Au fil de l’eau, le slow travel pour comprendre nos fleuves
par Louise Di Betta
13 novembre 2024

J’ai rencontré Justine et Thomas en novembre 2023, un an après leur voyage Paris-Dakar en vélo. Parti·es à la rencontre de la population saharienne, iels y découvrent une population saisissante et émouvante, porteuse de solutions pour répondre au défi climatique. J’ai été impressionnée par leur énergie et leur résilience. Iels ont retranscrit cette aventure dans deux documentaire de 52 minutes “Les Voix du Sahara”.

Le voyage lent, appelé aussi le « slow travel », a pour but de ralentir la cadence pour goûter pleinement à l’instant présent, de prendre son temps et de se connecter au monde qui nous entoure. Cela permet de privilégier la qualité des expériences vécues à la quantité des destinations visitées. Adeptes de cette façon de voyager, Justine et Thomas repartent, équipé·es cette fois, de packraft.

Parti·es le 8 avril 2024, les slow travelers, Justine et Thomas, veulent rejoindre la mer noire par l’eau. Muni·es de leur packraft, iels sillonnent les canaux et les fleuves. Leur avancée est ponctuée par des interviews et des rencontres pour comprendre la gestion de certains gros fleuves d’Europe et des problématiques sociales et environnementales auxquelles ces écosystèmes font face. 

Tracé initial de Justine et Thomas pour leur “slow aventure” sur les eaux européennes

LE RHIN

    Les slow travellers ont commencé par le Rhin et ses affluents. Les associations allemandes ont mis beaucoup de pression pour que le bassin entier soit dépollué. En effet, à partir des années 70, le Rhin était tellement pollué qu’il était perçu comme un fleuve « sinistré ». Puis en 1986, des eaux d‘extinction hautement toxiques mélangées à des pesticides s‘écoulent dans le Rhin après l‘incendie d‘un entrepôt de produits chimiques de la société Sandoz. Cela entraîne une mortalité piscicole très forte et une impossibilité de rendre l’eau potable. En réaction à ce désastre écologique, un Programme d’Action du Rhin est mis en place en 1987,suivi d’une directive cadre Eau de l’Union Européenne en l‘an 2000 et de la directive Inondations en 2007. L’objectif est d’atteindre un “bon état” dans tout le bassin du Rhin et de réduire les conséquences liées aux inondations.

    Aujourd’hui, le Rhin est en cours de dépollution. La qualité des eaux s’est globalement améliorée : 30 millions de personnes boivent l‘eau du Rhin épurée par les usines de production d‘eau potable, il est possible de consommer certains poissons de manière modérée, les rejets d‘azote et de phosphore connaissent une baisse sensible, les quantités d‘autres polluants charriés par le Rhin vers la mer du Nord baissent fortement car ils sont recyclés ou ne sont plus produits. C’est une forme de réussite pour la biodiversité car presque toutes les espèces de poissons sont revenues sauf l‘esturgeon. Le saumon remonte à nouveau depuis la mer du Nord jusque dans le Rhin supérieur et les affluents du Rhin. Néanmoins, il reste encore beaucoup de travail. De nombreuses espèces invasives se sont logées dans le bassin, et la liste des polluants augmente. 

    Encore récemment, en mai 2024, le prélèvement d’eau du robinet réalisé à Strasbourg a mis en évidence la présence de huit polluants éternels (PFAS). Deux sont classés particulièrement cancérogènes et l’un est même interdit en France. Au même moment, une loi avait été adoptée par le Sénat en France pour interdire les PFAS dans les cosmétiques, les farts de ski et les textiles d’habillement dès 2026. Avant d’être promulguée, une loi a besoin de passer par l’Assemblée Nationale. Or la dissolution, mandatée par Emmanuel Macron en juin 2024, a pour l’instant retardé l’échéance. 

    LA VJOSA

    Après le Rhin, Justine et Thomas ont continué leurs recherches sur La Vjosa en Albanie. Fleuve emblématique, car en 2023, il est devenu le tout premier à obtenir le statut de « Parc National de Rivière Sauvage » en Europe. Ce fut une victoire exceptionnelle. C’est une région unique, avec un équilibre hydrique très naturel (non perturbé dans son réseau d’eau) et qui est aussi le lieu de vie d’environ 1200 espèces, dont une quarantaine figurent sur la liste rouge des espèces menacées comme l’anguille européenne, la loutre ou encore le vautour égyptien. Mais, même si ce titre a permis l’arrêt complet des barrages hydroélectriques sur tout le parc, moins d’un an après, le gouvernement a décidé de prélever l’eau du Shushica, le plus gros affluent de La Vjosa, pour l’acheminer vers la côte méditerranéenne afin d’y promouvoir le tourisme de masse. Ce projet a été entrepris en secret, sans communication ni aux élu·es ni aux citoyen·es. C’est une menace non négligeable pour la biodiversité et les habitant.es des quelques 30 villages concernés.

    « Le risque réside dans la possibilité que le détournement de l’eau de la Shushica crée un précédent. Les actions qui se déroulent aujourd’hui sur le Shushica pourraient se répéter demain dans d’autres sections du parc national. La crédibilité de l’ensemble du parc national de la rivière sauvage est en jeu », déclare Olsi Nika, directeur exécutif d’EcoAlbania, ONG, dans le communiqué de presse du 26 février 2024.

    LE DANUBE

    Le couple finit sa route sur le Danube. Le Danube est le plus long fleuve de l’Union Européenne. Il fait près de 2 885 Km de long, avec plus de 2 000 espèces végétales et 5 000 espèces animales qui vivent dans ses eaux ou à proximité. Au total, plus de 83 millions de personnes habitent dans le bassin du Danube. 

    Le Danube Parks est un réseau qui rassemble les parcs nationaux et naturels, les réserves de biosphère et les réserves naturelles de presque tous les pays riverains du Danube, notamment la Roumanie, la Moldavie, la Bulgarie, la Serbie, la Croatie, la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche et l’Allemagne. La mission de l’association est de préserver, développer et restaurer les zones sensibles le long du fleuve et ses affluents. Pour cela, ses membres coordonnent des actions et partagent des données. Les barrages sont très présents sur le Danube et sont donc des sujets très fréquents d’oscillation entre l’aspect économique, social et environnemental. C’est ce qui a intéressé nos voyageurs. 

    Dans les années 80, un barrage devait être construit dans le Donau Auen, parc national en Autriche situé entre Vienne et Bratislava et faisant partie du Danube Parks. Suite à la mobilisation citoyenne, le projet a été avorté. Ce fut une énorme victoire écologique, car aujourd’hui c’est devenu un des plus grands parcs nationaux, très convoité par les touristes.

    Ce n’est pas toujours l’environnement qui gagne. Justine et Thomas ont rencontré WWF Slovakia avec qui iels ont pu mieux comprendre la problématique du réseau hydrique entre la Hongrie et la Slovaquie. Revenons sur quelques points historiques. En 1977, un traité est signé pour la construction d’un barrage hydroélectrique à la frontière entre la Hongrie et la Slovaquie. En 1989, la Hongrie a abandonné le projet, mais la Tchécoslovaquie a poursuivi les travaux de construction du barrage de Gabcíkovo. En mai 1992, la Hongrie a notifié à la Tchécoslovaquie qu’elle mettait fin au Traité. Quelques mois plus tard, la Tchécoslovaquie a détourné les eaux du fleuve vers un canal où les bateaux naviguent. Elle a aussi construit un barrage au début de ce canal, le Cunovo. Le barrage Gabcíkovo se situe à la fin de ce canal. La Hongrie a alors accusé la Slovaquie d’assécher le Danube car celui-ci est une zone humide que les locaux appellent “Inland Delta”. En effet, à cet endroit, le Danube est encerclé par un réseau de bras sauvages. C’est une zone humide qui abrite un écosystème riche en espèces animales et végétales. Or le canal, en détournant les eaux, assèche cette zone et impacte tout le vivant.

    Également, le barrage en amont, donc le Cunovo, retient les sédiments, qui sont pourtant nécessaires pour maintenir le lit de la rivière. Suite à ça, la Hongrie a attaqué la Slovaquie devant la Cour Internationale de Justice (CIJ) mettant en avant le motif d’impact environnemental suite aux constructions unilatérales mais aussi celui que les circonstances ne sont plus les mêmes que lors de la signature du traité. La Tchécoslovaquie est devenue la Slovaquie en 1993 avec tous les changements politiques et économiques qui en ont découlé. Quatre ans plus tard, la CIJ a tranché sur plusieurs points : la Slovaquie, en tant que successeur de la Tchécoslovaquie, est devenue partie prenant du Traité en janvier 1993; la Hongrie n’a pas agit de bonne foie en abandonnant le projet car elle n’était pas en droit de l’abandonner, cela a compromis l’exécution du Traité; et enfin, la Tchécoslovaquie s’est trouvée en situation de brèche matérielle en détournant les eaux du fleuve. Finalement, la CIJ a demandé une entente cordiale entre les deux pays pour bonne exécution du Traité et que les deux parties indemnisent l’autre suite aux risques qu’elles ont pris. 

    Un autre sujet sur le Danube que Justine et Thomas ont couvert est en lien avec la ville de Budapest. Les représentants politiques de la ville hésitent à élargir et à approfondir le Danube car en été il n’y a pas assez d’eau pour que les gros bateaux puissent passer. C’est une question de quelques jours seulement. Et pourtant, il y a une volonté pour que les bateaux puissent naviguer tous les jours de l’année sans exception. Or, ce projet pharaonique déformerait le lit de la rivière, son débit, impacterait les écosystèmes présents. C’est un dilemme environnemental, social et économique auquel iels font face. 

    Justine et Thomas – écluse en France

    L’impact des actions humaines sur les fleuves et les rivières va se révéler de plus en plus, dans les prochaines années, à travers le dérèglement climatique. L’exemple le plus récent est celui de la tempête Boris. Mi-septembre 2024, des pluies diluviennes se sont abattues sur le centre et l’est de l’Europe faisant énormément de dégâts et une vingtaine de morts. Comme me l’explique bien Thomas : « cette tempête a fait des ravages en grande partie parce qu’on a tellement artificialisé les rivières, qu’il n’y a plus de zones humides, plus de zones tampons qui peuvent absorber le surplus d’eau et donc l’eau elle déborde, elle pète des barrages, elle s’infiltre dans les villes, elle défonce les routes ». A ce moment-là, Justine et Thomas étaient en Autriche et la tempête leur a coupé l’herbe sous le pied. Iels ont eu l’interdiction de naviguer pendant une semaine. La reprise fut plus compliquée que prévu. Il y avait beaucoup de bateaux, de débit, des gros arbres flottaient, des ouvertures de barrages ou encore le froid qui s’installait. Alors, muni·es de leurs vélos, iels rattrapent le temps perdu en espérant rejoindre le dernier barrage du Danube, à la frontière entre la Serbie et la Roumanie.

    Thomas termine en me racontant les paysages qu’iels traversent : « on voit, le long de la piste cyclable, il y a une plaine. Et dans la plaine, il y a des grandes flaques d’eau. C’est juste des zones boisées autour du Danube qui ont fait zones tampons. Ça en dit long sur la situation en Europe. Les Pays Bas, qui a le plus grand réseau fluvial d’Europe, sont les plus avancés sur les trafics fluviaux. Ils ont déjà mis en place ces grandes zones tampons qui sont faites pour accueillir le surplus d’eau. Les Etats Européens ont besoin de ça pour faire face aux crues qui vont être de plus en plus fréquentes ».

    Justine et Thomas – route éventrée en Autriche, septembre 2024