Bhoutan et Costa Rica, le pari d’un tourisme responsable
par Claire Teysserre-Orion
14 juin 2023

N’est-il pas paradoxal que le pays réputé comme étant le plus fermé au monde voie le tourisme devenir une manne économique ? C’est pourtant ce que vit le Bhoutan depuis les années 2000-2010. Ce minuscule royaume coincé entre deux géants, la Chine et l’Inde, ne s’est ouvert qu’au milieu des années 1970 sous l’impulsion du roi Jigme Synggye Wangchuck (1972-2006).

Depuis, le pays entend développer un tourisme respectueux de son identité, de son environnement et de sa culture locale, ce que d’aucun appellerait un « tourisme responsable ». Mais cela est-il vraiment possible ? S’ouvrir au tourisme, à l’étranger, n’est-ce pas aussi consentir à recevoir une influence extérieure ?

De son côté, le Costa Rica est reconnu comme l’une des destinations phares de l’écotourisme. Avec ses vastes aires de conservation qui abritent une biodiversité exceptionnelle et une politique de développement soucieuse de l’impact social de son tourisme, ce pays d’Amérique centrale aurait-il trouvé le modèle permettant de conjuguer tourisme, écologie et bien-être ? Ces deux pays dessinent, peut-être, le tourisme de demain. 

Low Volume, High Value Tourism 

Tourisme et écologie sont-ils compatibles ? Pour répondre à cette question, le Bhoutan a toujours misé sur un flux touristique réduit selon la formule « Low Volume, High Value Tourism ». Pour réduire le nombre de touristes, le royaume exige un tarif forfaitaire de 250 dollars par personne et par jour, réservant la destination aux voyageurs à fort pouvoir d’achat. Impossible d’arriver sac au dos pour découvrir par vous-même ce pays : de fait, si vous voulez voyager dans cette contrée lointaine, il vous faudra obligatoirement passer par une agence spécialisée, et être accompagné·e tout au long de votre séjour par un guide et un chauffeur.

D’ailleurs, une seule compagnie aérienne dessert l’unique aéroport et une seule route permet d’accéder au pays par voie terrestre, depuis l’Inde, au sud. Ces contraintes pour le voyageur limitent généralement la durée de séjour au Bhoutan, facilitant le contrôle géographique du flux de touristes, généralement autour de la vallée de Tronsga et la région centrale du Bhumtang. Les populations rurales, majoritairement à l’est, restent ainsi à l’écart de tout contact avec les visiteurs étrangers.

Le gouvernement cultive d’ailleurs, et non sans paradoxe, une certaine méfiance vis-à-vis de la « mauvaise influence occidentale » qui serait seule responsable des difficultés rencontrées par la jeunesse des villes, comme la consommation d’alcool et les phénomènes de délinquance. Une influence dont le tourisme n’est pas le seul vecteur : la télévision et Internet n’ont été introduits dans le pays qu’en 1999. 

Malgré toutes ces contraintes, pourquoi les touristes veulent-ils venir au Bhoutan ? Robert Dompnier, guide et spécialiste reconnu du pays, se souvient de son premier voyage en 1987 : « Je suis tombé à la renverse devant ce pays absolument authentique, l’environnement naturel et culturel avait été préservé, à l’inverse des autres pays de la région que je connaissais bien comme le Tibet, le Ladakh, ou le Népal. »

En effet, la fermeture des frontières jusque dans le milieu des années 1970 a longtemps permis de préserver le pays des influences extérieures. Ce patrimoine culturel, basé sur le bouddhisme Vajrayana et des traditions locales séculaires, est également maintenu en vie par une identité nationale très marquée, voire contrainte. Le costume national est ainsi obligatoire pour entrer dans les établissements publics.

Et les touristes sont friands de cette « authenticité » : ils participent aux festivals religieux où la musique, les costumes et les récitations de prières ne manquent pas de marquer leurs esprits, des manifestations qui, inexorablement, se transforment en produits touristiques ; ils visitent les « dzongs », des bâtiments typiques de cette région, à la fois monastère et forteresse et s’émerveillent devant une architecture très homogène, car aucune construction, publique ou privée, n’échappe aux lois imposant le respect de l’architecture locale.

La nature est un autre atout touristique fort du Bhoutan, avec près de 70 % de sa superficie recouvert de végétation, de la jungle inhospitalière aux sommets de l’Himalaya, des vallées verdoyantes où les cultures en terrasses ont longtemps assuré l’autosuffisance alimentaire du royaume. Avec un nombre important de parcs nationaux et de réserves naturelles, la faune extrêmement dense permet à de nombreux animaux de vivre. Parmi les 770 espèces d’oiseaux et les 165 familles d’animaux, des tigres, des éléphants sauvages, des rhinocéros ou des aigles. 

Cette politique touristique hyper maîtrisée est l’œuvre du roi Jigme Singye Wangchuck qui a dirigé le pays de 1974, date de la première ouverture des frontières aux étrangers, à 2006. Formé à Oxford, il a développé une stratégie à l’inverse de ses voisins, le Népal et le Ladakh qui ont fait les frais d’un tourisme intensif. C’est aussi lui qui conçoit le fameux « Bonheur national Brut » : plutôt que de s’attacher à des critères monétaires et quantitatifs, le BNB vise à mesurer le niveau de vie des populations à partir des valeurs spirituelles bouddhistes (état psychologique, diversité culturelle, éducation, santé, utilisation du temps et équilibre, bonne gouvernance, vitalité de la communauté, diversité écologique et niveau de vie).

Grâce au BNB, dont la mesure à partir de 72 critères répartis en neuf domaines reste assez opaque, le Bhoutan s’est assuré une visibilité internationale : en 2011, le royaume a présidé un sommet sur le bonheur national brut lors de l’Assemblée générale des Nations unies. Les voyageurs, quant à eux, gardent le sentiment de voyager dans une contrée où les valeurs spirituelles priment. 

Le pays le plus heureux du monde

Mais au classement des pays les plus heureux (Happy Planet Index), c’est le Costa Rica qui arrive en tête, un argument qu’il ne manque pas de mettre en avant pour attirer les voyageurs du monde entier. Cet indice conçu par un think tank britannique, la New Economics Foundation, se base sur quatre critères : l’empreinte écologique, l’espérance de vie, le degré d’inégalité des revenus et le taux de satisfaction de la population.

Mais quel est le secret de ce pays d’Amérique centrale ? Pour ses habitants, c’est clair : la proximité de la nature, si ce n’est son omniprésence, est la raison essentielle de leur bonheur. Le Costa Rica abrite à lui seul 4 % des espèces végétales et animales connues dans le monde. Les zones naturelles protégées concernent un quart de sa superficie totale, comprenant une variété de paysages tels que des forêts tropicales, des mangroves, des volcans, des cordillères, des marais et des plaines. La nature est si centrale au Costa Rica que le droit à un environnement sain est inscrit dans la constitution depuis 1994 et que le pays dispose d’un tribunal environnemental.

Pas de raison, donc, que le tourisme mette en péril ce qui fonde le bonheur des Costariciens. 

Mais il n’est pas non plus envisageable de se passer de cette manne économique qui représente 13,4 % du PIB. Principale mesure pour réduire l’impact du tourisme sur les zones naturelles protégées : la limitation d’accès à certaines zones. Au Parc national Manuel Antonio, connu pour sa biodiversité et ses superbes plages, le nombre de visiteurs est limité à environ 600 personnes par jour. Au Parc national de Tortuguero qui abrite des plages de nidification des tortues marines, les autorités locales régulent l’accès des visiteurs pendant la période de ponte. Par ailleurs, le Costa Rica pratique une « taxe de départ » (29 dollars par personne) dont une partie sert la promotion du tourisme durable et le soutien au développement local. 

Un écotourisme… de masse ?

Au-delà de ces contraintes, le Costa Rica mise avant tout sur la sensibilisation des touristes, avec des campagnes d’information en les encourageant à adopter des comportements responsables. La population locale est également mise à contribution comme le meilleur relais de cette politique touristique.

L’éducation environnementale est ainsi au programme de toutes les écoles du Costa Rica ; les guides jouent également un rôle clé pour sensibiliser les touristes. Enfin, les acteurs du secteur économique s’engagent également dans cette politique volontariste : des hôtels, des écolodges ou des centres de villégiature adoptent des pratiques durables, telles que l’utilisation de sources d’énergie renouvelable, la gestion efficace de l’eau et des déchets, la protection des habitats naturels et la promotion de la culture locale.

Les activités touristiques proposées sont conçues de manière à minimiser l’impact sur l’environnement. Les visiteurs sont encouragés à participer à des activités telles que l’observation des animaux dans leur habitat naturel, la randonnée respectueuse des sentiers, la plongée en apnée et la visite des communautés pour soutenir l’économie locale. D’ailleurs, les acteurs du secteur touristique mettent en avant leur investissement dans la sauvegarde de la biodiversité : dans la région de Nicoya, ils auraient ainsi permis la réintroduction des aras rouge, une espèce en grave danger d’extinction pour cause de braconnage. 

Mais, avec 3,3 millions de visiteurs étrangers en 2019 (pour 5 millions d’habitants), peut-on encore parler d’écotourisme ? En 10 ans, le Costa Rica a doublé sa fréquentation touristique et le secteur représente aujourd’hui 8 % du produit intérieur brut (PIB), devenant ainsi la principale source de revenus du pays, devant l’agriculture.

Malgré les mesures mises en place, la pression sur les ressources naturelles et culturelles ainsi que sur les infrastructures augmente. D’ailleurs, de nombreux biologistes sont inquiets pour certaines espèces animales, stressées par la simple présence humaine. Et la limitation du nombre de visiteurs n’empêche pas la dégradation de certaines zones, comme le Parc National Manuel Antonio où restaurants, hôtels et autres équipements ont un impact important sur la nature. Sans compter que ces infrastructures appartiennent en grande majorité à des investisseurs étrangers : la manne touristique profite donc finalement peu à la population dans son ensemble. 

Tout est affaire de communication

En plus d’être le plus démocratique et le plus stable de la région, le Costa Rica aime à se présenter comme le pays le plus écologique du monde avec 99 % de l’électricité produite grâce à des énergies renouvelables. Il faut cependant nuancer le propos car il est aussi l’un des pays à utiliser les plus fortes concentrations de pesticides au monde (avec le Mexique, le Japon et la Colombie), d’après un rapport de 2017 de la FAO, notamment pour la production de bananes et de café.

Pour Jean-Jacques Kourliandsky, chercheur à l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), « les secteurs de l’économie connaissent un développement compartimenté, qui permet de faire l’impasse sur des arbitrages compliqués ». Une « compartimentation » qui explique également que toutes les classes sociales costariciennes ne profitent pas également de la manne touristique. 

De son côté, le Bhoutan, fer de lance du Bonheur national brut, n’en reste pas moins l’un des pays les plus pauvres de la planète. La devise « un peuple, une nation » cohabite bien difficilement certaines libertés : malgré la constitution de 2008 garantissant la liberté de religions, les minorités religieuses, hindouistes et chrétiennes, sont régulièrement persécutées ; dans les années 90, le royaume a d’ailleurs expulsé une minorité ethnique d’origine népalaise. Et pour qui voudrait se mêler des affaires du Bhoutan, sachez que les ONG qui travaillent sur les droits humains y sont ainsi interdites. Plus anecdotique, l’interdiction de la cigarette depuis 1999 est emblématique du contrôle que le pouvoir continue d’exercer sur sa population. 

Robert Dompner qui se rend très régulièrement au Bhoutan nous fait part des dernières évolutions de la politique touristique : « la taxe journalière, qui comprend absolument tous les frais de séjour, est passée de 250 dollars par jour à 300 à 400 dollars, dont une grande partie revient à l’État, sous forme de taxe ». Le gouvernement souhaitait-il ainsi limiter le tourisme ? Ou tirer plus grand profit encore des touristes fortunés ? « C’est un mauvais calcul car le tourisme a baissé drastiquement avec des conséquences dramatiques sur le secteur au niveau local », analyse le spécialiste « beaucoup de jeunes ont décidé de partir, en Australie ou aux États-Unis pour espérer une vie meilleure ». Les prochaines élections législatives en octobre 2023, rebattront peut-être les cartes.

Le paradoxe du voyageur

Finalement, ni le Costa Rica, ni le Bhoutan n’ont trouvé le modèle parfait à un tourisme qui serait vertueux en tous points. Mais ces exemples ont la vertu de questionner notre rapport au voyage dans un contexte où la crise climatique nous presse de changer nos habitudes.

Car c’est un paradoxe intrigant que vit le voyageur : il veut découvrir d’autres paysages, d’autres cultures en même temps qu’il participe à leur progressive disparition, une contradiction à laquelle a bien du mal à répondre le Costa Rica malgré sa politique écotouristique.

La solution serait-elle alors du côté du Bhoutan, qui assume un contrôle drastique de son flux de touristes, une manière de conserver le plus intact possible des cultures séculaires ainsi que ses paysages ? Cette stratégie n’est pas sans faire écho au concept de « sobriété » qui remet en question notre modèle de consommation excessif et de croissance économique illimitée. Voyager moins mais voyager mieux, voilà peut-être une partie de la solution.


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Photo : Fabio Fistarol – Unsplash