« Pour sauver des espèces, il faut commencer par comprendre comment celles-ci fonctionnent pour pouvoir agir »
par Caroline Circlaeys
16 octobre 2023

La banquise fond, les forêts brûlent, les sols s’assèchent : les écosystèmes et leurs espèces sont menacées. Oui, le vivant est en danger. 

Étienne Danchin, directeur de recherche émérite au CNRS, est spécialiste de l’écologie comportementale. Il nous ouvre les yeux sur le potentiel salvateur de cette science à la rescousse de la biodiversité.

Avec 45 années de recherche à son actif, il y a consacré sa vie dans le but ultime de comprendre l’évolution pour pouvoir protéger la faune et la flore.  Il s’est intéressé « à l’évolution du comportement : pourquoi et quels sont les mécanismes ou pressions de sélection qui ont favorisé l’émergence de tel ou tel comportement au cours de l’évolution ».  

Amoureux des oiseaux, il a découvert le cas fascinant du kakapo. Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de cet animal, aussi appelé « perroquet-hibou », qui a frôlé l’extinction. Cette espèce endémique de Nouvelle-Zélande est le plus gros perroquet du monde. Un oiseau vert, qui ne sait pas voler et qui peut vivre jusqu’à 80 ans s’il a la chance de ne pas atterrir dans l’estomac d’un de ses prédateurs. 

Alors qu’on le croyait éteint dans les années soixante, de nombreuses expéditions menées par Don Merton, un grand biologiste de la conservation, ont permis de retrouver la trace des kakapos. Malheureusement très peu de femelle à l’horizon, enfin jusqu’à ce qu’au bout d’une vingtaine d’années, les chercheurs tombent enfin sur celle qu’ils baptiseront « Mandy ». Ils en trouvèrent d’autres, mais malgré tous leurs efforts pour favoriser la reproduction, à la fin des années quatre-vingt-dix, il ne restait que 50 spécimens répertoriés.  

C’est alors que l’écologie comportementale entre en jeu. Son apport à la biologie de la conservation sauve le kakapo in extremis. Les équipes dédiées à sa survie étaient en train de commettre sans le savoir des erreurs aux conséquences fatales.

En effet, « Le vrai problème avec le kakapo était le sex-ratio biaisé en faveur des mâles », c’est-à-dire, le pire scénario : « on avait que des mâles et quasiment très peu de femelles. Si on avait eu l’inverse, un mâle aurait pu féconder plein de femelles. »

Dans son livre, « La belle histoire du Kakapo », Étienne Danchin parle d’un conte de fée qui vaut la peine d’être raconté, car qui dit conte, dit morale de fin. « Pour sauver des espèces, il faut commencer par comprendre comment celles-ci fonctionnent pour pouvoir agir, sinon on fera pire que mieux. » 

Étienne Danchin, directeur de recherche émérite au CNRS, est spécialiste de l’écologie comportementale. Avec 45 années de recherche à son actif, il y a consacré sa vie dans le but ultime de comprendre l’évolution pour pouvoir protéger la faune et la flore.

Mais en 2001, José Tella, un chercheur du CSIC, le Conseil supérieur de la recherche scientifique en Espagne, fait le rapprochement entre ce sex-ratio déséquilibré et ce que l’on appelle le « sex-allocation », c’est-à-dire l’investissement des parents dans le choix du sexe de leur descendance ou plus simplement : « La science qui s’intéresse au fait qu’un parent ait plus intérêt à faire des filles ou des garçons selon la condition dans laquelle il se trouve », explique Étienne Danchin.

Ce phénomène de choix inconscient amène les scientifiques de Nouvelle Zélande dont Mick N Clout, à comprendre qu’il est plus coûteux pour une femelle kakapo en termes d’énergie et d’investissement de produire un mâle, notamment car il est 40 % plus lourd que le sexe opposé et nécessitera d’ailleurs davantage de nourriture.

Ainsi, les femelles en mauvaise condition ont un intérêt évolutif pour s’assurer une descendance à faire des femelles plutôt que des mâles. 

En nourrissant tous les kakapos en captivité avant la ponte, cela poussait les femelles qui se trouvaient par conséquent en excellente santé, à produire naturellement le sexe le plus coûteux, c’est-à-dire : des mâles. 

La solution pour avoir des femelles et espérer faire perdurer cet oiseau consistait simplement à cesser de le nourrir. 

On se rend compte que l’écologie comportementale intégrant cette dimension évolutive a permis de comprendre comment les kakapos pouvaient manipuler le sexe de leur descendance et comment l’on pouvait les inciter à produire le sexe manquant, en l’occurrence des femelles.

Sans le savoir, les actions humaines entreprises avec une bonne intention avaient malheureusement généré ce sex-ratio biaisé qui conduisait tout droit à l’extinction de l’espèce.

« Je me souviens en Bourgogne, près de Dijon, il y avait un bruant, un oiseau rare que les ornithologues voulaient absolument maintenir. Mais ils n’ont pas tenu compte du fait que cette espèce vivait dans les espaces ouverts. Ils ont fait une réserve et ont interdit le pâturage. Très rapidement, l’espace s’est fermé et le bruant a disparu », regrette Étienne Danchin.

Les opérations de sauvetage ont des conséquences si elles ne sont pas mesurées. Dans l’idéal, une stratégie de conservation réussie implique un début et une fin de l’interventionnisme humain. 

En effet, l’objectif ultime de ces protecteurs doit être d’œuvrer pour qu’un jour l’animal finisse par se débrouiller seul dans la nature sans la moindre aide extérieure, à l’instar du Miro des Chatham sauvé par Don Merton, le père de nombreuses techniques de conservation.

En 1980, la situation était critique. Il ne restait que cinq oiseaux dont un seul couple en mesure de se reproduire. L’espoir était plus que minime. De 1980 à 1989, ils utilisèrent une méthode qui consistait à retirer du nid les œufs fraîchement pondus pour aller les déposer dans celui d’une espèce dite cousine pour qu’elle prenne le relais. 

Cette stratégie poussait les Miros à remplacer les œufs disparus et donc à se reproduire à nouveau dans la foulée, augmentant le nombre de portées obtenues sur une saison.  Une fois la population de Miros plus conséquente, ses protecteurs humains ont ensuite su se retirer pour le laisser fonctionner seul. 

Aujourd’hui, ce n’est malheureusement pas encore le cas du kakapo qui est encore trop vulnérable. Malgré le travail des équipes et des nombreux bénévoles, on dénombrait seulement 252 kakapos en 2022. 

Ce perroquet-hibou n’est pas tiré d’affaire, il est en « voie de récupération », précise Étienne Danchin. 

Actuellement, les équipes dédiées à sa préservation se sont tournées vers des techniques axées sur la génétique tel que le séquençage du génome afin de sélectionner les kakapos pour la reproduction.

Les opérations de sauvetage ont des conséquences si elles ne sont pas mesurées. Dans l’idéal, une stratégie de conservation réussie implique un début et une fin de l’interventionnisme humain. 

Étienne Danchin questionne les limites de l’interventionnisme qui n’a selon lui pas de sens s’il s’inscrit dans la durée et déplore que la piste du sex-ratio biaisé, qui a sauvé l’espèce, n’ait pas été suivie. 

Depuis ses 20 dernières années de recherche, le scientifique, normalien et agrégé de biologie, s’est rendu compte que l’hérédité génétique n’expliquait pas tout. « Elle est importante bien entendu, mais pas suffisante pour expliquer la complexité du vivant ». 

En se penchant sur l’hérédité non-génétique, c’est-à-dire, « non liée à la transmission de la séquence de l’ADN », il a étudié de plus près ce que l’on appelle : « l’hérédité culturelle ». Il s’agit de ce « que l’on peut apprendre des autres et transmettre de génération en génération au sein d’une même population ». 

Il existe donc « d’autres formes d’hérédité participant à la sélection naturelleet donc à l’évolution, et qui impliquent autre chose que la transmission de la séquence de l’ADN des parents vers les enfants. »  

Prendre en compte cette donnée pour entreprendre le sauvetage de la biodiversité n’est pas négligeable et peut être une source de réponses à de nombreux questionnements. Il s’est avéré important notamment lors des tentatives de réintroductions en milieu naturel d’espèces menacées, nées en captivité. 

Dans le cas du projet de conservation des élans d’Amérique du nord, les scientifiques ont pu comparer les comportements des élans nés à l’état sauvage de ceux réintroduits. Ils ont remarqué que ceux nés en captivité n’avaient pas le réflexe de migrer quand arrivait l’hiver glacial, engendrant ainsi une forte mortalité. 

« On découvre que les voies de migration ne sont pas écrites dans les gènes, mais apprises culturellement de génération en génération. », explique Étienne Danchin. En effet, c’est seulement au bout de quelques décennies que les troupeaux d’élans issus de la captivité ont recommencé à migrer. 

Il en découle l’importance du respect de leur habitat et de leurs voies de migration. Ils sont aujourd’hui « autonomes dans la mesure où on ne fait pas 50 routes sur leur itinéraire où ils se feraient écraser », souligne Étienne Danchin. 

Un autre bel exemple d’hérédité culturelle est celui de la grue américaine dont les effectifs diminuaient de jour en jour. Les chercheurs en charge de leur sauvetage ont eu la bonne idée de veiller à leur enseigner les voies de migration qui sont acquises socialement. 

Pour cela, ils ont eu l’ingéniosité de les habituer jeunes à voler avec des ULM et ensuite ont tout simplement mené les grues nées en captivité vers leur lieu d’hivernage et ensuite les grues ont pu se débrouiller seules.

Cette réintroduction a ainsi porté ses fruits. Dans le cas contraire, on condamnait ces animaux à mourir à l’approche de la saison hivernale.

« Le savoir était perdu au début, il a fallu le reconstruire à coût de mortalité. C’est donc un énorme handicap qu’on a, quand on réintroduit une population. Elle ne sait pas où elle est, ni comment exploiter son environnement, il faut qu’elle le réapprenne collectivement. C’est typiquement un phénomène culturel », concède l’expert scientifique.

Suite à l’expérience du kapapo, Étienne Danchin est allé encore plus loin en travaillant sur la drosophile, aussi appelée la mouche du vinaigre, en faisant « émerger une véritable hérédité culturelle des préférences sexuelles » au sein d’un groupe.

En poudrant des mâles en rose et d’autres en vert, « on a pu très facilement créer une préférence pour des mâles verts ou des mâles roses : simplement en montrant à des femelles, que leurs aînées préfèrent les mâles verts ou roses. » 

C’est ce que l’on appelle le « copiage du partenaire », le fait de copier les préférences sexuelles de ses congénères. Avec ses collègues, ils ont pu aussi montrer chez les drosophiles que les images étaient suffisantes pour déclencher ce phénomène. 

« Si elles voient des images de femelles en train de choisir un mâle rose alors qu’il y a un vert à côté, elles vont apprendre à préférer un rose. »

Afin d’éviter de recourir aux inséminations artificielles, Étienne Danchin invite les spécialistes travaillant dans les zoos à exploiter cette idée et à la tester pour augmenter le succès de reproduction des animaux comme les pandas : « on pourrait faire passer des vidéos de femelles en train de choisir le mâle. Après, on amènerait le mâle, et la femelle devrait le choisir immédiatement ».  

L’écologie comportementale permet de mieux cerner chaque espèce et « l’hétérogénéité des individus ». Cette documentation amène à imaginer des solutions.

Dans le cas du projet de conservation des élans d’Amérique du nord, les scientifiques ont pu comparer les comportements des élans nés à l’état sauvage de ceux réintroduits. Ils ont remarqué que ceux nés en captivité n’avaient pas le réflexe de migrer quand arrivait l’hiver glacial, engendrant ainsi une forte mortalité. En effet, c’est seulement au bout de quelques décennies que les troupeaux d’élans issus de la captivité ont recommencé à migrer. 

Dans son livre « l’Hérédité comme on ne vous l’a jamais racontée », Étienne Danchin aborde dans un chapitre un autre sujet préoccupant pour la biodiversité : les effets héréditaires de la pollution.

Il partage les recherches du biologiste Michael Skinner. Ce dernier a mis en lumière en exposant des rates à un pesticide et un fongicide pendant leur grossesse, que ces substances polluantes affectaient jusqu’à quatre générations de rats mâles qui en conséquence souffraient de problèmes d’infertilité masculine.

La présence des perturbateurs endocriniens dans notre environnement engendre des répercussions néfastes dans le temps tant sur les populations d’animaux sauvages que sur les humains. 

Étienne Danchin suggère de repenser les distances entre les lieux de vie et ces zones d’usage des polluants.

La réparation du monde vivant implique une prise en compte des écosystèmes. Aujourd’hui le rythme de disparition des espèces s’accélère.

« On n’investit pas en biologie alors que le problème est en biologie, nous sommes des êtres biologiques, il faut comprendre comment fonctionne cette base biologique ».

Il utilise la métaphore de la panne pour expliciter son message. Si on ne maîtrise pas la mécanique, on va tenter de donner un coup de tournevis en espérant régler le problème et au lieu de réparer la planète, on empire la situation. 

Le chercheur du CNRS appelle les États et l’Europe à investir dans la recherche en sciences biologiques et environnementales afin de voir apparaître des réparateurs compétents, des « mécaniciens de l’environnement » qui sauront traiter les problèmes dans leur globalité sans passer par des étapes dangereuses de bricolage.

Malheureusement, la recherche utilitaire, c’est-à-dire à rentabilité immédiate, semble privilégiée. « En 2011, j’ai regardé où était l’argent que j’avais vu passer, des appels d’offres et autres depuis le début de l’année et j’ai constaté que tous à l’exception d’un seul était orienté à « comment est-ce qu’on bricole » et le seul qui ne l’était pas, a disparu l’année suivante. » 

Selon le biologiste : « cette idée que la recherche doit être systématiquement orientée vers l’utilité est une erreur, une idée suicidaire. » 

Il illustre son propos en disant que c’est comme si dans le passé on avait consacré les recherches à l’amélioration de la bougie plutôt que d’encourager les chercheurs à explorer d’autres pistes et à inventer l’électricité.

La bureaucratie est également paralysante : « j’ai fait le compte du nombre d’appels d’offres auxquels j’ai répondu et cumulé, j’ai, sur les 20 dernières années, au minimum passé plusieurs années à ne faire que des candidatures pour obtenir du financement. »

La lenteur des institutions n’est pas sans conséquence dans la sauvegarde des espèces. Étienne mentionne dans son livre le cas du Po-o-uli masqué, un oiseau rare d’Hawaï qui a vraisemblablement disparu à cause des démarches administratives trop tardives pour mettre en place son sauvetage et l’utilisation des fonds à cet effet.

Le spécialiste de l’évolution du comportement insiste en rappelant l’histoire du kakapo : « il y a des centaines de fois où l’on a accéléré l’extinction d’une espèce en voulant faire l’inverse ».  


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