La bioluminescence au cœur de la transition écologique
par Caroline Circlaeys
20 juillet 2023

La nuit est tombée et pourtant le ciel étoilé n’est pas au rendez-vous. Les étoiles ne jouent pas à cache-cache, elles sont juste obstruées par la pollution lumineuse. Plus la ville est urbanisée, plus l’éclairage artificiel du soir voile la voûte céleste. S’ensuivent des conséquences de santé publique, des perturbations de la faune, de la flore, sans parler du gâchis d’électricité. 

À l’aube de la transition écologique, réinventer l’éclairage urbain devient un impératif. Et si la solution était dans la nature qu’il suffit juste d’observer : une source infinie d’inspiration. Le biomimétisme, c’est ce cheminement de pensée qui a amené Sophie Hombert, fondatrice d’Aglaé, à creuser la piste de la bioluminescence pour une ville durable. Son innovation responsable consiste à faire briller le végétal dans l’obscurité.

Le projet étudiant

Alors qu’elle n’est encore qu’une étudiante en section design aux Beaux-Arts de Rennes, elle se prend de passion pour le phénomène naturel de la bioluminescence qu’elle découvre à l’occasion d’un Erasmus en Angleterre pendant son master 1. Le sujet ne la lâche plus et l’amène à établir un partenariat avec l’Agrocampus de Rennes pour se lancer dans des recherches expérimentales. Sophie, sans formation scientifique, enfile la blouse blanche et se spécialise en autodidacte sur le tas, au fur et à mesure de ses expérimentations dans un laboratoire à ciel ouvert. 

Elle se nourrit des ressources de la médiathèque de Rennes et suit les conseils avisés de l’enseignante chercheuse qui la guide dans sa quête : « imiter le vivant et imiter la lumière par le vivant. La bioluminescence se retrouve dans 80 % des fonds marins et c’est vraiment ce qui m’avait inspirée. Ma question en tant que designer était de voir comment le vivant pouvait avoir des attributs utiles en milieu terrestre. Je voulais voir comment appliquer cette bioluminescence à des plantes pour un usage d’éclairage. »

La bioluminescence est un phénomène naturel présent dans les milieux marins mais aussi terrestres.  Pour se nourrir, se reproduire, se défendre, certains animaux émettent de la lumière la nuit. Il s’agit d’une réaction chimique entre la luciférine (une molécule) et la luciférase (un enzyme). L’interaction est rendue possible grâce au rôle de catalyseur que joue l’ATP, ou Adénosine Triphosphate, une molécule produite par tous les êtres vivants, qui est vecteur d’énergie.

Par exemple, l’impressionnante baudroie des abysses vivant à 3 000 mètres de profondeur est dotée d’un organe suspendu au-dessus de sa tête qui émet de la lumière. Cette drôle de lanterne lui sert à chasser ses proies. Ces dernières, attirées par ce leurre, atterrissent dans son estomac. C’est également un moyen pour la femelle de le repérer pour l’accouplement. De la même manière, les lucioles recherchant un partenaire ou souhaitant intimider ses prédateurs, produisent des flashs lumineux. Méduses, poissons, coraux, crustacés, requins et même des champignons utilisent ce mode de communication lumineux et fascinant.

La jeune étudiante a alors le choix entre plusieurs pistes de recherche pour imiter ce procédé, notamment la modification génétique, mais cela implique un coût. De plus, d’autres chercheurs se sont déjà penchés sur la question et éthiquement parlant, Sophie ne désire pas s’engager sur cette voie : « j’ai exploré une autre piste : un sérum nutritif, une formulation que j’ai inventé de toute pièce et qui permet une fois absorbée par les plantes d’émettre de la fluorescence, qui ressemble à la lumière en boîte de nuit. » 

Cette technique nécessite de la lumière noire qui révèle alors les nervures de la plante aux reflets colorés, entre le violet, le bleu et le jaune-vert. Son sérum qui s’absorbe par capillarités par les tiges des fleurs et feuillages a la particularité d’être biodégradable dans les sols, dans les eaux, dans la plante au bout de 3 mois. Il faut alors renouveler le sérum. Sa solution se veut écoresponsable. Après ses études, Sophie noue un partenariat avec l’ENS et poursuit ses recherches sous l’aile d’un docteur en chimie qui croit en elle et son projet. Au bout de 6 mois, elle met au point un premier sérum fonctionnel sur des fleurs coupées : ça y est, des plantes brillent la nuit !

La start-up

La pionnière devient entrepreneure et lance sa start-up qu’elle baptise Aglaé comme la déesse de la beauté et de la nature dans la mythologie grecque. C’est le début d’une grande aventure luminescente. Sans lever de fonds, l’entreprise s’autofinance grâce à son activité événementielle d’art floral. Elle propose des applications de sa solution en réalisant notamment des scénographies végétales pour des événements B2B. Ce marché lui permet ainsi de financer son propre laboratoire de recherche pour améliorer sa formulation et adapter son procédé à d’autres types de plantes, la rendre plus pérenne sur des plantes en racines, l’appliquer à des fleurs dites stabilisées, figées dans le temps de 3 à 8 ans pour faire par exemple de l’aménagement d’intérieur luminescent avec des plantes qui n’ont alors pas besoin d’eau, ni d’entretien. 

Dans la nature, il y a des voies mathématiques comme les fractales, le triangle d’or, le rectangle d’or. Des formules mathématiques qu’on n’arrive pas forcément à expliquer mais qui se retrouvent dans le vivant, dans le végétal qui ont toujours fasciné l’homme

Sophie Hombert, fondatrice d’Aglaé

Aujourd’hui, son sérum répond à tous les critères de son cahier des charges éthique et écoresponsable qui lui tient à cœur grâce à son équipe de recherche intégrée à Aglaé. Celle-ci se compose d’une chercheuse, de deux ingénieurs et accueillera bientôt une doctorante à la rentrée afin de pousser encore plus loin les avancées. Aglaé cherche constamment à améliorer le ratio entre ce qu’ils consomment en termes d’énergie électrique « on consomme très peu » et ce que la plante va être capable d’émettre en termes d’intensité lumière. « Le graal » nous dit Sophie, serait de parvenir à concevoir une source d’énergie végétale sans électricité en utilisant la phosphorescence, sur le modèle des étoiles dans les chambres des enfants qui attirent la lumière du soleil pour la restituer ensuite la nuit. 

Du projet étudiant à la maîtrise de la bioluminescence, Sophie était loin de se douter que son idée pourrait se transformer en véritable alternative écologique à l’éclairage public. Au cours de la deuxième année d’existence de son entreprise, l’AFE, l’association française de l’éclairage, lui propose par curiosité de venir mesurer l’intensité de lumière produite par le sérum sur ses plantes. « On émet 200 candelas par mètre carré, donc ça équivaut à 200 bougies en termes d’éclairement » explique Sophie.

La fondatrice, son équipe et l’AFE sont alors bluffés : « c’est à ce moment-là qu’on s’est vraiment rendu compte qu’en effet on pouvait répondre à des normes d’éclairage ». Le déclic s’opère : la bioluminescence a sa place dans la ville de demain, qui aspire à inscrire sa politique d’aménagement urbain dans une logique écologique.

Cet éclairage plus doux que l’éclairage artificiel permettrait de vaincre la pollution lumineuse en milieu urbain. Un véritable fléau qui trouble les cycles biologiques de tous les êtres vivants : humains, faune et flore. La biodiversité est impactée. La migration des oiseaux est perturbée. Les prédateurs sont déboussolés. Les cycles de reproduction de certaines espèces se dérèglent. Des insectes aveuglés, s’agglutinent sur les lumières des lampadaires.

L’académie nationale de médecine considère l’exposition à l’éclairage de nuit comme un perturbateur endocrinien car cette lumière stoppe la sécrétion de l’hormone du sommeil, la mélatonine. 

Depuis 1990, malgré les efforts de 12 000 communes françaises ayant coupé leur éclairage la nuit, l’implantation des LED en France dans les années 2000 a augmenté la pollution lumineuse. Selon l’Ademe (l’agence de la transition écologique), 11 millions de points lumineux sont issus de l’éclairage public en France et représentent une augmentation de 53 % depuis les années 90. 

Nous faisons face à un problème croissant de santé publique.

La ville de demain

Dans ce contexte, Sophie travaille aujourd’hui sur un projet pilote avec la ville de Chartres qui souhaite expérimenter la bioluminescence en milieu urbain et encourager l’innovation végétale. L’inauguration est prévue le 17 septembre à l’occasion de la fête des Lumières.

Devant la mairie, des parcelles lumineuses seront installées. Un espace luminescent est également prévu pour le public. Ils vont aussi « créer un espace de promenade au cœur de la ville qui permet de vaincre la pollution lumineuse, l’un de nos enjeux, puisqu’on propose une alternative d’éclairage qui va moins consommer, être plus doux et plus bas aussi au niveau du sol donc moins embêtant pour la vie nocturne. », précise Sophie. Un rond-point sera aussi aménagé : « C’est une ville qui est vraiment très engagée en termes de patrimoine végétal. »

La bioluminescence pourrait remplacer la signalétique, les lampadaires et réduire la consommation en électricité. La végétalisation des villes qui en découlerait, améliorerait la qualité de vie au quotidien. Sans oublier le pouvoir de dépollution de l’air des plantes qui est encore un plus pour notre environnement.

Aglaé est d’ailleurs de plus en plus sollicitée par les villes. L’entreprise vient de signer un contrat avec Paris pour cette année. Sophie souhaite d’abord tester sa solution en France avant de répondre aux demandes à l’international. Ils projettent aussi d’accompagner Singapour dans l’aménagement d’un aéroport. Les perspectives de développement grandissent de jour en jour.

La bioluminescence pourrait remplacer la signalétique, les lampadaires et réduire la consommation en électricité. La végétalisation des villes qui en découlerait, améliorerait la qualité de vie au quotidien. Sans oublier le pouvoir de dépollution de l’air des plantes qui est encore un plus pour notre environnement. « La lumière noire n’existant pas du tout en milieu urbain, il va falloir qu’on parte de zéro et qu’on conçoive une toute nouvelle lumière. Et donc là, on part avec des partenariats dans l’optique et dans l’urbanisme avec des compétences qu’on n’a pas forcément en interne et on collabore », explique Sophie. 

Le défi qui l’attend elle et son équipe : inventer cette lumière urbaine. Il faudra « la rendre adaptée et la moins consommatrice possible, on aimerait aussi qu’elle soit sur panneaux solaires. Qu’elle ait des capteurs de présence, de manière à ce que l’usager à son passage utilise la luminescence au moment où il en a besoin. » 

Avant de devenir une alternative écologique, Aglaé a besoin de faire ses preuves sur ses premiers projets en ville. Ils ont de nombreuses demandes à l’international mais avant de se lancer, il faut qu’ils adaptent leur sérum à nouveau à d’autres milieux géographiques : arctiques, chauds, à d’autres plantes aussi. Cela demande du temps. 

Les freins sont aussi administratifs : « Les villes sont soumises à toutes ces contraintes humaines, environnementales, urbanistiques. Il y a beaucoup de normes à respecter. » L’application en ville implique de nombreuses démarches pour border le projet et assurer la mise en place de cette solution d’éclairage.

On pourrait imaginer la déployer dans des pays en voie de développement dans des régions rurales et isolées. « Il faut déjà que la technologie se démocratise pour être plus abordable en termes économique », espère la fondatrice.

Aglaé compte bien poursuivre ses recherches et s’étendre. Ils sont d’ailleurs en discussion pour collaborer avec une université montréalaise qui a des laboratoires de biologie. Ils vont également travailler en région PACA sur des plantes méditerranéennes : « cela nous permettra aussi de développer un marché plus conséquent sur des plantes qui s’adaptent bien. »

Le biomimétisme

De l’art à la nature, de la nature à la science, Sophie conçoit la chimie « comme une palette de peinture » avec laquelle on peut tout créer. Les passerelles entre les disciplines ouvrent des richesses d’innovation. 

« Dans la nature, il y a des voies mathématiques comme les fractales, le triangle d’or, le rectangle d’or. Des formules mathématiques qu’on n’arrive pas forcément à expliquer mais qui se retrouvent dans le vivant, dans le végétal qui ont toujours fasciné l’homme. » Dans son mémoire « la domestication du végétal » publié aux Éditions Universitaires Européennes, elle aborde le biomimétisme, l’observation de la nature, comme une source d’inspiration pour la création de solutions durables en harmonie avec l’environnement.

L’organisme français, CEEBIOS (Centre européen d’excellence en biomimétisme) s’efforce depuis 2015 de prôner le biomimétisme comme un levier majeur de la transition écologique et sociétales en encourageant des projets écoresponsables inspirées de la nature et applicables dans tous les domaines : les matériaux, la médecine, la chimie, l’architecture, l’urbanisme, la lutte contre les sécheresses ou les épisodes de canicules mais encore l’agriculture.

Dans leur manifeste intitulé « Pour un biomimétisme au service de la vie ! », ses membres soulignent l’urgence environnementale et appellent les acteurs du biomimétisme à : « se concentrer sur ce seul but : mobiliser la connaissance du vivant pour faire émerger des solutions non seulement soutenables, mais aussi régénératrices et créant les conditions d’un futur désirable. »

La bioluminescence est une belle trouvaille qui pourrait engager nos villes dans la nécessaire transition écologique. Pourquoi ne pas imaginer d’autres champs d’applications bénéfiques à la société ? 

En médecine, des chercheurs de l’University College de Cork en Irlande, sont parvenus à localiser des tumeurs en 3D sur des souris par le biais de bactéries marines bioluminescentes. 

L’ATPmétrie utilisée dans l’industrie agroalimentaire et le traitement des eaux s’inspire déjà du principe de la bioluminescence. Il s’agit d’une technique permettant de mesurer la quantité de bactéries dans l’eau. L’ATP étant une molécule présente chez tous les êtres vivants, il suffit de créer une réaction luciférine, luciférase pour que cela produise de la lumière. Ensuite, on peut mesurer l’intensité et donc la quantité de bactéries dans l’eau à l’aide d’un luminomètre.

 « On peut tout imaginer et on est encore loin d’avoir tout imaginé », assure la fondatrice d’Aglaé.

Le champ des possibles n’appartient qu’aux rêveurs.


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