Comment les discours (dé)limitent nos sexualités
La construction d’un schéma unique
Dans Apprendre à faire l’amour, le philosophe Alexandre Lacroix analyse la manière dont se construisent nos schémas sexuels. Il explique que “la plupart des personnes pensent que faire l’amour est quelque chose de naturel, guidé par nos instincts. Mais la réalité est tout autre : on apprend à faire l’amour.” Selon lui, “lorsque l’on commence son apprentissage de la vie sexuelle, on se base dans un premier temps sur des scénarios préétablis. Cela permet d’avoir un ordre d’idées des choses que l’on peut faire lorsque l’on a peu d’expériences.”
Ce réflexe est d’autant plus fort que les structures éducatives prennent très rarement en charge le rôle d’éducation à la sexualité. Au cours de leur scolarité, les élèves devraient bénéficier “d’une information et une éducation à la sexualité […] à raison d’au moins trois séances annuelles”, d’après la loi du 4 juillet 2001. Des chiffres révélés par le collectif féministe #NousToutes en 2022 révèlent que ces élèves ne bénéficieront que de 2,7 cours en moyenne sur les 21 séances prévues au collège et lycée – soit 13% de séances assurées.
Pour faire son éducation sexuelle, chacun se retrouve donc à s’inspirer de ce qui l’entoure : littérature, cinéma, pornographie, eux-mêmes modelés par d’anciennes œuvres scientifiques. Alexandre Lacroix estime que Sigmund Freud est à l’origine du schéma sexuel majoritaire dans notre société. D’après le célèbre psychanalyste, l’orgasme clitoridien serait celui de la fillette. En devenant femme, elle devra se préoccuper des relations sexuelles à visée reproductive et abandonner cette partie de son corps pour se concentrer uniquement sur le plaisir vaginal. Le clitoris et l’orgasme clitoridien deviennent alors tabou, car signes de dysfonction sexuelle. Être incapable d’orgasme vaginal est même considéré comme une maladie.
Grâce une étude menée par en 2017 par Debby Herbenick, chercheuse à l’Université de l’Indiana, on sait que seule une femme sur 5 parvient à un orgasme lors d’une pénétration vaginale sans stimulation clitoridienne. Il parviendrait donc à faire croire que la majorité des femmes ne seraient pas normales. Si Freud a eu des opinions évolutives à ce sujet au cours de sa carrière, la chape de plomb est déjà posée. Le clitoris disparaît peu à peu des livres d’anatomie, le plaisir clitoridien externe est pathologisé et un schéma de la relation sexuelle considérée comme “saine” et “normale”, porté par un vocabulaire restreint et limité, s’installe profondément dans les esprits. Ce schéma représente le discours majoritaire transmis par les médias et est encore aujourd’hui considéré comme la norme en matière de sexualité.
L’impact du récit dominant sur nos sexualités
Faisons un bond en arrière dans le temps pour étudier l’analyse du philosophe Michel Foucault. Au travers des quatre volumes qui composent l’Histoire de la sexualité, il met en évidence la manière dont les discours exercent un pouvoir sur nos sexualités, en définissant et en limitant ce qui est considéré comme acceptable ou déviant.
Selon lui, « la sexualité est une construction sociale, un champ de savoir-pouvoir qui joue un rôle central dans la manière dont les individus se conçoivent et se gouvernent. » Il soutient également que « le sexe est une véritable technologie de pouvoir qui s’exerce sur les individus, réglemente leurs corps, leurs désirs, leurs pratiques et leurs identités. » Pour Foucault comme pour Lacroix, c’est un effet domino : le discours dominant (largement partagé par les médias de masse) modèle les normes sociales (sexualité pénétrative d’un pénis dans un vagin), qui agissent comme mécanismes de contrôle et de régulation (ce qui est normal et accepté, et ce qui ne l’est pas) qui contribuent alors à façonner nos comportements (pratiques, orientations sexuelles, désirs, etc.).
Selon Alexandre Lacroix, la seule manière de sortir de ce récit unique et normé serait de “s’interroger soi vraiment” pour pouvoir écrire son propre script. Prendre conscience des limitations linguistiques et se réapproprier le vocabulaire pour parler de sa sexualité devient central dans ce processus d’interrogation, car le langage façonne notre compréhension de nous-mêmes et de nos expériences. Lorsque nous utilisons des mots qui correspondent à notre vécu et à notre identité sexuelle, nous nous donnons le pouvoir de (re)définir notre propre réalité et de nous affirmer.
Cette analyse est soutenue par de nombreux penseurs au travers des époques. Ainsi, on retrouve les citations du philosophe Jean-Paul Sartre, « Nous ne pouvons pas penser sans langage, et le langage que nous utilisons influence notre façon de penser et de percevoir le monde » ou encore de Judith Butler, philosophe et théoricienne du genre : « Le langage n’est pas seulement un outil pour communiquer nos expériences, mais il façonne la manière dont nous comprenons et construisons notre identité. »
Réécrire notre sexualité
Dans la préface du livre Jouissance Club de Jüne Pla, Martin Page explique que “la sexualité est le sujet dont on ne parle pas. Les mots sont là pourtant, partout, dans les journaux, à la télé, dans les soirées entre ami·es, mais souvent ce sont des mots qui masquent, cachent et passent sous silence toute parole singulière et complexe.” Selon lui, le vocabulaire de la sexualité valide bien souvent l’uniformité des pratiques et des plaisirs. Le reste, le différent, le mal connu, n’existe pas.
Enrichir son vocabulaire permettrait-il alors d’enrichir ses pratiques ? D’ouvrir les possibles ? Comment ces nouveaux lexiques nous permettraient-ils d’exister et de nous raconter autrement ? À quel point mettre les mots justes sur son expérience permettrait de transformer notre manière de faire l’amour ?
Les mots pour réécrire nos sexualités
L’objectif de cette partie n’est pas de proposer un lexique complet des mots qui permettent de repenser nos sexualités, mais de proposer quelques exemples concrets de moyens d’utiliser ces nouveaux mots pour nous permettre d’explorer nos désirs, plaisirs et limites au travers de notre propre prisme plutôt qu’au nom d’une norme, d’une tradition.
Repenser les pratiques
Prenons l’exemple du terme « préliminaires », un terme couramment utilisé pour décrire toutes les activités sensuelles et sexuelles destinées à stimuler le désir, qui se déroulent avant le traditionnel rapport pénétratif. Dans cette grande case un peu fourre-tout, on range aussi bien les baisers que les caresses, l’exploration orale ou encore digitale. En bref, tout ce qui n’est pas la pénétration d’un pénis dans un vagin. Le Larousse définit le mot “préliminaire” comme étant ce qui précède et prépare l’action principale. Suivant cette logique, la pénétration est considérée comme étant le plat principal après la simple mise en bouche que seraient les préliminaires. En d’autres mots, le centre de notre sexualité.
Comme vu dans la première partie, 4 femmes sur 5 ont besoin d’une stimulation externe du clitoris pour atteindre l’orgasme, sans forcément être pénétrées vaginalement, donc. La place centrale de la pénétration semble être représentative de la place centrale du plaisir masculin dans la sexualité, bien souvent au détriment du plaisir féminin.
Continuer à utiliser le mot préliminaire pourrait participer à négliger et invisibiliser le plaisir de nombreuses personnes, réduisant l’expérience sexuelle à une recette définie, étroite et figée. Et si on changeait de perspective ? En remplaçant le terme “préliminaires” par “rapport non pénétratif” ou “sexualité non pénétrative”, on évite d’émettre un jugement de valeur hiérarchique, chaque pratique est possible et acceptée. Alors, plus de recette unique à appliquer, ce qui ouvre la voie à une exploration et à une expression plus libre de nos sexualités.
Repenser les rôles
Dans les relations sexuelles conventionnelles, il est souvent considéré que l’une des personnes est active (par exemple, pénétrante) tandis que l’autre est passive (par exemple, pénétrée). En 2016, la philosophe féministe allemande Bini Adamczak propose une nouvelle terminologie permettant d’aborder différemment ce rapport de pénétration actif/passif : la circlusion. Dans l’article dans lequel apparaît ce mot pour la première fois, elle écrit : “Pénétration signifie introduire ou insérer. “Circlusion” signifie entourer ou enrober.” Autrement dit, la circlusion, c’est le fait d’envelopper le pénis, le doigt ou le sextoy. Il se réfère donc au même processus physique, mais dans une perspective opposée.
Intégrer ce mot à notre vocabulaire permet de proposer une alternative au concept traditionnel de pénétration en redistribuant les cartes : les rapports d’activité et de passivité dans les relations sexuelles sont inversés. Plutôt que de considérer une personne comme étant active ou passive, la circlusion propose une vision où la personne qui « circlut » joue un rôle actif en recevant de manière plus participative. Cette perspective nous émancipe sexuellement en participant à nous débarrasser des réflexes de genre, qui induisent certains rôles, certaines pratiques ou certaines limites, avec des pôles actifs ou passifs figés.
Repenser sa relation à l’intime
D’après le chercheur Martin Blais, les nouveaux lexiques créent un climat favorable qui laissent aux jeunes « une plus grande liberté d’être eux-mêmes, d’explorer de nouveaux mots pour définir la masculinité et la féminité, de jouer avec la frontière entre les deux ». C’est notamment ce que permettent les termes du sigle LGBTQIA+* qui contribuent à passer d’une opposition binaire à un nuancier plus riche au sujet de ce que peuvent être les identités de genre, les expressions de genre, les attirances sexuelles/émotionnelles et les styles d’engagement amoureux.
Les trois chercheur·euses Dawson, Scott et McDonnell vont encore plus loin et proposent une analyse partant de l’asexualité** comme point de départ d’une reflexion pour une société pensée en dehors de la sexualité : “S’il peut être acceptable pour les personnes asexuelles de ne pas vouloir de relation sexuelles, nous pouvons peut-être faire en sorte que n’importe qui puisse ne pas avoir envie de sexe. Ce serait un monde où être sexuel n’est plus inscrit comme une condition préalable à la normalité ou à l’intimité.”
Les espaces amoureux sont, depuis toujours, présentés comme indissociables de la sexualité et comme la finalité absolue de ce que l’on peut attendre d’une relation avec l’autre. Dans son livre Désirer à tout prix, Tal Madesta s’interroge : “Et si ce n’était pas grave, de refuser la sexualité, de lui préférer d’autres formes de liens affectifs (…) ?” Il ajoute : “J’ai envie de parler d’amour, d’amitié, de communauté, de lien familial, afin de montrer que la sexualité ne constitue pas la “voie royale” vers la vulnérabilité et la connexion à l’autre. Je souhaite montrer qu’il existe pléthore d’espace et de manière de vivre une intimité profonde avec les gens qu’on aime.”
Loin de vouloir porter une nouvelle injonction, Tal souhaite présenter et faire entendre des récits nouveaux et ouvrir des perspectives. Selon lui, partager ces récits d’une autre intimité, où la sexualité ne serait plus centrale ou fondatrice, est également indispensable. La sexualité et le couple monogame traditionnel sont constamment présentés comme la forme la plus élevée et la plus aboutie du lien à l’autre, au sommet de la hiérarchie relationnelle. Il conclut : « Pourtant, l’amitié a tant de choses à nous apprendre sur l’intimité. Les liens d’amitié, ce sont des passions amoureuses qui n’ont pas besoin de sexe pour se maintenir, pour grandir. J’insiste sur le terme de passion amoureuses, parce que l’amitié peut bien souvent contenir l’exceptionnelle intensité que l’on attribue généralement à l’amour romantique et sexuel. »
À ce sujet, il partage le récit d’une de ses amies qui permet d’ouvrir ce que la norme considère comme intime : “Quand on se prend dans les bras l’une de l’autre et qu’on se serre fort et longtemps, c’est un geste chargé de sens pour moi. On ne partage pas le plaisir par le sexe, mais par toutes les autres manières dont les êtres humains se donnent du plaisir (…) : la nourriture, des moments de bien-être, les voyages, les siestes à deux, l’art, la culture, l’écriture, la création, les projets partagés, les lettres, les surprises, les cadeaux, les petits mots laissés sur le pare-brise…”.
Quels que soient les mots auxquels chacun et chacune s’identifie, explorer ces lexiques nous donne les clés pour se créer une sexualité et un rapport à l’intime sur mesure. Car ceux-ci n’ont rien d’inné. Ils s’apprennent et se désapprennent tout au long de la vie. Une intimité à soi est celle que l’on choisit, en faisant fi des normes prérequises d’être et de faire, des rapports de domination et des modèles limitants.
Nous avons besoin de nouveaux mots, de mots qui ne viennent plus des institutions ou d’anciens récits coercitifs, mais de tout un chacun. Il est nécessaire que les mots naissent des expériences humaines elles-mêmes. Des mots qui explorent, qui proposent, qui évoluent, qui ouvrent des idées et des solutions, des mots qui inventent et imaginent une sexualité et une manière de vivre notre intimité riche, créative, ouverte et libre.
*Lesbienne, Gay, Bisexuel·le, Trans, Queer, Intersexe et Asexuel·le ou Aromantique.
** Les communautés asexuelles se définissent comme l’ensemble des personnes “qui ne ressentent pas ou peu d’attirance sexuelle pour d’autres personnes” et qui revendique l’asexualité comme orientation sexuelle à part entière.
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