Hébergement des réfugié·es : quand la solidarité pallie les insuffisances du système d’accueil
par Charlène Salomé
18 janvier 2024

Alors que la crise de l’accueil s’intensifie en France, et plus généralement partout au sein de l’Union européenne, des initiatives citoyennes et associations s’organisent pour proposer un accueil digne de ce nom aux centaines de milliers de demandeur·euses d’asile qui franchissent chaque année les frontières d’une Union de plus en plus cloisonnée. L’idée : offrir un toit mais aussi un foyer à celles et ceux qui voient leur parcours trop souvent anonymisé et invisibilisé par les discours anti-immigration, qui influencent la politique migratoire européenne.

Dans le film Ma France à moi, sorti le 20 décembre, France, une Parisienne à la retraite, campée par Fanny Ardant, décide d’accueillir chez elle un réfugié afghan. Ce récit porté par Benoît Cohen est l’histoire vraie de sa propre mère, dont il avait déjà tiré un roman, Mohammad, ma mère et moi, paru aux éditions Flammarion en 2018. Une expérience facilitée à l’époque par J’accueille, le réseau d’accueil de personnes réfugiées chez des particuliers, lancé par l’association SINGA. Depuis 2015, et ce que l’on nomme désormais communément le début de la crise migratoire, plusieurs initiatives de ce type ont vu le jour partout en Europe, souvent portées par des mouvements citoyens spontanés. 

La crise du dispositif national d’accueil

Depuis la hausse des arrivées en 2015-2016, les pays européens peinent à offrir des conditions d’accueil dignes aux demandeur·euses d’asile. Plusieurs associations observent même une tendance à restreindre les services fournis. Pourtant, la directive européenne « Accueil » statue que les conditions matérielles d’accueil (CMA) doivent assurer aux demandeurs et demandeuses d’asile « un niveau de vie adéquat qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale ». Ainsi, en principe, les CMA doivent permettre aux personnes demandant l’asile en France d’obtenir une domiciliation, un hébergement et une allocation durant toute la durée de l’examen de leur demande. Dans les faits, beaucoup de demandeur·euses d’asile se voient privé·es d’hébergement et d’aide financière, les exposant à une grande précarité. 

Il y avait 142 940 demandeurs et demandeuses d’asile enregistré·es en France au 31 décembre 2022. Il s’agit donc du nombre maximum de personnes pouvant solliciter le dispositif national d’accueil et prétendre à l’hébergement dans un lieu dédié, notamment en Centres d’Accueil pour Demandeurs d’Asile (CADA) ou Hébergements d’Urgence pour Demandeurs d’Asile (HUDA). Or, seul·es 100 579 d’entre elles et eux (soit 70 %) percevaient l’Allocation pour Demandeurs d’Asile (ADA) et donc étaient éligibles aux conditions matérielles d’accueil à cette date. Les autres ne bénéficiaient ainsi d’aucune aide matérielle. Et sur ces 100 579 individus éligibles, tous n’ont pas trouvé de place en centres d’accueil ou hébergements d’urgence, qui logent aussi déboutés et personnes ayant obtenu leur statut de réfugié et qui sont toujours en attente d’autres solutions d’hébergement. En effet, selon le rapport annuel de performances 2022 Immigration, asile et intégration, 58 % des personnes demandeuses d’asile bénéficiaires des CMA, soit près de 60 000 personnes, étaient effectivement hébergées dans le cadre du dispositif national d’accueil.

Face à cette situation, l’ONU n’hésite pas à pointer les carences du système français. Dans ses observations finales, en date de décembre 2022, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale des Nations unies se dit « préoccupé par les insuffisances du dispositif national d’accueil des demandeurs d’asile, notamment concernant les difficultés pour accéder à des lieux d’hébergement et les mauvaises conditions de ceux-ci ».

L’Union européenne dans son ensemble fait face à une hausse de la demande d’asile, ses pays membres ayant enregistré 962 160 demandeurs·euses d’asile, son plus haut niveau depuis 2016. Si la Directive européenne « accueil », adoptée en 2013, oblige les États membres à garantir un niveau de vie digne et vise à harmoniser les conditions d’accueil dans tous les États membres, elle n’est pas contraignante et laisse à chaque État membre le soin de définir ses propres conditions matérielles d’accueil.

Une fois le statut de réfugié ou de protection subsidiaire accordé, trouver un logement n’est pas forcément plus facile. En 2022, 56 276 personnes ont bénéficié d’un statut de protection, selon l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (OFPRA). Si elles ont déjà bénéficié d’un hébergement dans le cadre du DNA, elles peuvent être redirigées vers un Centre Provisoire d’Hébergement (CPH), géré par l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII). Ils sont spécifiquement dédiés à l’accueil des Bénéficiaires de la Protection Internationale (BPI). Selon l’OFII, au 31 décembre 2022, le dispositif CPH était composé de 154 centres pour un total de 9 802 places. Les personnes demandeuses d’asile peuvent également prétendre à un logement social, à une place dans un foyer de jeunes travailleur·euses ou s’orienter vers le parc de logements privés. Mais pour ce faire, il faut avoir un emploi et justifier de revenus suffisants. Cette situation explique qu’un nombre croissant de réfugié·es soient présent·es en centres d’hébergement, normalement destinés aux demandeurs·euses d’asile, mettant ainsi en tension les structures du dispositif national d’accueil.

Cette tendance est loin de se limiter au seul cas français. L’Union européenne dans son ensemble fait face à une hausse de la demande d’asile, ses pays membres ayant enregistré 962 160 demandeurs·euses d’asile, son plus haut niveau depuis 2016. Si la Directive européenne « accueil », adoptée en 2013, oblige les États membres à garantir un niveau de vie digne et vise à harmoniser les conditions d’accueil dans tous les États membres, elle n’est pas contraignante et laisse à chaque État membre le soin de définir ses propres conditions matérielles d’accueil. Les modalités d’hébergement ainsi que l’aide financière accordée aux personnes en demande d’asile varient d’un pays à l’autre, et d’un gouvernement à un autre. Et le manque d’hébergement entrave la dignité de l’accueil dans de nombreux pays européens. Dans son bulletin final, en date de mars 2023 et nommé « Asile et migration : progrès réalisés et défis qui restent à relever », la FRA, l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, observe que « des cas de demandeurs d’asile sans accès aux systèmes d’accueil et de sans-abri parmi les demandeurs sont apparus dans un nombre croissant d’États membres ». Elle cite notamment la France, la Belgique, l’Irlande, les Pays-Bas, l’Autriche, la Grèce, l’Espagne ou encore Chypre. 

Mouvements citoyens solidaires à travers l’Europe

Face à des conditions d’accueil de plus en plus détériorées, des mouvements citoyens solidaires s’organisent depuis 2015 afin de proposer un hébergement digne aux milliers de demandeurs et demandeuses d’asile, réfugié·es et personnes en transit qui dorment alors dans la rue. Le réseau Refugees Welcome se constitue dans de nombreux pays européen tels que l’Allemagne, l’Autriche, la Suède, l’Italie, l’Espagne, le Portugal ou encore la Pologne. Des réseaux de solidarité commencent à se tisser un peu partout en Europe, et sont à l’initiative souvent de citoyennes et citoyens, indigné·es par les politiques d’accueil qui se succèdent depuis 2015. C’est le cas notamment de la plateforme Réfugiés Bienvenus, lancée en 2015 par un groupe d’étudiant·es de la Sorbonne, révolté·es par les conditions de vie indignes et dégradantes des personnes exilées dormant dans les rues de Paris ou encore de l’association lyonnaise Terre d’Ancrages, qui a d’abord pris la forme d’un collectif citoyen. En Finlande, aussi, le réseau Kotimajoitusverkosto émerge suite à un mouvement populaire basé sur le volontariat et s’inscrit dans une mobilisation plus large de solidarité en faveur de l’asile. 

En Belgique, une poignée de citoyen·nes s’activent afin d’organiser l’hébergement des personnes en demande d’asile et exilées en transit qui ont trouvé refuge dans le parc Maximilien à Bruxelles et lancent ainsi un groupe Facebook en 2017. Parmi elles et eux, Anne-Catherine décide, avec son mari et leurs trois enfants, d’ouvrir sa maison de Louvain-la-Neuve à un petit groupe de Soudanais. Famille hébergeuse depuis six ans, elle a accueilli près de 1 000 personnes, souvent pour des séjours courts mais parfois beaucoup plus longs, « jusqu’à deux ans ». Cette décision est alors pour elle « un acte politique ». « J’étais très tracassée par la montée du fascisme en Belgique, et en Europe de manière générale, et les discours racistes de plus en plus décomplexés vis-à-vis des personnes en errance, assène-t-elle. Je cherchais à m’engager de manière forte, même si je n’étais pas militante à la base. Héberger en famille me semblait facile. » 

Comme Anne-Catherine, nombreuses sont les personnes qui s’engagent dans l’hébergement solidaire après une prise de conscience et parce qu’elles souhaitent mettre des visages sur des parcours souvent instrumentalisés. Sabine, chirurgienne-dentiste de profession, avait l’envie de s’« impliquer dans une cause humanitaire depuis longtemps ». Elle saute finalement le pas lorsque ses filles quittent le foyer et se tourne vers l’association francilienne Réfugiés Bienvenue. Depuis 2020, Sabine a hébergé 4 personnes engagées dans la procédure de demande d’asile. Pour Pia, qui vit dans un village de 2 000 habitant·es à une centaine de kilomètres d’Helsinki, « si tu as de la place et que tu as envie de partager avec autrui, il faut se lancer ». Elle et son mari y pensent depuis 2015, mais c’est le conflit ukrainien qui les convainc de passer à l’action et de contacter l’association Kotimajoitusverkosto, qui les met alors en relation avec une famille ukrainienne. La Finlande a enregistré un nombre record de demandeurs d’asile après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, dépassant le record de 2015, avec 37 000 demandes d’asile provenant d’ukrainien·nes, enregistrées en août 2022

Parmi ces initiatives, certaines sont très encadrées avec la délivrance d’un contrat qui lie hébergeur et hébergé pendant une durée minimum d’un mois comme chez Réfugiés Bienvenue ou encore l’association hollandaise Takecarebnb et d’autres beaucoup plus informelles comme la plateforme citoyenne belge. 

Réfugié·e ou demandeur·euse d’asile ? Des alternatives d’accueil inconditionnel

Leurs politiques d’accueil aussi diffèrent. Si certaines ont choisi de se concentrer sur l’hébergement des personnes ayant obtenu un statut de protection, d’autres prônent l’accueil inconditionnel, à l’image de Terre d’Ancrages. Serge, trésorier de l’association et hébergeur depuis 2018 explique l’état d’esprit de l’association : « On accueille tout le monde, sans date limite. Parmi les personnes hébergées, certaines sont des réfugiées, d’autres des demandeurs d’asile mais aussi parfois des gens qui ont perdu la bataille de la demande d’asile et ont été recalés par l’OFPRA ». Pour ce statisticien à l’Insee, déjà bénévole dans le passé au Secours Catholique, accueillir des personnes en errance est « un mode de vie particulier [qu’il a] totalement adopté ». Il a déjà hébergé sept personnes via le « système des boucles d’hébergement », qui « consiste en une rotation sur deux ou trois foyers de la personne hébergée ». 

« Il y a une immense solitude vécue par les demandeurs d’asile. Dans un centre d’accueil, on peut passer trois ans sans être vu. L’hébergement solidaire offre ce regard, qui fait tellement défaut. »

Anne-Catherine, membre d’une association d’hébergement solidaire en Belgique

La plateforme citoyenne d’hébergement belge partage cette vision d’accueil inconditionnel. Depuis septembre 2021, le système d’accueil des personnes en demande d’asile est saturé en Belgique, ce qui a poussé le gouvernement à officiellement acter la suspension temporaire de l’accueil des hommes seuls, une annonce controversée et contraire au droit européen. Par ailleurs, les tribunaux belges ont condamné l’État à plus de 8 000 reprises pour avoir manqué à ses obligations d’accueil, selon le rapport AIDA sur la Belgique. Anne-Catherine, qui assure également la coordination des antennes régionales de l’association, explique que la plateforme a dû « s’ouvrir à des publics qu’elle n’accueillait pas auparavant ». « Le délai de prise en charge des demandeurs d’asile par Fedasil [l’Agence fédérale pour l’accueil des demandeur·euses d’asile] s’est allongé, et est aujourd’hui de 4 à 5 mois », regrette-t-elle. 

Asal, Iranienne arrivée en France en janvier 2020, dort dans la rue « depuis quinze nuits » lorsqu’elle rencontre Sabine, par l’intermédiaire de l’organisation Réfugiés Bienvenue, qu’un ami, Iranien aussi, rencontré en cours de Français à la Sorbonne lui conseille. « Au début, Sabine était hésitante du fait que je n’étais pas réfugiée », explique Asal, dans un français parfait, ponctué d’un accent discret. Asal essuie deux avis négatifs avant d’obtenir le précieux sésame de l’OFPRA en juillet 2022. Finalement, elle emménage chez Sabine au mois d’octobre 2020, en plein confinement. Elles vivront ensemble pendant un an avant qu’Asal ne décide, à contrecoeur, de se rapprocher du centre de Paris pour se rapprocher de l’École des Arts décoratifs de Paris, où elle vient d’être acceptée en formation Design textile et matière. « Je ne voulais pas quitter Sabine. Elle et ses filles sont devenues ma famille en France », confie-t-elle.

Aider et s’ouvrir sur le monde

Pour les populations en exil qui trouvent un hébergement chez des locaux, le nouveau foyer est la possibilité d’un espace à soi après des mois, voire des années, d’errance. Marina et sa famille ont fui l’Ukraine et sont arrivées en Finlande il y a quatre mois. Avant d’emménager chez Pia, « nous avons vécu dans un centre d’accueil pour réfugiés pendant environ trois semaines. Puis, nous avons été envoyés dans une autre ville, où nous avons vécu à neuf dans un appartement », explique-t-elle. En plus de leur offrir un toit, Pia et son mari sont « un grand soutien » pour Marina et sa famille. « Ils m’aident à communiquer avec les Finlandais qui ne parlent pas bien anglais, mais aussi aident mes deux garçons avec leurs devoirs », confie-t-elle. Pour Pia, ce genre d’expériences est porteur d’apprentissages, notamment celui de la confiance. « Accueillir des inconnus chez soi, c’est un bon moyen  d’apprendre à faire confiance », reconnaît-elle. Elle et son mari ont déjà accueilli deux familles dans leur maison, en partie parce qu’ils aiment « recevoir et partager ». 

À Lyon, Serge fait aussi part d’un « goût pour l’altérité et les rencontres ». Ce « célibataire endurci », comme il se définit, aime « la présence amicale » et « les moments complices » que lui apportent ces cohabitations. Pour Robert, hébergeur via la plateforme néerlandaise Takecarebnb, « ces colocations », comme il les appelle, lui permettent « d’ajouter une couche supplémentaire d’échange à l’aide apportée ». « Je suis un grand fan de ce concept et j’ai l’impression d’obtenir tellement en retour, avoue-t-il. Apprendre de nos cultures réciproques est tellement enrichissant ». Comme Robert, Anne-Catherine est convaincue de la nécessité de l’hébergement solidaire en famille. En plus de pallier les manques structurels du système d’accueil fédéral de manière forte et engagée, « il est une rencontre réciproque ». « C’est bien plus qu’un toit, il offre la possibilité d’être vu et d’avoir une place dans une communauté », défend-elle avant de poursuivre : « Il y a une immense solitude vécue par les demandeurs d’asile. Dans un centre d’accueil, on peut passer trois ans sans être vu. L’hébergement solidaire offre ce regard, qui fait tellement défaut. »

C’est dans cette rencontre que l’engagement prend tout son sens. Après avoir accueilli un premier Iranien, Sabine décide d’héberger trois autres personnes successivement, dont deux en même temps, « des rencontres incroyables ». La rencontre la plus forte est celle avec Asal : « Elle fait partie de la famille et elle appelle ma mère mamie. Je suis devenue sa maman de substitution », confie Sabine. Un sentiment que partage Asal : « Rencontrer Sabine et sa famille était un miracle. J’ai maintenant une grand-mère et trois sœurs adorables, qui m’ont toutes adoptée comme une nouvelle membre de la famille ». Ces systèmes d’hébergement citoyen offrent des espaces solidaires à des populations vulnérables et isolées. « Ce sont des chaînes de solidarité invisibles qui me rassurent un peu sur l’avenir du monde », conclut Anne-Catherine. 


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