Philosophie du vivant : le pouvoir des récits pour réinventer nos futurs
par Camille Mariau
31 mai 2023

Le rapport de synthèse du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) publié en mars 2023 fait état d’une situation d’extrême urgence. La Terre se consume à mesure que l’on consomme. Toutes les formes de vie sont menacées par le réchauffement climatique, la sixième extinction de masse a déjà commencé, les ressources naturelles s’amenuisent, les inégalités et injustices sociales atteignent des sommets, des millions d’humains n’ont pas accès à l’eau potable ou à une alimentation suffisante et nous en sommes les principaux responsables.

Dans ce contexte, les progrès technologiques et économiques ne suscitent plus autant d’enthousiasme qu’auparavant. De nombreux penseurs s’accordent à dire que nous sommes à la croisée des chemins, que c’est maintenant ou jamais, qu’il est temps de changer. L’idée d’une Histoire unique et définie est dépassée. Face à l’effondrement des futurs possibles, il devient urgent de construire de nouveaux récits pour imaginer un avenir plus durable et résilient. Mais par où commencer ? Comment notre imaginaire collectif s’est-il construit ? Comment l’élaboration de nouveaux récits peut nous aider à repenser notre rapport au monde pour un avenir plus juste et respectueux des vivants ?

La fabrique des imaginaires

Les récits et les fictions ont un pouvoir immense sur notre imaginaire collectif et influencent notre façon de percevoir le monde et notre vision de l’avenir. Ils inspirent des idées, des inventions et des mouvements sociaux et ont une capacité fantastique à initier et nourrir les changements de nos sociétés, particulièrement à une époque où des canaux si puissants facilitent la transmission de nos histoires.

À ce sujet, le professeur Yuval Noah Harari, auteur du très célèbre Sapiens, une brève histoire de l’humanité, met en avant les capacités incroyables de l’humain à coopérer non seulement en petit groupe, mais aussi -et c’est ce qui différencie l’humain des autres espèces animales- en groupes composés de centaines de millions de personnes. Par quel moyen ? À travers ce que l’auteur nomme “une toile de sens intersubjective” : un ensemble de croyances partagées qui n’existent que dans leur imagination commune et qui permettent à un groupe de personnes de coopérer efficacement. Autrement dit, des histoires, des récits. Pour lui, notre espèce utilise le langage pour créer des réalités totalement nouvelles. De tout temps, ce sont ces histoires qui ont permis aux sociétés de se souder autour de récits communs. Elles ont donné naissance au monde tel qu’on le connaît : nos États, nos lois, nos systèmes politiques, notre économie et nos monnaies, nos religions, etc.

Notre espèce utilise le langage pour créer des réalités totalement nouvelles. De tout temps, ce sont ces histoires qui ont permis aux sociétés de se souder autour de récits communs

Ces récits apportent des clés de lecture communes permettant d’interpréter le monde de la même manière, avec des normes et des valeurs communes. Que l’on soit 2 ou plusieurs millions. Certains récits, comme la Bible, la Torah ou le Coran, ont été les supports à la construction d’une très large majorité des sociétés sur le globe. Les fictions plus populaires ont elles aussi un pouvoir d’envergure : les humains seraient-ils allés sur la lune si Jules Vernes ne l’avait pas imaginé en 1865, dans son roman De la Terre à la Lune ? Auraient-ils eu l’idée du téléphone portable si la série Star Trek n’avait pas popularisé les “communicators” ? Assisterions-nous à des meetings politiques en hologramme si la science-fiction ne l’avait pas rêvé ? Le pouvoir des récits, l’influence des fictions sur nos sociétés est un sujet central et passionnant dont on ne parle finalement que trop peu. Nos vies, notre façon de percevoir le monde, notre imaginaire de l’avenir sont incroyablement influencés par les livres que nous lisons, les films que nous regardons, les publicités auxquelles nous sommes exposé·es.

La bataille des imaginaires

Les imaginaires concurrents se sont de tout temps affrontés, tant sur le plan idéologique que militaire, pour tenter d’imposer leur vision du monde à une partie de population la plus étendue possible. C’est ainsi qu’au 20e siècle, capitalisme, fascisme et communisme s’affrontent jusqu’à devenir le plus grand conflit armé de tous les temps.

Au-delà de cette guerre militaire et politique, les fictions se sont également entrechoquées et combattues, chaque camp utilisant différents médias pour diffuser sa propre fiction. Le cinéma entre dans la course et ouvre la voie à une guerre d’image, de laquelle les récits capitalistes et libéralistes sortent largement gagnants. Ils ont alors le champ libre pour diffuser leur propre lecture du monde sur tous les continents. Ce nouveau monde, il a fallu le rendre profondément désirable pour que les forces de création et de travail de centaine de millions d’occidentales et occidentaux se mettent au service de ce projet et lui permettent d’exister.

Propager aussi largement la pensée du consumérisme infini, soutenue par les films, les publicités et les livres, a permis au capitalisme de triompher sur le récit communiste en moins de 50 ans. Avant même de remporter la bataille politique, le capitalisme remporte la bataille des imaginaires. Dans le Petit manuel de résistance contemporaine, Cyril Dion évoque une étude réalisée par l’IFOP entre 1945 et 2004. À la question “Quelle est selon vous la nation qui a le plus contribué à la défaite de l’Allemagne en 1954 ?” 57% des interrogé·es ont répondu l’URSS et 20% les États-Unis en 1945. En 2004, les proportions se sont complètement inversées : 58% des sondés désignaient les États-Unis et 20% l’URSS.

Il ajoute que dans les faits, c’est la perception de 1945 qui est la plus proche de la réalité. Entre 9 et 12 millions de soldats russes sont morts pendant le conflit contre 415 000 soldats américains. En 2004, l’histoire que se racontent les sondés n’est pas l’Histoire, mais une histoire habilement construite et largement soutenue par la fabrique des imaginaires la plus puissante jamais créée par l’homme : Hollywood.

L’hégémonie du récit capitaliste

Avec la démocratisation de la philosophie des Lumières au 18e siècle, l’imaginaire majoritaire place l’homme, tout puissant, au centre du monde. Il est entouré par une nature devenue “environnement”, un simple décor destiné à être exploité à son unique profit, enterrant dans l’œuf le récit de l’espèce humaine comme faisant partie intégrante du tissu du vivant, à égalité avec les autres vivants non-humains (animaux, végétaux, etc.).

En se plaçant comme supérieur aux autres formes de vie, l’être humain nourrit un imaginaire niant que la Terre a des ressources limitées, ce qui va le mener tout droit à l’épuisement des ressources naturelles et à des déséquilibres écologiques majeurs. Siècle après siècle, le pillage de ces ressources va s’accélérer au nom du développement et le productivisme va se généraliser, justifié par l’idéal de croissance de l’activité économique.

Le capitalisme est un véritable défi pour l’imagination, dans la mesure où son hégémonie actuelle requiert de toute pensée opposée à son encontre l’invention d’une alternative fictionnelle, d’une autre manière radicalement différente de penser la société. Mark Fisher reprend ainsi la formule attribuée à Fredric Jameson et Slavoj Žižek – « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que celle du capitalisme » – et propose de nommer cette difficulté le réalisme capitaliste, notion désignant « l’idée généralement répandue que le capitalisme est non seulement le seul système viable, mais aussi qu’il est même impossible d’imaginer une alternative cohérente à celui-ci ».

Depuis sa création, le capitalisme ne trouve pas de récit opposé. Aujourd’hui, s’il détient le monopole de l’imaginaire, l’émergence de nombreux mouvements sociaux vient le fragiliser. L’imaginaire capitaliste, individualiste et ultra-libéral serait-il en train de se fissurer ?

Le pouvoir des récits pour réinventer nos sociétés

Les récits ont une puissance incroyable : ils peuvent influencer la façon dont nous pensons, ressentons et agissons. Ils peuvent également être utilisés pour susciter la prise de conscience et l’action. Les histoires de personnes qui luttent contre l’injustice peuvent inspirer les autres à agir de la même manière. Les récits de communautés qui ont réussi à surmonter des obstacles peuvent encourager les autres à travailler ensemble pour créer un changement positif.

Lors d’une interview pour le média Reporterre, Sandrine Roudaut, éditrice aux éditions La mer salée, raconte que “les fictions décrivant un monde dominé par la surveillance et la high-tech représentent la majorité des manuscrits que je reçois. Si l’on ne montre pas autre chose, on définit que le futur, de toute façon, sera comme ça.” Autour du même sujet, le professeur Jean Gabriel Garcia, spécialiste de l’intelligence artificielle, énonce que “pendant de très nombreuses années, la science-fiction s’inspirait de la science pour imaginer des scénarios. Aujourd’hui, on a une sorte d’inversion. C’est la science qui s’inspire de la science-fiction.” Et si le pouvoir de la fiction était utilisé pour changer la trajectoire mortifère que prennent nos sociétés plutôt que pour la nourrir ?

Les récits de communautés qui ont réussi à surmonter des obstacles peuvent encourager les autres à travailler ensemble pour créer un changement positif.

L’empreinte, les marques que laissent un livre peuvent être très profondes et impacter essentiellement et durablement les comportements. Dans le cas d’un séisme ou d’un effondrement du système financier par exemple, si une personne a lu des fictions mettant en scène des gens réagissant par l’entraide, le partage et instaurant des systèmes auto-résilients, il y a de grandes chances pour que le lecteur fasse la même chose si la même situation arrive dans la vie réelle. C’est une mémoire particulière car elle est fictionnelle, mais elle peut être plus forte et intense que la mémoire réelle personnelle. Le fait de vivre des événements proches de ceux lus et imaginés en livre va permettre au lecteur de s’y référer, de s’appuyer dessus. En une phrase, le philosophe Yves Citton résume parfaitement cette analyse : “la puissance des imaginaires, c’est de pré-scénariser des comportements”.

Fort heureusement, certaines fictions populaires participent déjà à diffuser de nouveaux récits. Par exemple, Avatar de James Cameron, met en avant l’importance de protéger l’environnement et de respecter les cultures et les modes de vie des peuples autochtones. Le documentaire Demain, de Mélanie Laurent et Cyril Dion, explore des solutions pratiques pour un futur durable, notamment des exemples de communautés locales qui ont réussi à développer des économies durables et respectueuses de l’environnement. Pour finir, le roman d’anticipation Ecotopia d’Ernest Callenbach, décrit la création d’une nouvelle société écologique et durable sur la côte ouest des États-Unis après que trois États décident de se séparer du reste du pays. La nouvelle société met l’accent sur la durabilité environnementale, la justice sociale et la coopération.

Il est donc plus que temps de définir les comportements que le monde a désespérément besoin de voir émerger et de créer puis diffuser des récits les mettant en scène. À ce titre, de nouveaux récits philosophiques fondateurs émergent et prennent de l’ampleur, créant l’espace pour appréhender notre monde différemment en se basant sur le respect de toutes les formes de vie.

L’émergence de nouveaux récits : la philosophie du vivant

Selon Baptiste Morizot, philosophe et auteur de Manières d’être vivant : enquêtes sur la vie à travers nous, ayant popularisé le concept du « vivant », « la crise écologique actuelle est une crise de nos relations au vivant ». Ce nouveau récit montre qu’on a été infiniment trop loin dans la rupture avec la nature : destruction massive des habitats naturels de milliers d’espèces pour construire des autoroutes ou des usines ; utilisation des ressources naturelles à un rythme bien supérieur à celui de leur renouvellement, menant à la diminution des réserves naturelles et à la perturbation des équilibres écologiques ; agriculture intensive à base de pesticides et d’engrais chimiques pour maximiser les rendements, provoquant la dégradation des sols et donc des écosystèmes ; bétonisation des milieux au nom du confort d’une seule espèce (la nôtre), etc. La liste est longue et montre qu’il est urgent de changer nos habitudes afin de préserver la biodiversité et de réduire notre impact sur l’environnement.

C’est tout l’enjeu de l’imaginaire du vivant, qui porte sur l’importance de repenser nos relations avec le reste du vivant (humain et non humain), sans opposer les intérêts des humains et ceux de la nature, et sans hiérarchiser ceux des humains entre eux. Quand les liens sont plus puissants, entremêlés plus solidement, l’empathie se développe pour le biotope (milieu hébergeant un ensemble de formes de vie : flore, faune, fonge, et micro-organismes) et alors, mécaniquement, on arrêterait de piller et on commencerait à respecter et vivre avec ce monde plutôt que contre lui.

Le concept de « vivant » vient s’opposer à la mort d’une large partie de la biodiversité qui prend la forme d’une sixième extinction. La philosophie du vivant prône, « une impulsion, sinon une pulsion de vie opposée à la pulsion de mort qui abîme les psychismes (écopsychologique), épuise les ressources humaines (burn-out) et naturelles (extractivisme), dans le mouvement morbide du nécrocapitalisme », analyse le philosophe Jean-Philippe Pierron.

C’est tout l’enjeu de l’imaginaire du vivant, qui porte sur l’importance de repenser nos relations avec le reste du vivant (humain et non humain), sans opposer les intérêts des humains et ceux de la nature, et sans hiérarchiser ceux des humains entre eux.

Un autre philosophe emblématique du mouvement, Philippe Descola, explique “qu’il ne s’agit pas de tenter de prêter aux plantes et aux animaux une intériorité similaire à celle des humains, comme dans l’animisme, mais de reconnaître à la fois leur familiarité et leurs différences.” Ce récit permet de sortir du dualisme nature et culture. D’un côté, la nature sort de son rôle de simple décor, de réservoir de richesses que l’on peut piller à volonté. De l’autre, les « non-humains » (plantes, animaux, fleuves, etc.) ne sont plus considérés comme des choses ou des objets, mais comme des êtres qui importent, et qui doivent être mieux pris en compte par le politique comme par le droit.

Pour éviter de retomber dans les travers d’un unique récit dominant, les porteurs du concept sont unanimes : la philosophie du vivant ne vise pas à investir tout l’espace en empêchant l’émergence de nouveaux récits, mais à enrichir et pluraliser le paysage conceptuel et l’arsenal des idées. Il sert à multiplier les approches, pour lutter contre les limites de l’hégémonie culturelle. Il n’a donc pas pour vocation de recréer un nouveau monopole à la place du récit productiviste ultra-libéral, mais de nous donner de l’espace, et des outils pour penser et agir différemment.

Longtemps décriées, jugées naïves et utopistes, ces idées prônant le respect de toutes les formes de vie sur Terre ne sont-elles finalement pas les plus sensées, les plus rationnelles ? La vraie utopie n’est-elle pas de continuer à croire que le monde tel que nous le connaissons peut continuer éternellement sa course folle, alors qu’il est déjà à bout de souffle ? Participer à la création de nouveaux récits paraît être un excellent moyen de lutter pour la création de mondes plus justes, résilients et désirables. Après tout, il semble logique de savoir où on souhaite aller avant de se mettre en chemin.


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