Les superpouvoirs de la musique
par Claire Teysserre-Orion
4 septembre 2024

La musique, j’en écoute peu, mais elle m’emmène loin. Cette fois-ci encore plus que d’habitude...

Le week-end dernier, je me baladais en famille. Direction, comme d’habitude, le square du quartier. Et je m’apprêtais, comme d’habitude, à pousser le grand sur la balançoire, tout en gardant un œil sur le plus petit. Je ne savais pas encore que j’allais être sauvée. Sauvée par… un kiosque. Habituellement, c’est un coach sportif qui occupe l’espace pour des cours particuliers de remise en forme. Mais ce jour-là, une fanfare squattait le kiosque qui retrouvait ainsi sa fonction initiale. Et oui, figurez-vous que ces pavillons ouverts sont arrivés en Europe au 17e siècle, et étaient d’abord destinés au divertissement musical. 

Ce jour-là donc, une chef d’orchestre accompagnait des musiciens amateurs, des partitions s’envolaient, et tous s’accordaient dans un brouhaha initial. Puis le spectacle a commencé. Honnêtement, ça ne jouait pas terrible : fausses notes, cuivres trop lents, et grosse caisse qui se traîne et s’ennuie. Quelque part, je comprends l’allergie de mon compagnon devant ce type de spectacle de rue, mais pour ma part, je le confesse : ça m’emporte, ça me bouscule, ça me provoque des émotions. Et à en croire le public qui se pressait autour du kiosque, je n’étais pas la seule à m’émouvoir face aux reprises maladroites des tubes de notre vie. Finalement, l’essentiel de ce moment, ce n’était pas la partition, mais la communion. Je me suis alors dit que la musique n’était pas affaire de justesse, mais bien plus d’harmonie collective. 

Sur la route des vacances

Créer un moment commun autour de la musique est d’ailleurs à l’origine des « tubes », apparus dans les années 1930 en même temps que la radio et les congés payés, et conçus pour une écoute synchronisée. On prend la voiture, les enfants à l’arrière, les valises dans le coffre et les ondes qui envahissent l’habitacle. Et Christophe chante : « J’avais dessiné sur le sable / Son doux visage qui me souriait / Puis il a plu sur cette plage / Dans cet orage, elle a disparu / Et j’ai crié, crié « Aline ! »… » Et en effet tout le monde crie, malmène les paroles, et chante faux. Mais encore une fois, il n’est pas question de justesse, mais d’être ensemble. Aujourd’hui qu’en est-il ? Les familles continuent-elles à se brancher ensemble la FM, ou chacun a ses écouteurs vissés sur son propre algorithme musical ? Grâce aux plateformes, les possibilités sont infinies, et c’est génial admettons-le, mais il est probable que le streaming, le podcast ou le replay étiolent nos écoutes communes.  

Mais revenons justement à l’orchestre de mon quartier, le week-end dernier, à ce moment commun. Je regardais ces musiciens maladroits qui essayaient de s’accorder, de s’écouter, de lire une même partition pour faire quelque chose ensemble, sous la direction d’une cheffe. La métaphore politique m’a alors sauté aux yeux. Ici, la chef d’orchestre était manifestement bienveillante envers ses ouailles, mais les maestros ont longtemps traîné une réputation de despote. Le premier d’entre eux, l’Italien Arturo Toscanini, brisait ses baguettes et injuriait ses musiciens. Reste à savoir si c’est cette tyrannie qui lui permit de se hisser au plus haut rang… 

La même question traverse Tár, un film génial où Cate Blanchett joue une cheffe d’orchestre alliant excellence artistique et abus de pouvoir. Et ça se termine mal. Est-il donc possible de diriger autrement ? En théorie oui : Charles Gounod, un chef d’orchestre français du 19e siècle, a explicité sa vision, plus démocratique : « Ce n’est point la force qui fait l’autorité, c’est la lumière. L’autorité n’est pas une contrainte, c’est une persuasion ; elle détermine non pas l’obéissance à contrecœur, mais la soumission volontaire, l’adhésion du consentement intime. » L’autorité du chef d’orchestre s’exerce dans l’acceptation volontaire des musiciens, elle peut être contestée ou négociée. 

De la musicologie à la Seine-Saint-Denis

Au 21e siècle, deux femmes ont apporté une touche sociologique à cette expérience collective du jouer ensemble. Vous avez peut-être déjà entendu parler de Zahia et Fettouma Ziouani. Leur histoire a été au centre d’un film, Divertimento, du nom de l’ensemble qu’elles ont créé. Les deux sœurs grandissent en Seine-Saint-Denis. Leurs parents, venus d’Algérie, sont de grands mélomanes, et leur enfance est bercée par la musique symphonique. Fettouma apprend le violoncelle et Zahia la guitare classique puis l’alto. Plongée dans un orchestre, elle découvre la joie de jouer dans un ensemble, elle rêve de devenir chef d’orchestre. Bien sûr, le chemin sera long parce qu’elle est une femme et parce qu’elle est issue de l’immigration. Mais c’est aussi dans ses premières expériences de direction que naît le désir de créer Divertimento. « Je côtoyais des jeunes Parisiens issus de classes sociales très aisées, et à l’opposé des jeunes de Stains issus de milieux très populaires, mais tous avaient ce point commun d’être passionnés par la musique, qui devenait un lieu de rencontre. »  

Ça m’a fait penser à un autre projet, Démos pour « Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale ». Un acronyme bancal pour un projet génial. La première fois que j’en ai entendu parler, c’était à Choisy-le-Roi, une ville du Val-de-Marne dont je couvre régulièrement l’actualité culturelle. Là-bas, des gamins issus de quartiers populaires apprennent la musique classique par la pratique collective. Exit le solfège et les cours particuliers : chaque enfant se voit confier un instrument de musique pendant trois ans et suit des ateliers hebdomadaires. Et une fois par mois, tous répètent en orchestre complet. Chaque année, un grand concert est organisé dans un lieu emblématique, comme la Philharmonie. Ce projet se déploie partout où les gamins sont éloignés de l’apprentissage de la musique pour des raisons sociales, économiques ou géographiques, à la ville comme à la campagne. 

La musique comme prétexte

Vous l’aurez compris, la musique est un prétexte. Démos, c’est d’abord un projet social, un projet qui ambitionne de « former les futurs citoyens du 21e siècle ». Depuis le début de l’aventure, la sociologue Florencia Dansilio a mesuré l’impact du programme sur le parcours des enfants. Elle a constaté que cette expérience a joué positivement sur la concentration, la confiance et l’estime de soi. Les jeunes sont plus à l’aise socialement, ils ont plus confiance en eux et ils se sentent plus capables de choisir une trajectoire de vie en fonction de leurs envies. Et pourquoi ? Parce que jouer de la musique en orchestre, ensemble, requiert des compétences techniques bien sûr, mais également émotionnelles et sociales. Bref, ils ont acquis du capital social et culturel. Bourdieu n’a qu’à bien se tenir… 

Après la théorie, la pratique. Je voulais rencontrer ces jeunes, leur demander ce qu’ils aimaient dans la musique, ce qu’ils pensaient de leur chef d’orchestre. J’ai donc pris rendez-vous à la Philharmonie. Entre deux répétitions, je rencontre Sandra, une violoniste de 23 ans, et Raphaël, un flûtiste de 16 ans. Sandra a suivi le programme Démos quand elle avait 10 ans et depuis elle n’a plus lâché la musique. Mais ce n’est pas forcément le coup de foudre qu’on imagine : « Au début, c’est surtout ma mère qui m’a incité à intégrer Démos. Quand j’ai continué en Conservatoire aussi. Et c’est quand j’ai vraiment voulu arrêter, pour me consacrer à mes études, que j’ai un déclic : je me suis rendu compte que je ne pouvais pas me passer de jouer dans un orchestre. » Quant à Raphaël, la révélation a été immédiate : « Mes trois années à Démos étaient fascinantes. Le fait de se mettre en groupe et de se coordonner pour jouer un morceau pour que ça donne quelque chose de magnifique. » 

« Il faut que ça susurre »

Raphaël continue à se confier : « Le chef d’orchestre, c’est quelqu’un que j’admire beaucoup parce que cette personne dirige le morceau, c’est grâce à lui que ça prend forme. ». Sandra, elle, se rappelle encore sa première cheffe d’orchestre : Débora Waldman, la directrice musicale de l’Orchestre national Avignon-Provence, entendez une pointure. Car c’est aussi à cette excellence à laquelle les enfants ont accès grâce au programme Démos. « Elle a une prestance, quand elle dirige. Quand elle lève les bras, elle n’a rien besoin de dire, les musiciens sont prêts.  C’est aussi la battue très méticuleuse, ces gestes que le chef d’orchestre fait pour donner le tempo et le caractère… ». Raphaël évoque aussi l’importance de la capacité de dialogue d’un chef d’orchestre : « Si le chef d’orchestre était plus autoritaire, s’il donnait des ordres sans écouter les musiciens, on mettrait plus de temps à comprendre les morceaux et à les jouer. » Voilà, grâce à Sandra et Raphaël, je m’approche un peu plus de cette magie, la magie de l’harmonie.  

Sandra doit retourner à sa répétition, je la suis. La session « Tutti cordes + percussions » (comprendre toutes les cordes et toutes les percussions) est dirigée par Nicholas Mc Roberts, une autre pointure. Assise derrière les musiciens, face au chef d’orchestre, j’assiste au spectacle. 

Extraits : 

« Pas sur le temps, mais avant le temps » dit le chef d’orchestre tout en douceur.

Il distribue ses indications techniques. 

« Il faut que ça susurre, que ce soit convaincant et précis »

Et des intentions artistiques.

« J’ai besoin que vous vous regardiez, que ce soit comme un seul magnifique instrument »

Il transmet son désir. 

« Je sens que vous aimez ces mesures, ça sonne polonais, presque hongrois, il faut que vous jouiez les mesures précédentes comme si vous les aimiez tout autant. » 

Il est à l’écoute. 

Mais que jouent-ils au fait ? Je lorgne sur la partition d’un violoncelliste : Coppélia de Leo Delibes, et plus précisément la Mazurka. Cette danse folklorique polonaise s’est diffusée dans les salons français, puis dans les bals populaires. C’est un poncif une nouvelle fois vérifié : la musique crée des ponts entre les cultures et aussi entre les classes sociales. 

El Sistema 

La musique a aussi le pouvoir d’être présente partout. Même là où on la pense la plus inutile. Sur l’île de Lesbos par exemple, dans les camps de réfugiés, où s’échouent les rêves des migrants qui veulent gagner l’Europe. Dans ces lieux où de nombreux enfants patientent sans  perspective, il existe un programme d’enseignement musical, El Sistema Greece. Honnêtement, on se dit aussi que ce n’est pas forcément la priorité : n’y a-t-il pas plus urgent pour ces gamins que d’apprendre le hautbois et de monter un orchestre ? Mais c’est en fait tout l’inverse : là où il n’y a rien ou si peu, la musique a toute sa place. Elle porte l’espoir que nous soyons capables de nous coordonner pour faire quelque chose ensemble, même une simple mélodie.  

Cette initiative est issue d’un autre projet, El Sistema, qui a vu le jour au Venezuela en 1975 sous l’impulsion de l’économiste et musicien José Antonio Abreu. Ce programme d’éducation révolutionnaire ambitionnait de transformer la vie des enfants défavorisés grâce à la musique. Le projet a pris une ampleur considérable dans son pays d’origine, grâce à lui des millions de gamins ont appris la musique gratuitement. 

Une soprano chez les réfugiés

« Outre le fait que les conditions de vie de ces personnes sont difficiles, ce qui m’a frappé, c’est l’absence de perspective » explique Anis Barnat, initiateur d’El Sistema Greece (France Musique, El Sistema Grèce : le modèle vénézuélien au service de l’avenir des enfants migrants). Il a eu le premier le désir de développer une antenne dans les camps de réfugiés. Dans ce même documentaire, on entend Lourdes Sanchez , directrice du projet : « Ce qui est génial, c’est que nous nous sommes rendu compte qu’il y a un vivier extraordinaire en matière de ressources. Parmi les migrants présents sur place – musiciens, professeurs de musique, mais aussi et surtout du côté des Grecs, parce que depuis l’afflux des réfugiés les initiatives pour une meilleure insertion des enfants et des jeunes migrants dans la société grecque se multiplient. » 

Quand j’ai compris que ce projet fonctionne aussi avec les associations locales, que des professeurs de conservatoires se rendent tous les jours dans les camps pour enseigner la musique, que de prestigieux artistes viennent faire des masterclasses… Je me suis dis que la musique était la clé.


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