Repenser le recyclage textile, brique après brique
par Chloe Glad
27 juillet 2023

La mode a un gros problème. Son problème, c’est l’industrie textile productiviste, irraisonnée, énergivore, qui s’incarne dans les marques de fast fashion comme Shein ou H&M. Ce sont les collections qui défilent, les déchets textiles qui s’entassent, puis se délitent—dans l’eau, dans les sols, dans l’air. Ce problème, Clarisse Merlet a décidé de s’y attaquer en 2018… avec des briques.

Chez FabBRICK, son agence de design spécialisée dans le recyclage des déchets textiles, l’architecte transforme jeans troués, uniformes de travail usés, ou encore chutes d’ateliers de vêtements, en briques textiles—un matériau unique, d’ailleurs breveté. Les briques sont ensuite utilisées comme matériau isolant (le coton est une excellente barrière thermique et acoustique) ou, tout simplement, comme objet design. « La déco, comme on dit, » blague Clarisse Merlet sous un immense mur de briques bleues—des anciens jeans, une centaine de kilos en tout. 

Ce matin, un doux soleil d’été baigne l’atelier de production, installé au nord de Paris. Les machines ronronnent déjà; ça sent la colle et le café. Clarisse Merlet blague avec un « brickeur », le petit nom de ceux qui fabriquent les briques, disparaît dans un carton—des vêtements envoyés par un client—en ressort ravie, examine un flocage, commente une couleur, répond rapidement à un message, et un autre, surveille sa dernière Story sur Instagram, puis calmement, fait le bilan, cinq ans après sa toute première brique.

Ils vont devenir quoi, tous ces vêtements devant toi ?

Clarisse Merlet — On va le broyer pour faire des chiquettes, ce sont des tout petits morceaux de tissu. Ensuite, on va préparer la colle. C’est une colle minute, car il n’y a pas de conservateurs dedans. On va la mélanger avec le textile. On presse le tout dans une machine, dans une grande presse. On fait 20 briques à la fois. Elles sèchent pendant deux semaines, et on peut ensuite les utiliser dans les projets.

Dans quels types de projets précisément ?

C.M. — Aujourd’hui, FabBRICK c’est surtout du design et de l’aménagement intérieur. On peut créer des tabourets, des petites tables, des grandes bibliothèques aussi. Et avec des briques beaucoup plus fines, on va venir habiller un mur : on va traiter l’acoustique de l’espace, car les briques sont un bon isolant acoustique, et aussi thermique. Mais l’idée de départ, et celle que je suis enfin en train de développer en ce moment, c’est vraiment d’aller dans la construction. 

C’est-à-dire ? 

C.M. — En gros, développer un matériau qui va vraiment nous aider à construire des murs pour remplacer des matériaux énergivores.

Sacré challenge ! 

C.M. — Oui ! Au début, j’avais un peu peur que le projet soit utopique, que ça soit trop petit pour véritablement avoir un impact. En Europe, il y a 4 millions de tonnes de déchets textiles chaque année. C’est énorme.  Finalement, la première année, j’ai recyclé presque trois tonnes toute seule. Donc je me suis dit, si je commence à faire grossir l’équipe, on va pouvoir en faire plus. Aujourd’hui, on est presque à dix tonnes par an. Cette année, l’objectif, c’est quinze tonnes. Ça paraît encore tout petit par rapport au taux de déchets qu’il y a. Mais vu qu’on grossit chaque année, j’y crois vraiment, et je pense qu’on va vraiment pouvoir participer à cette réduction des déchets.

Ça fait combien de briques tout ça ?

C.M. — On a fait un peu plus de 150  000 briques depuis le début de FabBRICK. Ça fait 32 tonnes de textiles recyclés. Je suis super fière de là où on est arrivé, et super fière de mon équipe : je n’aurais jamais pu recycler plus de trente tonnes toute seule.

Parle-moi un peu de ton équipe, justement. 

C.M. — Le premier arrivé, c’est Oury. Il est « brickeur », il est là depuis trois ans, et il ne m’a pas lâchée. Ensuite, j’ai recruté l’équipe design, Valentin et Théo. Puis un commercial pour m’aider sur le côté vente, parce que je ne pouvais plus gérer toute seule. Ensuite Chantal, pour la partie recherche et développement. Et les derniers arrivés, c’est Raphaël et Philippine, qui sont sur la production de briques, et un peu sur le production design aussi.

Il paraît que toute personne qui rejoint l’équipe, peu importe son poste, est formée à la fabrication de briques ?

C.M. — Oui, comme ça, quand il y a un problème, quelqu’un peut remplacer rapidement. Personne n’est cloisonné vraiment dans sa mission. On arrive à être polyvalent et à toujours se remplacer les uns les autres. Il y a une belle cohésion.

Qui vous envoie tous ces vêtements ? Qui sont vos clients ?

C.M. — Ça va être des marques de prêt-à-porter, des marques de vêtements, des ateliers de confection textile aussi, tout ce qui a un rapport avec le textile en fait. Ça va être des entreprises dont les collaborateurs ont des tenues de travail, par exemple des vestes de chantier, qui doivent être changées régulièrement. On a aussi de plus en plus d’architectes qui prescrivent notre matériau dans des projets.

FabBRICK est spécialisé dans le recyclage, non pas des textiles de façon générale, mais des déchets textiles. Peux-tu m’expliquer la différence ?

C.M. — On a vraiment envie de sensibiliser les marques et les fabricants de textiles au volume de déchets qu’ils génèrent. On n’a pas envie de leur offrir une « solution » pour continuer de produire autant. On prend juste ce qu’ils sont obligés de produire, et surtout pas leurs invendus ! On travaille en boucle fermée : on prend leurs déchets, et on les renvoie sous forme de produits de design. Comme ça, ils voient vraiment le volume qu’ils produisent. À priori, on va continuer de s’habiller; donc il faudra toujours produire des vêtements, au moins en petites quantités.

Pourquoi on ne le fait pas déjà ? Est-ce si compliqué que ça, de recycler du textile ?

C.M. — Aujourd’hui, quand on veut recycler des textiles, la principale difficulté, c’est qu’on ne peut pas tellement mélanger les compositions. Donc souvent, les organismes qui recyclent ne prennent que le coton, ou le polyester. Surtout, il faut enlever tous les points durs des vêtements, donc les boutons, les zips, parce que tout ne passe pas dans les machines de recyclage. Mais nous, on peut prendre tous les déchets. On ne voulait surtout pas faire de déchets dans le déchet.

Pourquoi vous, vous arrivez à le faire ?

C.M. — On a réussi à inventer un process où on prend toutes les compositions. On mélange le coton, le polyester, la viscose, et toutes les autres. Et on passe le vêtement en entier dans le broyeur. Pour le trouver, ce broyeur, je ne me suis pas du tout appuyée sur ce qui existe sur le marché des machines de recyclage textile. Je suis allée le chercher dans d’autres industries. Au début, je n’ai même pas fait exprès. Pour moi, c’était évident de tout mettre. C’est avec le temps que j’ai découvert que les autres triaient beaucoup. 

Raconte-moi un peu comment a démarré FabBRICK.

C.M. — J’étais encore à l’école quand j’ai fait le premier prototype. J’étais en études d’architecture, et je me suis demandé comment on pourrait construire mieux demain, sans utiliser de béton par exemple. J’avais pris du carton, je l’avais compacté, et j’avais fait une brique, en me disant qu’on pourrait construire comme ça. Finalement, ça n’était pas forcément pertinent, en France, de trouver un nouveau débouché pour le carton, qui se recycle déjà très bien. Mais je suis restée sur l’idée de la brique, parce que je me suis rendu compte que, quand tu compresses un déchet, son volume réduit énormément. J’ai alors pensé à l’industrie textile, qui est extrêmement polluante, après celle de la construction.

À quoi ressemblait ce premier prototype ?

C.M. — J’avais pris deux t-shirts. Je les ai enduits de fécule de pomme de terre—je voulais absolument un liant biologique. J’ai compressé, et j’ai laissé sécher comme ça, dans ma baignoire. Et en séchant, ça a vachement bien tenu ! Je l’ai encore dans mon bureau cette brique.

Et ensuite ? 

C.M. — Mon premier réflexe, c’était de la montrer à mon prof… qui m’a dit que c’était n’importe quoi (rires) ! Mais je suis un peu têtue. J’ai continué. J’ai fait mon mémoire de recherche sur FabBRICK. Ensuite, j’en ai fait mon sujet de diplôme. J’avais fait 2 000 briques et j’avais construit un mur pour montrer que ça tenait. Donc je suis devenue architecte grâce à FabBRICK.

C’est à partir de là que tu as fondé FabBRICK ?

C.M. — Non ! Je voulais arrêter cette recherche-là parce que, pour moi, c’était vraiment une initiative individuelle, et ça ne serait jamais viable économiquement. J’ai passé des entretiens pour rejoindre des agences d’architecture, mais pendant ces entretiens, je sentais que FabBRICK me manquait.

Qu’est-ce qui t’a relancée dans le projet ?

C.M. — J’ai été invitée à une conférence sur la construction écoresponsable avec plein de gros acteurs de la construction. Je me demandais vraiment ce que je faisais là ! J’avais juste ma petite brique dans les mains, je ne me sentais pas du tout légitime de présenter un matériau. Et en même temps, je me suis dit, si on m’a invitée ici, c’est peut-être que FabBRICK a sa place dans le monde de la construction.

Comment on lance son entreprise, au sortir des études ?

C.M. — Je me suis mis à être baby-sitter à plein temps pour pouvoir avoir toutes mes soirées libres et mes week-ends pour réfléchir à FabBRICK. J’ai fondé la société en septembre 2018. Et début janvier 2019, j’avais une première commande. Donc c’est allé super vite. 

Et est-ce que le fait d’être jeune a compliqué le processus ?

C.M. — En fait, j’ai cru. J’ai cru au début que le fait d’être jeune, de ne pas avoir d’expérience… Je pensais aussi que le fait d’être une femme dans le monde de la construction, ça allait être compliqué. Et sur cet aspect-là, j’ai quand même beaucoup de chance, parce que tout le monde a toujours cru en FabBRICK.

D’ailleurs, tu as décidé d’installer votre atelier de production en plein Paris, la capitale de la mode. Pourquoi ?

C.M. — Je trouvais ça intéressant de mettre une petite industrie dans Paris, parce que ce n’est pas commun. Et en fait, tous les sièges de marques de vêtements avec qui on travaille sont à Paris, donc c’est super de pouvoir les accueillir ici. Je leur montre le showroom, on fait une réunion, et tout de suite après je peux leur montrer la production. Ça me permet d’être complètement transparente sur notre fonctionnement.

C’est quoi ton rapport avec la mode ?

C.M. — Depuis toute petite, j’ai toujours aimé la mode et j’ai toujours aimé les pièces de seconde main. Mes parents n’avaient pas tellement d’argent, et on allait souvent dans des bourses aux vêtements. J’aimais bien, parce que j’avais des vêtements que personne n’avait. Quand j’étais ado, je suis allée pas mal dans des boutiques de fast fashion : c’était adapté à mon budget. J’y allais encore pendant mes études d’architecture. Et quand j’ai commencé FabBRICK, quand j’ai commencé à faire des recherches, j’ai été un peu écoeurée par les chiffres. Aujourd’hui, je boycotte complètement toutes les marques de fast fashion et je m’oblige, dans toutes mes tenues, chaque jour, à avoir au grand minimum une pièce de seconde main. Donc là, j’ai cette chemise, que j’ai payée un euro chez Emmaüs.

Qu’est-ce que FabBRICK t’auras appris et que tu aimerais partager aujourd’hui ?

C.M. — (Rires) J’ai toujours peur que ça fasse très bateau ! Mais je dirais… qu’il n’y a pas de « petits » projets. Il n’y a pas de « petites » initiatives. Même si trier ses déchets, ça paraît trop petit et anecdotique, en fait, si tout le monde s’y met, c’est là qu’on aura vraiment un impact. Si quelqu’un a une idée pour recycler du déchet, ou trouver des alternatives pour produire moins, je pense qu’il faut vraiment s’accrocher. Et ne jamais penser qu’on est trop petit.


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Interview par Chloe Glad/ Crédits photos : Chloe Glad