Les informations trompeuses ne datent pas d’hier, elles ont même rythmé l’Histoire. Entre le XVIe et XVIIIe siècles, des rumeurs misogynes accusant de sorcellerie des femmes jugées trop libres, suffisaient à les faire tuer. Dans le passé, des pseudo-théoricien·nes ont répandu l’idée que la Terre était plate voire délimitée d’un mur de glace. Avec l’arrivée du digital, le « terraplanisme » a d’ailleurs migré sur la toile et continue son chemin de désinformation malgré les preuves scientifiques du contraire.
La différence avec notre époque connectée est la force et la rapidité de diffusion du faux. En 2022, le physicien Etienne Klein poste un canular, faisant passer une tranche de Chorizo pour une étoile, beaucoup sont tombé·es dans le panneau.
Un contenu « liké », un contenu qui plaît, est un contenu propulsé par les algorithmes des réseaux sociaux, quel que soit sa véracité. À cette logique d’engagement, très éloignée de la rigueur déontologique du journalisme, vient s’ajouter un outil bluffant à la mallette des faussaires : l’intelligence artificielle. Désormais, du contenu peut être entièrement généré par IA : texte, image, vidéo et son.
Un média irlandais, l’Irish news, s’est même fait berner par un troll se faisant passer pour un journaliste, en publiant un faux article en mai 2023, généré par une intelligence artificielle. Le contenu a depuis été retiré du site et épinglé comme « faux ».
Le phénomène croissant des deepfakes ou hypertrucages inquiète. Des personnes malveillantes peuvent facilement fabriquer de toute pièce du contenu réaliste : en mettant par exemple en scène des politicien·nes pour influencer l’opinion notamment dans le cadre d’élections ou de conflits.
Ainsi, en mars 2022, une fausse vidéo du dirigeant ukrainien appelant ses citoyens à se rendre s’est affichée sur le site du média, Ukraine 24, victime d’un piratage, voyageant ensuite sur les réseaux avant d’être signalée. Dans la même veine, un audio trafiqué du chef du parti travailliste anglais, Keir Starmer, le décrédibilisant, a été posté par un compte anonyme sur le réseau X en octobre 2023, la veille de la conférence annuelle du parti.
Ces fake news ont malheureusement le temps de faire le tour du web avant d’être démasquées par des fact-checkers, vérifiant la véracité des contenus. Comment alors ne pas douter de tout ce qui s’affiche sur notre fil d’actualité ?
Pour répondre à cette question, qui mieux qu’un journaliste d’investigation : Thomas Huchon, qui d’enquête en enquête, s’est spécialisé dans le démêlage du vrai du faux. Il encourage plus que jamais les internautes à développer leur esprit critique pour surmonter cette crise de confiance et rester informé·es. L’enjeu est « civilisationnel » indique-t-il dans son livre « Anti-fake news » publié aux Éditions First et co-écrit avec Jean-Bernard Schmidt : il faut « former le récepteur », le rendre acteur.
En effet, la population, notamment les jeunes générations, s’informent quotidiennement, majoritairement en ligne sur les réseaux sociaux : en 2022, ce chiffre atteignait déjà en France 73 % des 16-30 ans.
Et si s’informer, ça s’apprenait dès le plus jeune âge ?
Nereida Carrillo, journaliste, chercheuse et professeure associée à l’Université Autonome de Barcelone (UAB) en Espagne, en est convaincue. « Tout comme l’on enseigne aux enfants à manger proprement, on doit aussi leur apprendre à utiliser ces outils numériques, car ils passent beaucoup de temps en ligne et il faut qu’ils soient en sécurité. »
C’est pourquoi, elle a créé l’association « Learn to check » dont elle est directrice, pour former à tout âge, à la détection des fake news. « On fait de l’éducation médiatique et on enseigne comment vérifier l’information aux différents publics, notamment les jeunes, les professeurs, les parents ou encore les personnes âgées. On a déjà formé plus de 9 000 personnes, ici en Espagne, et on propose aussi des ressources de matériaux didactiques pour les professeurs. »
L’ONG a mis en place une « escape room » pour les plus de 12 ans : « Avec des vérifications digitales : ce sont des jeux qui permettent d’introduire certains concepts comme : qu’est-ce qu’une source d’information ? » Ils et elles doivent repérer une vraie photo d’une fausse ou encore savoir si un écrit, a ou n’a pas de preuve scientifique. « Notre escape room a beaucoup de succès, car les enfants jouent et ils apprennent en même temps. »
La journaliste est fière de constater l’impact positif de ces formations au sein même des familles. « Par exemple, des enfants ont dit au professeur qu’ils allaient enseigner cela à leur famille, car parfois “mes parents me montrent des choses envoyées par un ami ou un membre de la famille et je pense que ce n’est pas vrai, que c’est suspicieux, alors je vais dire à ma mère comment vérifier cette info.” »
Nereida Carrillo a également publié le livre « Fake news : tout sur la désinformation » aux éditions les 400 coups, qui sera bientôt traduit dans 12 langues. Il s’agit d’un guide ludique principalement pour les enfants, mais à la portée de toutes et tous : parents, professeur·es et chaque adulte témoignant de la curiosité sur le sujet.
Tout comme l’on enseigne aux enfants à manger proprement, on doit aussi leur apprendre à utiliser ces outils numériques, car ils passent beaucoup de temps en ligne et il faut qu’ils soient en sécurité.
Nereida Carrillo, fondatrice de l’association Learn to check
En présentant les méthodes à appliquer pour vérifier une information à l’aide de jeux, d’un glossaire, de questionnaires, d’exercices et d’exemples concrets, elle met en garde ses lecteurs et lectrices contre « ceux qui s’adonnent à la désinformation, les grands méchants loups et les Pinocchio du XXIe siècle », écrit-elle.
L’utilisation de ce manuel pédagogique dans les écoles, rencontre un très bon accueil de la part des professeur·es : « Ils sont heureux d’avoir cet outil, car ils n’étaient pas confiants avant pour parler de ce sujet en classe qu’ils ne maîtrisaient pas. Après avoir lu ce livre, ils me disent avoir enfin un guide éducatif et ils se sentent portés pour en discuter avec les élèves. »
Nereida Carrillo et son équipe ont mis à disposition du public sur le site de l’association de nombreuses ressources didactiques en espagnol, en catalan et en anglais disponibles gratuitement. Grâce à leurs collaborations avec des maisons d’édition, des manuels scolaires utilisés dans certaines écoles en Espagne incluent désormais des articles rédigés par Learn to check pour sensibiliser. « On peut travailler sur le sujet de la désinformation dans toutes les matières : en langue française, en espagnol, en catalan, en philosophie, en sciences ou encore en mathématiques, car il y a par exemple des graphiques qui sont trompeurs. »
Son objectif sur le long-terme est de travailler avec d’autres pays et notamment avec la France, pour former le plus grand nombre. Les journalistes utilisent plusieurs méthodes de vérification, celle enseignée par l’association Learn to check à l’occasion de ces ateliers, s’intitule « PANTERA ».
À chaque lettre son questionnement pour se rapprocher des faits et enquêter sur sa véracité.
« P » pour « Provenance » : quelles sont les sources de cette information ?
« A » pour « Auteur » : qui nous parle ?
« N » pour « Nouveauté » : À quand date cette information ?
« T » pour « Ton » : quel est le style utilisé ?
« E » pour « Éléments de preuve » : quels sont les faits ?
« R » pour « Réplique » : que dit la communauté sur cette information ?
« A » pour « Agrandir » : quel est le contexte ?
Selon Nereida Carrillo, l’observation permet de déjouer les pièges presque parfaits de l’IA, en repérant les anomalies visuelles : « Si on observe avec attention ces images générées, on peut voir qu’il y a parfois des mains à 3 ou 6 doigts, ou bien les lunettes ne reflètent pas la lumière, ou encore la figure de la personne est floue… »
L’une des questions clés à se poser devant n’importe quel contenu en ligne : que nous évoque cet article, cette image ou cette vidéo ? Un faux contenu ne cherche pas à informer objectivement, mais à susciter une émotion.
Il existe également de nombreux outils numériques pour accompagner les internautes dans leur démarche d’enquêteur.
Tineye permet par exemple d’effectuer une recherche d’image inversée afin de voir si elle n’a pas été sortie de son contexte ou utilisée dans le passé ou bien si elle a déjà été repérée comme trompeuse.
Invid We Verify VERA.ai, financé par l’Union européenne, est un outil d’intelligence artificielle en cours de développement, permettant de lutter contre la désinformation en détectant le contenu fabriqué.
Fact-check explorer est un moteur de recherche d’informations vérifiées, permettant ainsi de savoir si vous êtes potentiellement face à une fake news.
Ces outils donnent un coup de pouce, mais nécessiteront toujours un élément indispensable pour déceler le faux : « votre esprit critique », précise le journaliste Thomas Huchon. Pour cela, il recommande de bien comprendre le fonctionnement des plateformes de diffusion afin de pouvoir se repérer. Il nous invite d’ailleurs à aller plus loin et à « penser contre notre cerveau » à cause des biais cognitifs de ce dernier. Par réflexe naturel, pour faciliter la prise de décision, le cerveau préfère les raccourcis et cherche à confirmer ce qu’il pense. Or, internet n’est autre que « le royaume de la confirmation ». Les algorithmes proposent du contenu en adéquation avec les habitudes et préférences de chacun.
Ainsi la prochaine fois qu’une publication vous plaît, car son contenu va dans votre sens, il faudra vous demander s’il ne s’agit pas d’un bonbon pour votre cerveau, plutôt que d’un vrai fait d’actualité.
Thomas Huchon réalise une enquête numérique qu’il retrace dans son documentaire « La nouvelle fabrique de l’opinion ». Avec l’aide des étudiant·es de l’école de journalisme de Sciences Po, il a créé pendant les élections européennes, six comptes Facebook affichant leurs différents penchants politiques. Ils obtiennent alors, en trois mois, six réalités différentes de l’actualité. Le risque de ne pas vérifier l’information est de se retrouver enfermé dans une « bulle de filtre » conforme à ses opinions.
Sans compter les biais d’ancrage dont parle Nereida Carrillo dans son livre, on a également tendance à penser que, dans notre société de l’immédiateté, la première information lue sur un sujet est la vérité. Pire encore, l’on peut être victime des biais de la vérité illusoire où l’on croit facilement un mensonge croisé de nombreuses fois. Le danger de ces fausses informations repose sur leur temps d’avance sur la vraie information.
C’est pour cette raison que plutôt de se mesurer aux Léviathans du numérique, Thomas Huchon, a décidé de se lancer dans un projet qui sort des sentiers battus. Faire de l’IA une force en créant son avatar en 2024 sur le compte @antifakenewsai, notamment disponible sur TikTok, Instagram et LinkedIn. Un outil de gain de temps en production journalistique pour parler aux jeunes sur les plateformes phares où les médias traditionnels ont du mal à exister.
Par réflexe naturel, pour faciliter la prise de décision, le cerveau préfère les raccourcis et cherche à confirmer ce qu’il pense. Or, internet n’est autre que « le royaume de la confirmation ».
« L’un des principaux défauts qu’ont eu les grands médias professionnels est l’absence de compréhension de cet univers numérique. » Le journaliste ne veut pas reproduire la même erreur et travaillera avec les étudiant·es de l’école de journalisme de Sciences Po. Ils et elles enquêteront et écriront pour ce compte. L’objectif est de poster des vidéos déconstruisant les théories complotistes existantes et les fakes news du moment.
« Plutôt que d’investir de l’argent, du temps que l’on ne dispose pas, on a décidé d’utiliser un nouvel outil qui nous permet de continuer à faire notre travail de journaliste, d’enquêter, d’écrire, de préparer, de digérer l’info et de la retranscrire de la manière la plus fidèle dans un but pédagogique sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les plus jeunes aujourd’hui pour répondre aux théories du complot en utilisant l’IA. »
En créant « un faux Thomas Huchon qui parle et bouge comme lui, mais qui est une machine recevant un texte et produisant une vidéo en quelques minutes », cette aide à la production démontre aussi le potentiel trompeur de l’IA auprès des jeunes générations.
« Si nous, on utilise un compte où l’on explique notre démarche transparente sur la manière dont on fonctionne, cela peut aussi dire que l’on peut aussi faire dire n’importe quoi à n’importe qui et qu’il y a une nouvelle forme de vigilance à développer », contextualise Thomas Huchon.
Il mise beaucoup plus sur le potentiel de l’esprit critique et de la formation intellectuelle des citoyen·nes pour y répondre. « Il va falloir trouver des solutions et c’est aussi une manière d’amener ce débat sur le devant de la scène. Je crois que c’est une sorte de cri d’alarme, regardez au point où l’on en est pour lutter contre la désinformation, ceux qui sont contre l’IA sont prêts à l’utiliser contre la désinfo tellement on est dans un combat déséquilibré », confie le journaliste, également enseignant à l’école de journalisme de Sciences Po et l’ESJ Lille.
Le journalisme évolue et Nereida Carillo pense aussi que l’on doit s’adapter. « L’IA peut aider à gagner du temps : si je l’utilise pour les transcriptions et la traduction par exemple, cela me donne plus de temps pour me concentrer sur les investigations, pour faire de longs reportages de qualité. »
Il est tout à fait possible de s’informer via les réseaux sociaux, explique la chercheuse en communication en rappelant le cas d’une citoyenne américaine, Darnella Frazier, qui a gagné en 2021 un prix Pulitzer, en filmant le meurtre de George Floyd causé par un policier. « Elle a provoqué un débat, un mouvement. Il y a du bon aussi sur les réseaux sociaux, mais il y a aussi des risques et des dangers. Recherchez vos sources, vérifiez, ne partagez pas quelque chose si vous ne savez pas si c’est vrai ou pas, c’est important d’être informé de ce problème de désinformation et ses conséquences pour ne pas être manipulé. »
Les deepfakes gagnant du terrain, les questions de législation de l’IA commencent à se poser sérieusement à l’échelle globale. Thomas Huchon suggère d’imposer une traçabilité dans le contenu généré par les logiciels IA.
« C’est un univers qui n’est pas du tout régulé. Il faudrait aussi ne pas permettre de fabriquer tout cela aussi facilement. L’IA travaille avec des bases de données qui ne sont pas toujours légalement acquises. Est-ce que demain les IA pourront fabriquer des photos totalement indétectables ? C’est certain. Les sociétés modernes seront-elles capables d’imposer aux entreprises qui permettent de fabriquer tout ça, un certain nombre de protection ? Il faut le souhaiter, sinon on va vraiment être dans la galère. »
Nereida souligne dans son livre l’importance de proposer des algorithmes plus transparents et mentionne également le rôle clé des fact-checkers externes. Certains travaillent déjà avec les réseaux sociaux pour écumer le vrai du faux et étiqueter le contenu.
Former les futur·es internautes, et ce dès l’école, représente une piste pérenne et solide à emprunter pour armer les citoyennes et les citoyens contre la désinformation. « Je pense que l’on doit travailler cela à l’école, il y a maintenant beaucoup de professeurs qui le font, mais je crois que le gouvernement et les institutions publiques doivent promouvoir davantage ces formations et enseignements sur la désinformation. »
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