“Il y a une multitude de luttes en campagne. Elles sont certes moins visibles (…) mais elles sont bien présentes !”
par Louise Di Betta
3 octobre 2024

Ça fait maintenant 10 ans que j’ai quitté Paris. J’y ai refait deux passages de moins d’un an. La dernière fois c’était en 2021. Je venais tout juste de participer à ma première manifestation toute seule et de m’engager pour la Loi Climat devant l’Assemblée nationale avec Camille Etienne et Hugo Viel. J’avais trouvé les informations sur Instagram très facilement. Quelques mois après, je posais mes valises en Bourgogne, plus précisément en Côte-d’Or.

La première année en tant que néo-rurale fut très frustrante quant à mon engagement environnemental et social. J’avais l’impression que tout se passait à Paris. Paris, c’est grand. Il y a du monde, il y a de l’argent, de la visibilité sur les réseaux sociaux. Tout se sait et l’information se diffuse rapidement. En Côte-d’Or, je tapais sur internet « association environnementale », il n’y avait aucun résultat concret. Et pourtant, j’ai travaillé dans des lieux avec des valeurs écologiques, mais iels n’étaient pas au courant de ce qu’il se passait. Et s’il n’y avait rien ? Aurais-je toujours ce lien avec la grande ville pour satisfaire mon besoin d’engagement ?

Je ne fus pas seule à avoir ce sentiment. Jil est arrivé·e il y a 3 ans en Bourgogne, iel a aussi ressenti ce manque : « J’ai cherché des alternatives, des manières de vivre, des personnes anticapitalistes, féministes, queer. Je désespérais un petit peu de trouver des personnes avec qui être en lien humainement et politiquement ». Quant à Clotilde, la solitude l’a beaucoup marquée au début. « Je ne m’attendais pas à la campagne comme je me l’imaginais, en arrivant ici. Je ne connaissais presque personne. Ce qui m’a surprise, c’est le mode de vie très classique et très dépolitisé. Le monde rural ce n’est pas que le monde alternatif. Je ne m’attendais pas à autant de solitude. » 

La question de l’isolement est aussi présente dans ce désir d’engagement à la campagne. Ne pas savoir où aller, ne pas savoir vers qui se tourner, ne pas trouver malgré des recherches. C’est impactant sur la santé mentale, et sans parler du reste du changement ville/ruralité.

Et pourtant, il y a une multitude de luttes en campagne. Elles sont certes moins visibles, moins représentées sur les réseaux sociaux, elles font moins de bruit, mais elles sont bien présentes !

Crédit : Louise Di Betta – Manifestation du 8 mars 2024 pour les droits des femmes et des minorités de genre à Dijon

En 2021, le collectif les Soulèvements de la Terre est créé. Fondé par d’anciens membres de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, il n’a pas d’existence juridique et n’est pas un mouvement déclaré. Il représente une multitude d’individus, d’associations, de syndicats, d’organisations écologistes locales et nationales. La médiatisation de la méga-bassine de Sainte-Soline (projet destiné à l’irrigation agricole en Poitou-Charentes qui est devenu un symbole économique et écologique) au niveau national a enclenché la volonté du gouvernement de dissoudre le mouvement. Les Soulèvements de la Terre ont changé le paradigme des luttes en ruralité.

Ce coup de pub médiatique a enclenché la création de 170 comités en seulement deux mois ! « Ces comités sont une réponse éclatante à la menace de dissolution du mouvement, tout comme ils sont un message de solidarité avec tous ceux qui se sont battus corps et âmes le 25 mars à Sainte-Soline », a annoncé un porte-parole des Soulèvements.

Cette toile de comités locaux a permis l’ancrage de luttes locales autour d’une réelle volonté de fédérer, tant à la ville qu’à la campagne. Les soulèvements de la terre tentent d’impulser au niveau national des luttes « du bas ». Ces dernières ne sont plus de simples sujets locaux, elles deviennent des mouvements de résistance à grande échelle, et ne peuvent donc plus être ignorées des parties prenantes favorables à ces projets, que ce soient les autoroutes, l’eau ou le modèle agricole. 

Ces points de chutes locaux, permettent de : 

  • Diffuser et partager de l’information autour des actes des Soulèvements : en organisant des réunions publiques, collant des affiches, distribuant les programmes, etc.
  • Participer aux actes de la saison : en venant nombreux, en participant aux coordinations d’actions avec les luttes locales, en les soutenant matériellement
  • Faire grandir les luttes locales autour de chez soi
  • Participer à la vie du mouvement : en prenant part aux différentes instances

Ils deviennent un vrai moyen d’étendre les luttes rurales au plus grand nombre et de gagner en visibilité. Les Soulèvements mettent en lumière ce qui était dans l’ombre depuis si longtemps.

Crédit : Louise Di Betta – À la suite de l’appel national des Soulèvements de la Terre contre Lafarge et le monde du béton le 9 décembre 2023, tous les comités de Bourgogne-Franche-Comté se sont rejoint pour une action commune à Sainte-Cécile (71) contre l’extension d’une carrière de granulat sur une zone Natura 2000. Le thème choisi fut la marche funèbre.

Alors qu’est-ce que l’engagement à la campagne concrètement ?

C’est d’abord dans le quotidien des personnes que j’ai interviewées. Rien que par le fait d’avoir fait ce choix, de quitter la ville pour la campagne, c’est un engagement pour iels, car iels se sentent aligné·es avec leurs valeurs. Malgré une plus haute utilisation de la voiture, le covoiturage est très présent. Le lien avec les productrices et producteurs locaux en bio est fort, ce qui permet d’être plus connecté à son assiette. Jil a aussi changé de banque, pour s’assurer que son argent n’est pas utilisé pour des projets néfastes pour la planète.

Pour Marilyn, première femme paysanne en Côte d’Or, l’engagement commence par le simple fait d’être là : « l’engagement est multiple : en tant que femme, en tant qu’installation bio, mais aussi faire des poules au milieu des vaches. Ta présence est un engagement, montrer que les choses sont différentes et que c’est possible ». Quand elle est arrivée, pour certaines personnes c’était inenvisageable qu’une femme s’installe seule. Et pourtant, son aventure a duré 13 ans. Et depuis, plusieurs personnes sont passées en bio, et d’autres femmes se sont installées. « On peut faire les choses différemment tout en étant des gens pas moins fréquentables. On peut faire différemment et être des gens normaux. En bio, on a souvent cette image de gaucho fainéant, baba cool. (…) Lorsqu’on amène des projets comme ça, il faut s’intégrer autrement pour montrer ce qu’on fait et ce qu’on est. Daniel, mon chéri, s’est impliqué à la Mairie par exemple. Sinon tu ne restes qu’une bête curieuse. »

Clotilde de son côté a très rapidement trouvé la Tourniquette à Malain, une épicerie coopérative où l’on donne 3h de son temps tous les mois. Mais c’était loin de chez elle et ne permettait pas de pallier sa solitude. Elle a trouvé un début de satisfaction à travers les collages féministes. « À la campagne, ça a d’autant plus de sens. On ne veut pas que les murs ne soient décorés que de visuels d’extrême droite. Et je pense aussi qu’ici, il y a plus d’isolement, moins de lieux de rencontres, moins de structures. Du coup, coller des visuels, qui font passer des messages forts, pour moi c’est dire par exemple aux victimes de violences sexistes et sexuelles, y’en a aussi à la campagne, et y’a aussi une présence de lutte. Pouvoir montrer et témoigner est primordial. »

Crédit : Clotilde – collages féministes

Les collages peuvent être dérivés du féminisme et s’engager dans d’autres luttes. C’est devenu un outil de communication visuel fort en ruralité. 

Crédit : Louise Di Betta – Affichage de collages politiques à Bligny-sur-Ouche

Robin est comédien. Au premier tour des élections législatives, le RN a fait 48 % dans son village d’origine de Bligny-sur-Ouche, et ça l’a profondément attristé. Il a alors décidé de mettre son art au service de la lutte. Il s’est rendu au marché de Bligny-sur-Ouche où il a raconté l’histoire de son arrière-grand-père résistant pendant la Seconde Guerre Mondiale. « J’ai eu envie de raconter son histoire, là maintenant, tout de suite, face à la catastrophe politique et morale. Essayer par le sensible, puisque le rationnel ne marche plus, de ramener une dose d’évidence. » 

Crédit : Louise Di Betta – Prestation théâtrale de Robin à Bligny-sur-Ouche

Jean-Pierre, fait partie du Collectif Odyssée Beaune, qui accueille et accompagne des migrants quel que soit leur statut. Après 3 ans de vie dans cette région, c’est la première fois que j’en entendais parler ! Iels sont une vingtaine d’actifs sur Beaune et ses alentours. Son engagement se traduit beaucoup dans ce collectif qui « pose concrètement les problèmes liés à l’immigration et à la culture ». Cette présence est nécessaire dans cette région où l’extrême droite est passée en tête aux dernières élections législatives.

Organiser ou participer à une manifestation est aussi un engagement collectif puissant. Marilyn, Jean-Pierre ou encore Jil en ont fait plusieurs. Lorsqu’iels sont entouré·es de personnes qui se battent pour une justice sociale et/ou environnementale, l’émotion est forte. Il y a des chants engagés, de la danse, des drapeaux, des pancartes. Tous les militant·es sont pris d’un sentiment d’appartenance à un groupe, à une cause plus grande, qui les fait vibrer intérieurement. La solitude est très loin dans ces moments de joie dans la lutte.

Crédit : Louise Di Betta – Jil en manifestation chantant à tue tête.

En juin 2023, est créé La levée des Semis, comité local des Soulèvements de la Terre sur la zone Beaune et la vallée de l’Ouche. Clotilde était « trop contente, de voir qu’il y avait d’autres gens, que je n’étais pas toute seule et de se retrouver. C’était une bouffée d’oxygène ». Ce sentiment est partagé par Marilyn et Daniel. Ce nouveau collectif a changé beaucoup de choses comme nous l’explique Jil : « la Levée des Semis a une importance énorme dans ma vie. Ça a complètement changé mon voisinage. Le fait d’avoir des ami·es sur qui compter, avec qui échanger dans les 5-10 km de chez moi. J’ai passé des moments précieux. C’est ma meilleure année depuis que je suis arrivée dans le coin. » L’engagement, c’est aussi le relationnel.

Marilyn l’explique bien : « Quand tu es en local, tu n’es plus anonyme. Tout d’un coup, tu mets un visage sur un nom et ça devient plus réel. Alors qu’en ville, tu restes invisible. La ville me donne plus l’impression d’être seule au milieu de plein de gens. On a tous un fond de valeurs communes mais on a des ouvertures complètement différentes. C’est ce qui est beau, non ? La proximité de la campagne, fait qu’on se voit beaucoup et donc on se respecte plus. ». Jean-Pierre, membre du comité également, me confirme cette proximité avec les gens. Ce comité est pluriel dans ces actions : boitage, manifestations, collage, chorale engagée, participation aux actions des Soulèvements nationale et aussi un événement annuel de sensibilisation appelé Une Levée d’Imaginaires. Il est le fruit des différentes sensibilités de ses membres. L’annonce de la dissolution des Soulèvements a insufflé l’envie à ces habitant·es de se fédérer autour de ce mouvement, et ce fut une joie profonde pour tous·tes. 

Tout cela est un aperçu de la pluralité des manières de s’engager à la campagne. Il existe d’autres organisations que j’ai découvert avec le temps et qui ont un impact sur le territoire dans lequel je vis : AIGUE, une antenne de Amnesty International, la LPO BFC, le Centre Athenas, l’Arrière-Pays… etc. Il y a 3 ans je n’aurais pas cru que tout cela existait. Rencontrer les bonnes personnes est primordial, s’il n’y a pas d’informations en ligne qui sont faciles d’accès. Et pour cela, lorsque vous arrivez en campagne, regardez les lieux alternatifs aux alentours, cherchez les antennes locales des grosses associations/groupement politique, ou renseignez-vous sur la carte des Soulèvements des comités locaux. Et surtout, n’hésitez pas à créer votre propre engagement collectif !


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