Pendant les vacances, le rythme effréné de ma vie de parent ne s’est pas calmé. Au contraire puisque, avec mon compagnon, nous devions gérer 100 % de la journée de nos deux enfants. Un tunnel d’organisation et de gestion de crises. Un coup à se languir de la rentrée, et à culpabiliser. Puis lorsque j’ai lu la dernière newsletter d’Andrea Delbanco, la rédactrice en chef du Time for Kids, la rubrique dédiée à la parentalité du magazine américain, je me suis dit que je n’étais pas complètement seule. À quelques jours de la rentrée, voici ce qu’elle nous dit : « Lorsque l’école s’est terminée en juin, je me suis demandé comment j’allais gérer mon travail alors que mes enfants entraient et sortaient de la maison et demandaient constamment qu’on les emmène en voiture (…) Aujourd’hui, alors que l’école a presque repris, je me demande comment je vais gérer les matinées, le chaos du covoiturage et le harcèlement pour les devoirs, alors que mon niveau de stress au travail augmente ». Il n’y a donc jamais de moment parfaitement harmonieux avec ses enfants ? Ni les vacances familiales, ni la routine quotidienne le reste de l’année ?
Et à chaque âge ses difficultés. Pour ma part, je n’ai pas encore à harceler mon aîné de 5 ans pour ses devoirs, mais je dois répondre à ses incessantes questions sur à peu près toutes les situations de la vie (Pourquoi il y a différentes couleurs pour les carburants ? Qu’est-ce que t’as dit à Papa ? Pourquoi je ne peux pas boire de bière ?….) ; quant au plus jeune (15 mois), il demande une surveillance continue, et des « non » eux aussi continus, car, sa naïve exploration du monde n’est pas sans danger (doigts dans la prise, porte chaude du four, terrasse qui donne dans le vide…). Mais à en croire les propos d’Andrea Delbanco, les matinées épuisantes, alors que tout le reste de la journée reste encore à faire, semblent communes à tous les âges.
Il n’y a pas de recette
Personne ne m’a prévenue qu’élever un enfant était si difficile. Alors forcément quand je lis un autre parent, qui plus est une journaliste du TIME, évoquer ses turpitudes, c’est un immense soulagement. C’est aussi ce que j’ai ressenti en écoutant les chroniques estivales de Caroline Goldman sur France Inter. Dans ses billets matinaux, la pédopsy abordait des thèmes tels que la possibilité d’être un bon parent, l’hypersensibilité, les crises, l’autorité, la dépression, la répétition traumatique… Et devinez quoi ? Être parent est complexe et il n’y a pas, malheureusement ou heureusement, de recette.
On fait avec son propre bagage d’enfance, avec les difficultés que l’on traverse en tant qu’adultes et, surtout, on apprend à être parent à mesure que notre enfant grandit. Dans sa chronique du mardi 11 juillet, « Confusions sur l’éducation positive », Caroline Goldman affirme d’ailleurs que contrarier un enfant ne revient pas à le traumatiser et qu’offrir une tétine à un bébé n’est pas l’équivalent d’un bâillon sur l’expression de ses émotions. Ouf ! Je n’ai donc pas gâché le potentiel de mes enfants dès leurs premiers pas dans la vie.
Docteur en psychologie et clinicienne auprès des enfants et des adolescents, Caroline Goldman a été au cœur d’une polémique ces derniers mois. Elle prend clairement position contre « l’éducation positive » qui culpabiliserait les parents et serait à l’origine de troubles du comportement chez nos enfants. La parentalité positive est un concept né dans les années 1980 aux États-Unis, nourrie par des recherches en psychologie de l’enfant qui ont démontré l’importance de l’attachement précoce et des effets néfastes des violences éducatives qu’elles soient physiques (mettre une fessée, tirer l’oreille, priver de dessert), psychologiques (punir, faire du chantage, menacer d’abandonner l’enfant) ou verbales (crier, se moquer, insulter). Les neurosciences ont validé ces thèses en montrant les conséquences de ces phénomènes sur le cerveau de l’enfant. Et cela, d’ailleurs, Caroline Goldman ne le remet pas en cause. « Je suis attachée aux trois volets qu’il [le courant de l’éducation positive] intègre : le besoin d’amour des enfants, le besoin d’explication pédagogique face au monde qui les entoure et le besoin de limites éducatives. » affirme-t-elle dans une interview au Monde (15 février 2023).
L’importance des limites éducatives
Mais elle dénonce les marchands du temple que sont devenus, dans sa version française, les défenseurs de l’éducation positive. Au premier rang desquels se trouvent les grandes prêtresses du mouvement, la psychothérapeute Isabelle Filliozat et la pédiatre Catherine Guéguen. La première a signé 41 ouvrages dont son best-seller « Au cœur des émotions » traduit en 10 langues et vendu à plus de 500 000 exemplaires dans sa version poche. Autant de méthodes, conseils et apprentissages aux parents qui oublieraient allègrement le troisième terme de l’équation de la parentalité positive, en l’occurrence le besoin des limites éducatives.
En France, l’éducation positive serait donc devenue une caricature d’elle-même : il faut accepter, comprendre et composer avec chaque soubresaut émotionnel de notre enfant, lui donner des ressources plutôt que des limites et se montrer positif jusqu’au bout des ongles. D’ailleurs, on ne dit pas à un enfant « non ne traverse pas, c’est dangereux » car son cerveau n’est pas assez mature et entendra uniquement le mot clé « traverser ». Voici la raison pour laquelle votre bambin fait l’inverse de ce que vous lui demandez…
À l’inverse, Caroline Goldman explique qu’éduquer un enfant, en plus de l’aimer, de lui donner confiance, de l’écouter, c’est aussi lui apprendre la frustration. Une frustration qui va à l’encontre de son fonctionnement « naturel », son instinct le poussant à satisfaire ses envies et ses pulsions. Construire les limites éducatives, c’est également apprendre les interdits communs à sa communauté. Indispensable, me direz-vous, pour de futurs adultes et futurs citoyens. Caroline Goldman appuie son discours et ses méthodes sur sa pratique clinique : elle tient toujours à préciser qu’elle est « docteure en psychologie », qu’elle a « enseigné 15 ans en université » et qu’elle « reçoi[t] et soigne des enfants depuis presque 20 ans en cabinet libéral. »
File dans ta chambre
Mais comment mettre en place ces fameuses limites éducatives ? C’est là qu’intervient le fameux « time out », ardemment défendu par Caroline Goldman et ardemment dénoncé par d’autres qu’ils soient psy, neuroscientifiques ou philosophes. Nous sommes donc au cœur de la polémique. Mais tout d’abord, qu’est-ce que le « time out » ? Je me dois de le préciser pour les parents qui, ô miracle, seraient passés au travers de cette tendance, et pour les non-parents qui, de nouveau miracle, auraient persévéré dans leur lecture jusque là. Le « time out » n’a de nouveau que son appellation : il s’agit d’isoler un enfant, généralement dans sa chambre, à chaque fois qu’il désobéit ou qu’il fait une crise, et ceci pour un temps limité. Le time out selon Caroline Goldman n’exclut pas le fait d’expliquer au préalable la raison pour laquelle l’enfant est puni, mais selon elle, il doit éprouver la frustration, physiquement, en étant isolé. Le fameux « File dans ta chambre » qu’on est nombreux et nombreuses à avoir entendu et qui est aussi devenu le titre du dernier livre de Caroline Goldman.
Pour la pédiatre Catherine Gueguen, le cerveau de l’enfant n’est pas assez mature pour comprendre toutes les règles et enfermer un enfant dans sa chambre, c’est « ajoute[r] de l’incompréhension et de la colère » (interview du Monde, 17 mars 2023). Ses parents se doivent de comprendre ses émotions et ses besoins. Lors d’une crise de colère, qu’elle préfère appeler « tempête émotionnelle », il faut donc faire preuve d’une grande empathie… et d’une grande patience ! Car la réalité du « time out » est bien souvent celle-ci : des parents qui, à bout de patience, envoient leur enfant dans leur chambre pour que, eux, se calment. Une sorte de « mesure d’éloignement ».
« Limites éducatives » vs « éducation positive ». N’est-ce pas le même match qui se rejoue depuis des générations ? L’autorité contre la bienveillance, la punition contre la compréhension, le contrôle contre le laxisme. La réalité, ce que les parents font tous les jours, se situe sans aucun doute entre ces deux dogmes. C’est en tout cas mon expérience : oui, je suis plus encline à vouloir comprendre, à essayer de prendre en compte les émotions de mes enfants, que mes parents ne l’ont fait avec mes soeurs et moi. C’est une question de génération. Et comme plein de parents de ma génération, j’ai pratiqué le « time out » avant même qu’il ne revienne à la mode et sans forcément me dire que j’étais en train de construire des limites éducatives à mes enfants.
Enquête de terrain
J’ai profité de l’été, et des amis que j’ai croisés, pour mener une petite enquête. Enquête très imparfaite, menée dans un milieu CSP+. Mais n’est-ce pas justement la cible de ce marché de la parentalité positive, qui pèse plus de 20 millions d’euros, avec plus de 1,6 millions de livres vendus en 2020 ? J’en ai justement vu quelques-uns de ces livres pendant mes vacances, sur la table rustique d’un salon ou au bord d’une rivière quand la sieste du petit dernier permet de lire quelques pages. Éduquer sans punir de Thomas Gordon, un docteur en psychologie américain ; Frères et sœurs sans rivalité de Faber et Mazlich, sous-titré d’un inquiétant « Manuel de survie pour une famille plus sereine ». Ces parents sont-ils seulement la cible d’un marketing bien huilé ? Ne sont-ils pas aussi ceux qui veulent comprendre leurs enfants et le monde, faire mieux que leurs parents et les parents de leurs parents, reconnaître enfin ouvertement que oui, c’est difficile de faire grandir un enfant. Peut-on vraiment leur reprocher de vouloir être bienveillant avec eux ? Évidemment, non.
Mais ce sont ces mêmes parents qui n’en peuvent plus au 100ème « papa » de la journée, ces mêmes mamans qui sont épuisées d’être des montagnes sur lesquelles leurs enfants mangent, dorment, jouent ou se réfugient. Ces mêmes parents qui cherchent à faire obtempérer leur enfant 15 000 fois par an, entre leurs 2 et 10 ans, selon le psychologue américain Martin Hoffman. Alors, envoyer son enfant dans sa chambre est-il cruel ? La réponse de Clara Georges, journaliste responsable de la rubrique « parentalité » du Monde est limpide, et là encore une source de soulagement : « Si je suis certaine d’avoir parfois été cruelle ou blessante avec mes enfants, en leur criant dessus, à bout de nerfs, qu’ils m’épuisaient et que je n’en pouvais plus d’eux, je suis tout aussi convaincue que la méthode de la chambre n’est ni cruelle ni traumatisante. »
On peut encore débattre de l’âge à partir duquel pratiquer le time out : Caroline Goldman le préconise à partir de 12 mois quand les chercheurs en psychologie du développement considèrent que toute punition avant 2 ans est ineffective, car l’enfant ne serait pas en mesure de comprendre ce qu’on lui reproche. S’écharper sur la durée de la punition : la méthode Goldman préconise « d’ajuster le temps d’exclusion en fonction de la gravité de la désobéissance » et de l’allonger si l’enfant n’obéit pas à la mise en place de la décision, alors que des recherches ont montré que l’efficacité d’une punition n’était pas fonction de sa durée (aucun changement au-delà de 5 minutes).
Parent, un métier né au 20ème siècle
Mes parents nous ont éduqués avec le souci de transmettre des « principes » et des « valeurs ». Mais je suis à peu près certaine qu’ils ne se sont jamais questionnés sur les méthodes d’éducation. À cette époque, disons les années 1980-1990, le concept de parentalité n’avait pas encore atteint les classes moyennes. Celui-ci est apparu au début du 20ème siècle aux États-Unis, quand a fleuri l’idée qu’être parent était un métier, que l’on devait apprendre à éduquer les enfants. Pour cela de nombreuses études en psychologie de l’enfant et en neurosciences ont été menées, et nous ont indéniablement appris des choses essentielles. Des choses que l’on prend en compte pour mieux comprendre et aider nos enfants à grandir. Mais cette inflation d’études et surtout de livres, de méthodes… ont aussi sapé la confiance des parents en eux-mêmes. Ils ne cessent d’observer leurs enfants, et de s’observer eux-mêmes, pour faire toujours mieux et endiguer leur culpabilité de ne jamais faire assez. Pourtant, n’est-ce pas le meilleur exemple à donner à nos enfants ? Ne pas être parfait, montrer qu’on est faillible.
En réalité, je bricole. J’arrive à limiter les écrans, convaincue par les études qui ont montré l’effet dévastateur sur le cerveau des petits, ça c’est plutôt facile. Plus difficile en revanche de ne pas crier, de ne pas faire de chantage (« si tu ne t’habilles pas tout seul, tu n’auras pas de dessin animé ce week-end »), et encore plus difficile de ne pas faire les deux en même temps (faire du chantage en criant). Même si des études montrent aussi que crier sur ses enfants, ce n’est pas terrible. Mais comme sans doute bien d’autres parents, je tâtonne, je lis des livres, j’apprends des choses, j’essaye de faire mieux, différemment et je n’y arrive pas forcément. Pour me consoler, je me dis que c’est aussi sans doute tous ces aléas, cette capacité à douter et surtout à ne pas être parfait qui nourrissent aussi nos petits.
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