Citadine recherche silence
par Claire Teysserre-Orion
7 février 2024

C’est en toute innocence que j’ai proposé d’écrire un article sur le bruit. Je ne pensais pas que tout ça allait m’amener à parler patriarcat, ségrégation spatiale et animaux marins. 

Tout a donc commencé un soir de sortie, dans un café. L’amie qui m’accompagnait me fait remarquer : « C’est marrant, il n’y a pas de musique ici ». Et croyez-le ou non, il n’y avait vraiment pas de musique dans ce bar. C’était marrant de réaliser que c’était l’absence de musique qui était notable tant elle est aujourd’hui partout : dans les cafés, dans les salles d’attente, dans les grands magasins et les petits boutiques… comme si l’on voulait toujours nous divertir. Une musique qui, avouons-le, s’ajoute au brouhaha incessant de nos villes. 

Dès le matin, sur le chemin de l’école, un scooter couvre ce que me dit mon enfant. Puis je vais au travail en vélo : le vrombissement des moteurs accompagnent mes pensées matinales, interrompues par des klaxons. Ne travaillant ni en usine, ni sur un chantier, ni dans une école, je retrouve un certain calme arrivée au bureau. Un calme régulièrement troublé par des travaux dans la copropriété, les poubelles qui roulent sur les pavés de la cour et bien sûr aussi les visios de mes collègues. Quand la journée se termine, je plonge de nouveau dans les trajets bruyants et les soirées où les cris des enfants couvrent la radio. Vient enfin la nuit, le temps du repos. Et le retour au silence ? C’est sans compter la vie des voisins, la mauvaise isolation de l’immeuble et les sirènes du boulevard qui jamais ne s’arrêtent. 

Un cerveau qui s’adapte 

Heureusement, pour ne pas devenir fou, le cerveau humain a une incroyable capacité à s’habituer. C’est ce que les scientifiques appellent « l’habituation acoustique ». Formidable me direz-vous, sauf que… le cerveau s’habitue, mais le corps, lui, continue d’encaisser et pas qu’un peu. Selon une étude de l’ADEME (octobre 2021), la pollution sonore fait plus de dégâts sur la santé que la pollution de l’air ! Selon ce rapport, le coût social du bruit s’élève à 147.1 milliards d’euros chaque année. Ce que cela signifie ? Que le bruit rend davantage malade que la pollution. 

Concrètement, l’exposition au bruit provoque des infarctus, de l’hypertension et des accidents cardiovasculaires à cause du stress dans lequel il nous plonge. Zorana Jovanovic-Andersen, une épidémiologue de la santé et professeure à l’université de Copenhague, complète le tableau : « À cause des effets du bruit sur le stress et le sommeil, d’autres maladies sont induites : l’obésité, le diabète, les troubles anxio-dépressifs, les difficultés d’apprentissage… Nous avons aussi montré un accroissement du cancer du sein, et on peut penser que d’autres cancers suivront puisque le stress réduit les défenses immunitaires. » (« Le bruit détruit plus la santé que la pollution de l’air », Yves Sciama, Reporterre, 4 octobre 2021). 

Qui sont les responsables ? Le rapport de l’ADEME est très clair : ce bruit qui détériore notre santé est pour 54,8 % lié au transport routier (voitures, camions, scooters). La directrice de Bruitparif, le centre d’évaluation technique de l’environnement sonore, précise les choses : « L’essentiel de la gêne vient d’un petit nombre de véhicules, très bruyants, qui effacent les progrès d’ensemble accomplis par le parc routier. » Et oui, les deux roues font partie des véhicules les plus bruyants de nos villes. Il existe même un collectif, Ras le scoot, qui se mobilise contre cette pollution sonore. 

Et il se trouve que les deux roues sont très majoritairement conduits par des hommes… Olivier Razemon, journaliste au Monde spécialisé dans la mobilité, s’est livré à une petite étude empirique dans l’est parisien : 92 % des deux roues motorisées sont conduits par des hommes. L’éco-acousticien Jérôme Sueur qui a l’habitude d’enregistrer et d’analyser les paysages sonores de la nature, ose la comparaison : « Il y a un parallèle évident à faire entre les motards qui font rugir leur moteur et, par exemple, les cerfs qui brament. Dans les deux cas, ce sont des mâles qui s’emploient à faire beaucoup de bruit dans les tonalités graves pour paraître plus puissants qu’ils ne sont et impressionner leurs rivaux. » La circulation urbaine ne serait-elle qu’une manifestation de l’état de nature de l’homme ? 

La rumeur des voitures

Au-delà de cette lecture patriarcale de nos paysages sonores, il reste que le bruit fait plus de dégâts que la pollution et même que la cigarette. Bruitparif, le centre technique de l’environnement sonore en Île-de-France qui fournit une expertise indépendante et des données solides pour guider l’action publique, a déployé une centaine de capteurs en Île-de-France. Ce réseau baptisé « Rumeur » est accessible à tout le monde. Vous pouvez entrer l’adresse de votre domicile, de votre bureau, de l’école de vos enfants, de là où vous rêvez de vivre et voir apparaître les pastilles de la pollution sonore : bleu pour le bruit aérien ; orange pour les trains ; jaune pour les chantiers ; gris pour le trafic routier… Les sonomètres donnent des données scientifiques, hyper précises. 

Mais Bruitparif s’intéresse aussi à la perception de ces nuisances : tandis que 76 % des personnes interrogées par le centre sont préoccupées par le bruit, 41 % ont déjà connu des troubles de santé liés à cette nuisance (enquête menée auprès de plus de 3 000 Franciliens et Franciliennes). Et 87 % d’entre elles souhaitent que l’on s’attaque au bruit. L’Île-de-France est en effet la région française la plus exposée aux nuisances sonores du fait de l’importance de sa population et de la concentration exceptionnelle de ses infrastructures. Un habitant de l’agglomération parisienne perd en moyenne huit mois de vie en bonne santé au cours de son existence en raison de son exposition au bruit des transports.

Une fois le constat dressé, que peut-on faire ? Parmi les responsables politiques, silence radio généralisé. Le sujet n’est pas très porteur… Il existe bien un Conseil national du bruit, mais qui en a déjà entendu parler ? La France a d’ailleurs mis 10 ans à appliquer une directive européenne sur le contrôle technique obligatoire des deux roues, qui vise également la « chasse au bruit ». Au niveau européen, une directive « Bruit » impose aux agglomérations de plus de 100 000 habitants d’établir un plan de prévention. Dans certaines villes, la mesure de la pollution sonore a permis certains aménagements. À Genève par exemple, dans un quartier voisin d’une autoroute, les autorités ont fait baisser la vitesse de circulation sur la voie rapide et ont créé un détournement pour les poids lourds. 

Les collectivités ont donc des outils pour diminuer la pollution sonore : réduction ciblée des vitesses de circulation, pose de revêtements de chaussée antibruit ou orientation appropriée des bâtiments, par exemple. À Paris, qu’en est-il ? La généralisation de la limitation de vitesse à 30 km/h sur toutes les voies parisiennes et la diminution globale du trafic routier (environ 2 % par an) ont permis, selon la Ville, de réduire le bruit routier. Côté périph qui concentre les deux grandes pollutions (de l’air et sonore), il y aurait bien une solution : l’enfouissement. Si vous avez déjà emprunté le périph parisien, vous avez peut-être déjà remarqué qu’à certains endroits, il est déjà rendu invisible grâce aux tunnels. Regardons où exactement : jusqu’en 2006, 88 % des tunnels (4.5 sur 5 kilomètres) étaient réservés à l’ouest parisien (15ème, 16ème et 17ème arrondissements). Précisément les zones où les revenus moyens par habitant et les prix immobiliers sont les plus élevés. Le périph ne pollue donc pas l’ouest parisien. Le bruit serait-il donc lui aussi politique ? 

Le bruit de la fête 

Sur la carte Rumeur de Bruitparif, il y a une autre couleur que j’ai passée sous silence. Un bruit qui, à mes yeux, n’est pas comme les autres et qui est pourtant surreprésenté à Paris. Ce sont les pastilles roses pour « Vie nocturne ». Autrement dit : la fête. Quand, jeune, on y participe, on ne voit pas le problème. Puis, 15 ans plus tard, si on a bien réussi sa vie, on achète son appart à plus de 10 000 euros le mètre carré, et le chahut des terrasses agace vite. Au Carreau du Temple, un quartier de l’hyper centre parisien, les habitants n’ont pas hésité à accrocher des banderoles à leurs fenêtres : ils se mobilisent contre les terrasses. Ça me fait penser à ces néoruraux qui ne supportent pas le clocher du village et le chant du coq. Ne faudrait-il pas accepter l’ambiance sonore du lieu où l’on choisit de vivre ? 

Nous ne supportons pas ceux qui font vraiment la fête, les éclats de voix à la sortie du bar, la musique trop forte. Pourtant, hommes et femmes de la ville, nous vivons dans une animation permanente : le village de Noël accompagné de ces chants entêtants, les multiples événements sportifs et leurs fan zones, la fête de la musique durant laquelle tout le monde a le droit de se produire… Toutes ces fêtes nous font vivre dans une animation permanente, quasi institutionnelle. Comment ne pas penser au philosophe Philippe Muray (1945-2006) et à son homo festivus, « l’habitant moderne de notre époque » ? Sa thèse est la suivante : « La fête, qui était une rupture dans le continuum de la vie quotidienne, est devenue le tout de la vie quotidienne. » Donc plus moyen de déborder, de parler fort à la sortie du bar, de monter le son. Adieu les bacchanales, adieu la subversion, nos fêtes sont désormais institutionnelles. 

Quitter la ville 

Je vais changer d’avis : la pollution sonore fait peut-être bien partie du package intensité, densité, célérité de la ville. Pour un droit au silence, il faut peut-être la quitter cette ville. J’ai parfois la chance d’aller à la montagne ou à l’océan. C’est toujours ce sentiment d’un baume réparateur sur mes oreilles qui m’envahit. Par comparaison, je réalise le niveau sonore auquel nous sommes soumis en permanence, je me déshabitue enfin. Pourtant la nature est loin d’être silencieuse : au contraire mille bruits envahissent l’espace, le vent dans les arbres, le bois qui craque, une rivière qui descend en cascade, les oiseaux qui piaillent. Et les vagues de l’océan sont elles aussi, je vous assure, capables de couvrir une conversation. 

Alors quelle différence avec le vrombissement d’un scooter ? Finalement le bruit, c’est quoi ? Ma chronique touche bientôt à sa fin et il était temps que je pose la question ! Voici ce que nous en dit Jérôme Sueur, l’éco-acousticien du Muséum national d’histoire naturelle de Paris en donne : « Un bruit c’est un son qui n’apporte pas d’information. C’est aussi un son qui brouille les signaux que nous échangeons, notamment lors d’une conversation. » Mais figurez-vous que la pollution sonore s’infiltre même au cœur d’une forêt, ou en haut d’une montagne. En rando, vous avez peut-être déjà entendu un avion passer au-dessus de vous. Pour vous, citadins qui êtes soumis à rudes épreuves au quotidien, ce n’est pas grand-chose, vous retrouvez vite le calme de la nature. Pour les animaux, c’est autre chose. Ils stressent, perdent leur repères et leur vigilance face aux prédateurs. 

Et même le « monde du silence » n’est pas épargné par la pollution sonore humaine. Les bateaux, les sonars et la recherche de pétrole ont bouleversé les océans, c’est un univers encore plus bruyant que la terre puisque le son se propage plus vite et mieux dans l’eau. Les poissons et les mammifères marins sont perturbés, leur appareil auditif est endommagé voire détruit, ils sont dans l’incapacité de se repérer, leur reproduction est déréglée.

Alors pourra-t-on échapper au bruit finalement ? J’ai trouvé une lueur d’espoir dans un temple de la consommation : Carrefour. Tous les jours, certains magasins ont mis en place des « heures silencieuses ». Pas de musique, pas d’appels micro et des lumières tamisées quatre heures. D’abord à destination des personnes atteintes de trouble de l’autisme, ces plages horaires séduisent de plus en plus de clients. Ceux qui veulent faire leurs courses en silence et la fête en musique. 


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