L’impact des écrans sur les tout-petits
par Caroline Circlaeys
12 juin 2023

À la maison, dans la rue et même à l’école maternelle : les écrans sont partout et atterrissent souvent devant les yeux des moins de 3 ans. En France, en 2021, on estimait déjà que les enfants de 0 à 2 ans regardaient les écrans 3h par jour et 3h30 entre 3 et 6 ans (Ipsos).

Or le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel ainsi que les instances de santé publique préconisent d’éviter les écrans avant l’âge de 3 ans, comme indiqué dans le carnet de santé de l’enfant. 

À l’heure où la parentalité numérique est un phénomène de société, le véritable impact des écrans sur le développement cognitif et moteur des tout-petits n’est pas expliqué. 

Les professionnels de santé du collectif CoSE « surexpositionecrans.fr » tire la sonnette d’alarme sur les dangers des écrans : retard du langage, trouble du sommeil, problème de concentration, dépendance…

Dr Sylvie Dieu Osika, membre fondatrice du collectif et pédiatre, en a fait son combat notamment en créant une consultation « surexposition écrans » pour les enfants. Elle nous fait part de la préoccupante réalité de terrain et propose un mode d’emploi aux parents.

Genèse du collectif CoSE

Bien avant la publication de son livre : « Les écrans : 10 clés pour les utiliser en famille de manière raisonnée », le Dr Dieu Osika s’est rendu compte que les parents étaient déboussolés. 

« Tout ce qu’on a pu voir dans notre clinique a fait que l’on sentait bien qu’il fallait une prévention et des informations claires à donner aux parents étant donné tous les messages contradictoires qu’ils pouvaient entendre ».

Depuis 2017, le collectif CoSE sensibilise les parents en communiquant auprès des médias et échange avec le monde médical. 

Leur site met ainsi à disposition une mine d’informations pour les familles et les professionnels de santé : témoignages de parents touchés par le problème, articles de presse et études scientifiques.

Une consultation « surexposition écrans » à l’hôpital

Dr Dieu Osika revient sur sa prise de conscience : « Il y avait plein d’enfants que je voyais qui avait des troubles que je ne comprenais pas. »

Une discussion avec Sabine Duflo, psychologue familiale, auteure du livre « Quand les écrans deviennent neurotoxiques », lui alors a mis la puce à l’oreille, en lui suggérant de demander aux parents, si ces enfants étaient exposés aux écrans.

« Ce que je ne faisais pas avant car dans mes études je n’ai jamais appris ça. Je me suis alors rendu compte que ces troubles pouvaient, mais pas toujours, être liés à une utilisation inadaptée des écrans. Et en interrogeant ces parents, j’ai compris qu’ils donnaient les écrans depuis très tôt. »

En 2019, la pédiatre parvient à lancer la consultation « surexposition écrans » à l’hôpital Jean Verdier APHP en Seine Saint Denis.

« Les enfants que je vois ont entre 2 et 4 ans et ce sont des petits garçons dans 90 % des cas. Ne me demandez pas pourquoi, je ne sais pas. Quand ça intéressera les chercheurs peut-être qu’on saura ?

Ils sont exposés aux écrans depuis l’âge de 3, 6, 9 ou 12 mois.  Cela commence à une heure puis deux heures puis trois heures et au bout du compte à 12, 15 ou 18 mois, ils sont à six, sept voire huit heures d’écran par jour. » 

Une mère témoigne sur CoSE : « Ma petite fille âgée de 3 ans a été affectée par l’écholalie, elle répétait ce qu’elle entendait sur les écrans (…) depuis l’âge d’un an (…) C’était durant la période du COVID (…) je lui ai laissé les écrans sans me rendre compte que c’était très mauvais pour elle. » 

Le désert français des études scientifiques

En France, une étude menée par l’ELFE entre 2013 et 2017 sur 18 000 enfants nés en 2011 est la seule référence nationale récente concernant l’exposition quotidienne aux écrans : « après pondération des données, le temps d’écran quotidien était en moyenne de 56 min à 2 ans et 1h20 à 3 ans ». Le temps d’usage des smartphones n’est cependant pas pris en compte car « peu répandus lors de la conception de l’étude. » (Elfe).

« Les résultats arrivent 10 ans plus tard et ils nous disent que déjà avec la télévision, le peu que les enfants regardaient à l’époque, ça n’allait déjà pas. Il n’y a pas d’études françaises récentes, ça n’intéresse pas. Il n’y a pas de moyen mis dans ce sens-là. » déplore le Dr Dieu Osika.

« Par contre, la bibliographie internationale est extrêmement fournie parce que les Américains, les Canadiens, les Chinois, les Japonais et les Australiens travaillent sur le sujet depuis 10 ans. » 

Une étude canadienne publiée en 2018 souligne que deux heures d’écran par jour diminueraient les capacités intellectuelles des enfants. Les chercheurs ont pris en compte 4 520 enfants entre 8 à 11 ans, des âges où le langage est déjà acquis. 

Dans son dernier livre, le Dr Dieu Osika démontre l’impact nocif sur des enfants qui n’ont pas encore eu le temps d’apprendre à parler. Selon une étude américaine de 2013 « on sait que les enfants de moins de 12 mois exposés à 2 heures par jour à la télévision ont un retard de langage ». 

L’enfant « en devenir »

La pédiatre met en avant la notion de « temps volé ». Le jeu et l’exploration doivent être au cœur de la journée d’un enfant de moins de 3 ans afin de lui permettre d’acquérir la motricité fine, de développer le langage et ainsi grandir. Le temps passé à regarder des dessins animés à cet âge empiète sur le temps consacré à la découverte du monde réel qui l’entoure.

Chaque semaine depuis 2019, de jeunes patients avec des symptômes préoccupants affluent à sa consultation. Ils sont envoyés par des médecins ou des psychologues de PMI (Protection Maternelle et Infantile) mais surtout par leurs parents inquiets de leur état. 

Les jeunes patients présentent un retard de langage ou plutôt une absence de langage : « À 3 et 4 ans, ils ne disent même pas « papa », « maman ». Parfois, ils font du « youtubelish » : ils comptent ou récitent l’alphabet en anglais. Comme ils ont entendu pendant des milliers d’heures la même chose, ils répètent sans comprendre ce qu’ils disent. On est en train de former des perroquets. »

Souvent, on retrouve également des troubles du sommeil car ils ne s’endorment qu’avec les écrans. Ils ont des difficultés à gérer leurs émotions et rentrent dans des crises de frustration si on leur prend la tablette des mains.

Le processus d’auto-apaisement est nécessaire à la future socialisation de l’enfant :« Si entre 18 mois et 3 ans, on n’a pas appris à se calmer avec soi-même et l’aide de l’adulte bienveillant à côté, on aura des difficultés à attendre son tour ou encore à accepter qu’on ne gagne pas toujours. »

Les parents ont aussi parfois recours aux écrans pour nourrir leur bébé, ce qui peut causer des troubles de l’alimentation car « manger ce n’est pas seulement ouvrir la bouche, manger c’est d’abord toucher, regarder, sentir et manipuler. Or si l’écran est là et bien il fait l’écran à toute cette exploration. ».

Pour aider ces enfants, l’équipe médicale de l’hôpital Jean Verdier préconise le sevrage : « Si les parents arrêtent les écrans, s’ils jouent avec leur enfant, s’ils les emmènent jouer dehors, oui ça marche. »

Cette solution a prouvé son efficacité : « D’un handicap qui s’était installé, je vois des enfants qui reprennent l’apprentissage là où il s’était arrêté. Plusieurs mois plus tard, un vrai langage commence à s’installer parce que le langage ça prend du temps et il faut passer par le jeu et les échanges avec les adultes. »

Une mère témoigne des bienfaits de l’arrêt total des écrans sur CoSE. « Nous en sommes aujourd’hui à 6 semaines (…) et nous commençons à avoir des résultats. Notre fils nous regarde dans les yeux. »

Le manque de soutien aux parents face à l’addiction aux écrans

« 1 parent sur 2 ne se sent pas suffisamment accompagné pour réguler la consommation des écrans par ses enfants » (Ipsos, 2021).

Selon la pédiatre, il faudrait que la société aide ces parents : « j’essaye de leur trouver une place en crèche… On pleure pour en avoir. Les haltes garderies, il n’y en a pas assez, les lieux d’accueil parents-enfants ferment. Il y a un manque de moyen. »

L’étude Elfe fait remonter le problème socio-économique sous-jacent : « Les temps d’écran étaient plus élevés chez les familles ayant des origines immigrées, ou un niveau d’études de la mère faible. Des disparités régionales étaient aussi observées. »  

« Je le précise : ce n’est pas de la faute des parents ». Le Dr Dieu Osika appelle les médias, les professionnels de santé et la société à informer les parents sur la nocivité des écrans mais également des méfaits de la « captologie », une science peu connue de tous et pourtant présente dans le monde digital auquel les parents et les enfants, échappent difficilement.

Aussi appelée « technologie persuasive », ce concept créé par le chercheur BJ Fogg dans les années 90 et développé par le « Stanford Behavior Design Lab » étudie les façons dont les ordinateurs peuvent influencer le comportement des utilisateurs. L’Université de Stanford a incorporé la dimension éthique à ses recherches afin d’encourager des pratiques bienveillantes favorisant le changement positif. Cependant, les plateformes de contenus basées sur une logique marketing ont souvent recours à ces méthodes pour capter l’attention de ses usagers. 

Les êtres vulnérables que sont les enfants peuvent ainsi se retrouver exposés dès leur plus jeune âge à du contenu addictif. « Beaucoup de messages ont été équivoques sur ces dernières années. Plusieurs experts ont dit ouvertement que les écrans pouvaient être pédagogiques. » dénonce le Dr Dieu Osika.

Tout ce qu’on a pu voir dans notre clinique a fait que l’on sentait bien qu’il fallait une prévention et des informations claires à donner aux parents étant donné tous les messages contradictoires qu’ils pouvaient entendre.

Dr Sylvie Dieu Osika

Georgette L. Troseth a démontré le déficit de transfert : la difficulté de l’enfant à faire le lien entre la 2D sur l’écran et la 3D, la réalité. 

Un adulte dissimule un objet dans une pièce. Deux groupes d’enfants de deux ans voient cette action. Le premier regarde l’adulte faire directement par la fenêtre tandis que le second groupe est devant une vidéo de cette même action filmée. Ensuite, on rassemble les enfants dans la pièce et seulement la moitié des enfants du groupe « écran » réussissent à retrouver l’objet dissimulé. 

Les résultats appuient que l’immaturité de l’attention et de la pensée symbolique du tout-petit ne lui permet pas de faire sens de ce qu’il a vu à l’écran dans le monde réel.

Cela remet en question la possibilité à ce jeune âge d’apprendre via les ordinateurs, les applications ou des programmes de télévision.

D’ailleurs, le collectif Lève les yeux milite pour repousser cette démultiplication des écrans au sein de l’enceinte scolaire. L’étude PISA du système éducatif de 72 pays montre que le niveau scolaire est le plus bas dans les pays où les outils numériques sont le plus utilisés. 

« On a parfois du mal à convaincre les directrices qui pensent que les enfants vont apprendre et ils n’apprennent encore une fois rien du tout sur les écrans avant 3 ans et même avant 6 ans. Dans les écoles, on n’a pas fait d’étude préalable avant pour savoir si on apprenait mieux sur un écran », déplore la pédiatre.

Écran : mode d’emploi

« Un enfant a besoin d’un parent disponible, qui joue avec lui. La deuxième chose c’est sortir : voir le monde extérieur. Si on le met dans la poussette et qu’on regarde son portable, on a raté quelque chose. » insiste le Docteur.

Depuis 2012, ces interruptions provoquées par les écrans lors de nos interactions personnelles ont un nom : la technoférence. Plusieurs spécialistes et chercheurs de la psychologie familiale, travaillent sur l’impact négatif de ces ruptures répétées dans la consolidation de notre relation parent-enfant. 

Laura Stockdale et Sarah Myruski ont par exemple montré qu’une mère interrompue par son smartphone alors qu’elle tient son bébé dans les bras provoquait du stress chez son petit, cherchant désespérément l’attention de sa figure d’attachement.

Une remise en question des habitudes numériques de chacun semble alors nécessaire à l’épanouissement de toute la famille.

Pour aider les familles, le collectif CoSE propose de télécharger une charte familiale au sujet des écrans à compléter et à accrocher chez soi.

En France, le Haut Conseil de la santé publique et l’Académie nationale de médecine déconseillent les écrans avant 3 ans. Le Dr Dieu Osika précise : « Moi, je dis : pas d’écran avant que le langage soit installé. Si l’enfant à 2 ans et demi, sait bien parler et qu’il est compréhensible par tous, il peut regarder un dessin animé. »

4 temps dans la journée sans écran : pas le matin, pas pendant les repas, pas dans la chambre de l’enfant et pas avant de se coucher. 

La règle des 4 pas

Elle explique qu’il faut limiter le temps, proposer du contenu adapté avec un début et une fin, et veiller à accompagner l’enfant pour faire le lien avec la réalité : « ce n’est jamais tout seul dans sa chambre. Par contre, si ça se passe mal quand on arrête l’écran, là attention. »

Regarder des photos de famille sur la tablette ou appeler ses proches en visio ne pose pas de problème car il s’agit d’un moment d’échange : « quand vous voyez votre grand-mère sur un écran ça ne va pas vous rendre « addict ». 

Il est préférable selon son expérience, d’éviter les écrans les jours d’école à tout âge. Ainsi les petits des fratries ne se retrouvent pas devant l’écran du plus grand.

La psychologue Sabine Duflo conseille elle d’adopter la règle des 4 pas, 4 temps dans la journée sans écran : pas le matin, pas pendant les repas, pas dans la chambre de l’enfant et pas avant de se coucher.

Une future politique de prévention

La députée Caroline Janvier, sensibilisée aux écueils du numérique, a réussi à faire adopter une loi le 8 mars 2023 à l’Assemblée nationale, qui luttera contre l’exposition précoce des enfants aux écrans.

Il y est question de fournir aux parents une plateforme numérique d’information comme jeprotegemonenfant.fr et de former les professionnels de santé, de la petite enfance et les enseignants de 1er degré. Les médecins exposeraient les risques des écrans lors des consultations obligatoires de suivi de l’enfant.

Une phrase sur les risques encourus par l’usage excessif de ces produits sur le développement psychomoteur, physique et cognitif des jeunes enfants pourrait être ajoutée, sur les emballages ou dans les messages publicitaires de chaque produit comportant un écran. Les programmes s’autoproclamant « éducatifs » seraient aussi soumis à une évaluation scientifique afin de leur apposer ou non un label certifiant.

En attendant la relecture de cette loi prometteuse au Sénat, le Dr Dieu Osika conclut : « On a donné des superbes voitures à tout le monde mais sans donner de permis de conduire ou de code de la route. On doit expliquer les risques, les avantages et il faut des règles » Selon elle, c’est seulement après avoir compris ces règles que l’on devrait utiliser les écrans.  


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Photo : Igor Starkov – Unsplash