entaché d’une connotation négative et sujet de railleries non dissimulées. Si ses revendications sont encore critiquées, la mobilisation mondiale autour du mouvement #metoo a placé l’inégalité femme-homme au centre des débats. Les femmes prennent alors la parole et occupent plus d’espace, aussi bien médiatique que public.

Mais parler de féminisme au singulier semble réducteur. En effet, si la lutte pour les droits des femmes est le point commun des différents groupes, leurs revendications ne peuvent pourtant s’exprimer d’une même voix. Loin de revenir sur l’ensemble des courants existants ou sur l’histoire du féminisme, cet article tente d’en présenter diverses interprétations. Ceci afin d’apporter une nouvelle grille de lecture aux débats qui agitent nos sociétés occidentales.

Le féminisme libéral

Aussi appelé féminisme égalitaire, ce féminisme milite contre l’oppression des hommes sur les femmes, notamment en matière de violences, de droits sexuels et reproductifs ainsi que d’égalité salariale. D’un point de vue sociologique, ce courant est principalement composé de femmes cisgenres, blanches, hétérosexuelles et bourgeoises. Leur analyse n’intègre donc pas les autres formes de dominations sociales et se concentre quasi exclusivement sur la lutte contre le sexisme. En France, les féministes libérales ont permis d’acquérir les droits à la contraception et à l’avortement.

Actuellement, c’est le mouvement le plus représenté en France, à la fois dans les médias et au sein des structures institutionnelles. Ce courant s’inscrit dans une pensée universaliste et laïque où toutes les femmes subissent des oppressions similaires. Par exemple, puisque certaines femmes sont contraintes à porter un voile, aucune femme ne devrait le revêtir. Même si cela relève d’un choix personnel. La logique est identique pour le travail du sexe, qui est perçu comme une forme d’exploitation du corps des femmes. De fait, cette tendance nie le libre arbitre de celles qui adoptent ces modes de vie, et voit dans ces comportements des formes d’aliénation et de soumission à la domination masculine.

Le Black Feminism et le féminisme décolonial

Dans ces deux courants, les droits des femmes ne se limitent plus à combattre le sexisme. Les différents systèmes d’oppressions y servent d’outils critiques pour comprendre la situation des femmes dans le monde. En effet, lorsque le féminisme égalitaire fait des droits sexuels et reproductifs une revendication universelle, les femmes noires américaines luttent contre la ségrégation et pour les droits civiques. En tant que femmes noires, leurs expériences de la discrimination sexuelle ne sont pas les mêmes que celles des femmes blanches : quand ces dernières militent pour le droit à l’avortement et à la contraception, les femmes noires subissent les stérilisations forcées. De fait, leur conception des droits des femmes est influencée par les inégalités raciales. Elles créent alors un mouvement féministe qui intègre la lutte contre le racisme à la lutte pour les droits des femmes : le Black Feminism.

Ce courant inspire alors un autre courant, le féminisme décolonial qui se détache des problématiques centrées sur les femmes occidentales, pour analyser les réalités de celles issues de pays colonisés. Il met en avant la singularité de leurs vécus, des inégalités et des injustices héritées du système colonial ainsi que de ses composantes patriarcale, impérialiste et capitaliste. Ce mouvement montre comment la colonisation a façonné les discriminations sexuelles et raciales des femmes racisées (au sens sociologique). Les décoloniales critiquent ainsi l’orientalisme et servent l’autonomisation des femmes et l’autodétermination des peuples en donnant la parole aux femmes racisées, souvent minorisées et précarisées. 

Le féminisme post-moderne et la théorie queer

Le féminisme post-moderne va plus loin dans la critique des rapports de domination femmes-hommes car il questionne le genre et l’analyse comme une construction sociale à l’origine de l’infériorisation des femmes. Il est influencé par les luttes des personnes gay et lesbiennes qui dénoncent l’hétéronormativité ou le fait que l’hétérosexualité soit perçue comme une norme et exerce une oppression sur les autres sexualités.

La théorie queer prolonge cette approche mais s’en détache car elle remet aussi en cause la division binaire de la société, entre homme et femme. C’est pourquoi la théorie queer veut déconstruire ces concepts pour défendre toutes les identités de genre et toutes les sexualités. De fait, le mouvement queer participe activement à la lutte pour les droits des personnes lesbiennes, gay, bisexuelles, trans, queer et intersexes et milite pour la reconnaissance des transidentités, souvent exclues des associations féministes. C’est un courant, qui soutient le droit des travailleuses du sexe et appelle à une valorisation des femmes dans les représentations de la sexualité. Il considère que la sexualité des femmes est réprimée alors qu’une sexualité libre contribue à leur autonomisation.

Le féminisme intersectionnel

Pour le féminisme intersectionnel, la lutte pour les droits des femmes est indivisible de la lutte contre toutes les formes d’oppressions. À l’origine c’est un terme lié à l’afro féminisme qui montre que les femmes racisées connaissent des oppressions à la fois liées au genre, à la classe et à leur origine ethnique. Il rappelle que les femmes, en fonction de leur couleur de peau, de leur classe sociale, de leur religion, de leur validité ou de leur orientation sexuelle ne seront pas soumises aux mêmes oppressions. Ce féminisme se réfère au concept sociologique de « privilège » c’est-à-dire aux avantages sociaux dont bénéficient certaines populations dominantes. Il s’agit de dénoncer toute forme d’oppressions systémiques en laissant la parole aux femmes concernées. Le féminisme intersectionnel interroge ainsi les privilèges de chacun et vise un féminisme où chacune a son expérience particulière et sa place. Lorsqu’une mobilisation des luttes contre différentes oppressions intègre des personnes non-racisées, on parlera plutôt d’une logique d’alliance afin de ne pas invisibiliser les premières concernées.

Parler de Féminisme au singulier semble réducteur. Si la lutte pour les droits des femmes est le point commun des différents groupes, leurs revendications ne peuvent pourtant s’exprimer d’une même voix

Les préoccupations d’aujourd’hui s’éloignent des thématiques purement sexistes pour embrasser les questions de « race », de classe, de justice environnementale et sociale, et pour critiquer le système capitaliste ou encore la mondialisation. En 2020, aux États-Unis, les femmes noires protestent contre les violences policières ; en Argentine, les femmes manifestent contre les féminicides et le néolibéralisme ; au Canada et en Amérique latine, les femmes autochtones plaident aussi contre les féminicides mais également pour le respect de leur culture et pour l’accès à la terre ; les préoccupations environnementales actuelles mettent en lumière les mouvements écoféministes engagés contre l’exploitation des ressources naturelles. Ainsi, la diversité des féminismes est à l’image des multiples conditions sociales et économiques de chacune. Le « féminisme » serait alors à conjuguer au pluriel.

En effet, « le féminisme » s’est toujours constitué de multiples courants, théories et idées, parfois en accord, souvent en opposition. Les différents groupes se nourrissent des uns et des autres et engendrent de nouvelles revendications ; des revendications dont on entend peu parler et qui sont pourtant représentatives des transformations de nos sociétés. Ces féministes rendent visibles les différentes oppressions et posent des regards neufs sur la laïcité et le voile, le genre et la transidentité, la liberté de disposer de son corps et le travail du sexe, l’universalisme et la singularité des situations vécues.

À travers la mise en lumière des différentes réalités, ces féminismes revendiquent leurs droits, créent des outils de résistances et d’actions. Ils critiquent l’idée d’universel et valorisent les différences. Ces courants laissent alors entendre les voix des personnes minorisées et précarisées et appellent à plus de solidarité et d’alliance. Finalement, le point commun de ces féministes dits différentialistes serait alors de croire à « l’ensemble » plus qu’à « l’universel ».

 


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