« Je veux mettre de la poésie dans des sujets qui dérangent notre société »
par Bettina Zourli
9 novembre 2023

Juliette Boucheny, la réalisatrice qui met la sensibilité au cœur de ses films.

Comme beaucoup de passionné⋅es, Juliette Boucheny a grandi avec une caméra dans les mains ; elle aimait mettre en scène ses ami·es et ses proches dès l’âge de dix ans. Pourtant, la carrière de Juliette Boucheny aurait pu prendre une toute autre tournure ; elle souhaitait devenir actrice, elle est désormais une talentueuse comédienne, scénariste ET réalisatrice, qui met en images un panel vif d’émotions. 

Elle vient d’être sélectionnée à la 40ème édition du Chicago International Children’s Film Festival (CICFF) pour son second court métrage Ativio (de 36 minutes, quand même). Rencontre. 

Crédit photo : Bernardo de Anda 

Peux-tu nous résumer ton parcours, ta passion pour le cinéma ?

J’ai commencé le théâtre à dix ans. J’adorais être sur scène, improviser, créer. J’étais extravertie, j’aimais les autres et observer. Je prenais du plaisir à observer ma famille et à m’en inspirer pour jouer des personnages. Mes parents étaient fiers de cette ouverture vers les autres et de ma créativité, ils trouvaient que j’avais les qualités pour suivre un parcours professionnel dans la communication. Ils m’imaginaient directrice de la communication chez Danone. Nous n’avons, dans ma famille, aucun lien avec l’industrie du cinéma, ils avaient donc peur pour mon avenir, car y accéder leur paraissait inconcevable.

J’ai donc intégré l’EM Grenoble, mais j’avais une sorte de double vie : je gardais mes projets d’acting en parallèle de mes études. D’ailleurs, j’ai réussi à décrocher le premier rôle dans la comédie musicale de l’école la première année ; en deuxième année, j’ai écrit la comédie musicale et j’ai fait la direction d’acteurs ! C’était un travail extrêmement enrichissant, qui a confirmé mon envie d’écrire et de mettre en scène.

À la fin de mon cursus, j’ai effectué mon stage chez Elephant (ndlr : première société de production audiovisuelle française). Là-bas, j’ai appris tous les rouages de la production, de l’écriture à la diffusion du projet, en développant un épisode pilote pour France 2.

Une fois diplômée en 2014, j’ai intégré l’École du jeu, j’ai joué dans plusieurs courts et longs métrages. 

Mais alors, pourquoi s’orienter vers la réalisation ? 

J’adore le jeu et j’aimerais pouvoir continuer. Mais depuis que j’ai réalisé mon premier film, j’enchaîne les idées d’écriture, et réaliser m’ouvre un panel d’activités tellement riches que je m’y retrouve beaucoup. 

La réalisation me permet d’associer le jeu, la mise en scène, le chant, et le travail en équipe, toutes les créations que j’aime depuis toujours. Par exemple, dans Ativio, en plus de l’écriture du film, j’ai écrit et chanté la musique « Mami Wata », inspirée de la légende de la rivière du village. Je l’ai composé avec une chanteuse Togolaise de Lomé.

Pour l’instant, dans mes deux courts métrages, j’ai travaillé uniquement avec des acteurs amateurs ; je passe beaucoup de temps à trouver les bons exercices qui pourront les emmener vers les émotions que je recherche. Nous mettons en place un bel espace de confiance pour creuser ensemble dans les méthodes de jeu. Il n’y a pas de limites, je peux vraiment donner vie à mes rêves, à mon imaginaire, loin de certaines contraintes. Chercher à porter le message du film à tous les niveaux et trouver les petits détails créatifs qui feront naître une différence, c’est un défi stimulant pour moi.

Des sources d’inspiration ? 

Je me souviens d’un moment précis qui m’a permis d’embrasser cette carrière. Je regardais les émissions de Thierry Ardisson, et en 2006, Maïwenn y a été invitée pour parler de son premier long métrage Pardonnez-moi : j’avais 15 ans, je me suis identifiée à sa sensibilité, elle qui avait les larmes aux yeux en abordant certains sujets. J’ai compris que c’était une qualité.

Ken Loach m’inspire aussi énormément, notamment par son engagement militant, par l’ancrage sociétal de ses films. J’adore les films d’Alice Winocour, comme Proxima, et de Nadine Labaki avec Capharnaüm. J’admire énormément la justesse de leurs films ! Ils sont magnifiques de vérité et d’authenticité dans les relations entre les personnages. Mati Diop, avec Atlantique, porte un engagement politique extrêmement fort en étant poétique et contemplative. En termes d’esthétique, j’aime la manière dont Terrence Malick s’empare de sujets difficiles avec une douceur, une poésie à l’image.

Ton premier film est Perle, réalisé en 2019. Le personnage principal est une femme âgée ; peux-tu nous raconter son histoire ?

Le film est inspiré de l’histoire de ma grand-mère.

Elle était très amoureuse de son mari. Lorsqu’il est décédé, elle ne s’est pas remise de sa disparition et a commencé à perdre la mémoire instantanée. Elle n’est plus sortie de son appartement les cinq dernières années de sa vie. Elle était heureuse, assise dans son canapé dans un appartement délabré face à la mer à Cannes, car tous ses souvenirs étaient en lien avec la mer. Je voyais dans son affaiblissement une immense beauté, notamment sa naïveté totale. Un retour à la pureté des émotions, qu’elle ne contrôlait pas. Mon père et mes frères ne supportaient pas de la voir ainsi. Ils avaient peur de cet état, de ce bouillonnement. 

Elle était belle, car son corps la lâchait mais elle était puissante de désir. Elle me disait que son mari « faisait l’amour comme un dieu ». Et je trouvais ça magnifique, à son âge, d’être pleine de désir et de féminité. Elle voulait mourir pour rejoindre son mari, mais elle était finalement pleine de vie à ce moment-là. Et elle transmettait sa liberté.

J’ai donc eu à cœur de mettre en image un sujet encore très tabou : le désir des femmes âgées, le temps qui passe et qui marque les corps, et les injonctions diverses qui pèsent sur les femmes. 

On m’a dit quand j’avais 25 ans que j’étais trop vieille pour jouer. On dit aux femmes âgées qu’elles n’ont pas le droit de vivre certaines choses, notamment du désir sexuel. Chaque âge comporte son lot de consignes. Perle participe à faire changer les mentalités et les représentations. J’ai fait jouer la grand-mère d’une amie, notamment car lorsque j’ai cherché des actrices de 70 ans, aucune n’a accepté de jouer un rôle qui la vieillissait. Aucune ne souhaitait avoir les cheveux blancs alors que je voulais justement mettre en avant le blanc éclatant des cheveux pour Perle : faire des plans serrés pour montrer la texture de sa peau, la beauté des rides. Qu’elle nous donne envie d’accepter de vieillir…

Quel est le fil conducteur de tes projets ? 

Je ne réfléchis pas à un fil conducteur en particulier, mais je me rends compte après mes premiers films que j’ai mis en lumière des personnes ou une situation qui peut déranger, questionner, mettre mal à l’aise. La vieillesse de ma grand-mère gênait ma famille, je l’ai sublimée dans Perle

Pour Ativio, tout a commencé il y a dix ans, avec une association qui organisait du soutien scolaire dans des villages l’été pendant deux mois. J’étais logée dans une famille d’accueil : 

Depuis, j’y retourne chaque année. En France, je travaillais dans des associations qui accueillent les mineurs isolés étrangers. Je donnais des cours de Français et de théâtre. À plusieurs reprises, j’ai rencontré des personnes me disant : « Pourquoi ces jeunes veulent absolument venir en France ? Pourquoi chez nous ? Ils devraient se rendre compte qu’on n’a pas la place pour eux ! »

Les jeunes avec lesquels je travaillais venaient de villages de pays d’Afrique de l’Ouest, anciennement colonisés par la France. Je voyais dans ces réflexions la méconnaissance totale de notre passé commun… C’était l’un des éléments déclencheur pour l’écriture d’Ativio.

Mais je ne voulais pas aborder ce sujet de manière frontale. J’ai souhaité l’aborder subtilement, en l’intégrant dans une histoire lumineuse et poétique.

Il y a plusieurs messages politiques dans Ativio : le lien que les Togolais entretiennent avec la France, mais aussi la place centrale de la nature. Pourquoi diffuser ces messages ?

Je ne fais pas de film “politique” en soi. Néanmoins, je traite de sujets dérangeants en y mettant de la délicatesse, de la poésie. Pour Ativio, j’ai voulu montrer la beauté du Togo tout en donnant conscience aux Français qu’il s’agit d’une ancienne colonie, que les élèves togolais apprennent l’histoire de France à l’école, là où l’on sait chez nous à peine placer le pays sur une carte. L’omniprésence de la nature est aussi centrale dans le film, parce que la spiritualité est au cœur des activités quotidiennes du Togo. 

Il s’agit de rituels de prières et d’offrandes faites aux pieds des arbres afin de recevoir des solutions à nos préoccupations. D’être guidé par les esprits de la nature. Ce sont des valeurs liées au respect : en respectant la puissance de la nature, on se respecte soi-même et on respecte les autres.

Quelle fut la réception en France et au Togo d’Ativio ?

Les Français me disent qu’ils ont envie de visiter le Togo, d’être ce petit garçon. 

Mon équipe Togolaise et les habitants du village sont très fiers de l’authenticité du film et c’est la seule chose que je désirais. La production du film s’est faite main dans la main avec eux. Je connais depuis dix ans Claire et Guénolé Hodikou (ndlr : les deux personnages principaux du film). Chaque acteur, chaque actrice, m’a inspiré le rôle qu’il joue, et je les connais tous depuis de nombreuses années. Ils ont lu le scénario et l’ont approuvé, et m’ont d’ailleurs proposé des retouches afin d’être le plus fidèle possible aux pratiques locales. Le film partage aussi la légende réelle de la déesse des eaux du village où il a été filmé.

Lors de la projection du film au festival Côté court en juin 2023, un réalisateur camerounais m’a partagé son émotion et à quel point la spiritualité du continent avait été retranscrite. « Ton film est un passeport vers mon enfance et ma culture », m’a-t-il partagé avec émotions. Pour moi, c’est le symbole que j’ai réussi mon film. 

Quel est ton prochain projet ? Des sujets que tu souhaites traiter en particulier ?

Je travaille sur un projet d’adaptation originale du roman Un afghan à Paris, pour parler de l’histoire de son auteur, Mahmud Nasimi, de son parcours. Arrivé en 2017 en France, pour fuir la guerre et les Talibans, c’est sa visite du Père Lachaise qui l’a propulsé dans l’écriture.  

Il ne parlait pas un mot de français ; il est aujourd’hui étudié au baccalauréat par les lycéens. Son parcours est un message d’espoir, une rencontre multiculturelle qui passe par la littérature, et je trouve cela magnifique.

Je co-écris aussi le long métrage d’Ativio avec mon compagnon béninois, le producteur Arnold Setohou. L’objectif va être de se concentrer encore plus sur les arbres, sur leur rôle thérapeutique, afin de montrer l’impact bénéfique de la biodiversité sur les êtres humains. La crise climatique est un sujet qui dérange, beaucoup de personnes sont encore mal à l’aise avec leurs comportements dissonants et l’urgence climatique ; j’ai donc envie de sensibiliser grâce à mon vécu et à l’harmonie des Togolais avec leur environnement. Pour atteindre les personnes chez qui les discours alarmistes ne font pas écho.